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L’entrée de la cuisine dans la sphère télévisuelle

II- Comment sont reçues les émissions ?

Pour mieux comprendre les modalités de la réception des émissions de Raymond Oliver, il convient de s’interroger sur la nature de l’intérêt que les téléspectateurs leur accordaient, ce qui nous permettra d’envisager cette question : pourquoi regarder une émission de recettes ?

La réponse la plus évidente semblerait être que les émissions, au même titre que les livres de recettes, permettent d’enrichir le savoir culinaire des téléspectateurs et offrent la possibilité de reproduire les recettes qui y sont présentées13. Comme le montre Isabelle Garabuau-Moussaoui, l’imitation a, dès l’enfance, une place fondamentale dans l’apprentissage de la cuisine14

: le plaisir pris à reproduire des gestes, sur le mode ludique, ne disparaît sans doute pas à l’âge adulte. Selon Jean-Claude Kaufmann, suivre une recette permet à celui qui cuisine de rompre avec sa façon ordinaire de cuisiner. Soumettre sa pratique à un cadre imposé offre la possibilité de calquer son expérience de la cuisine sur celle que propose la recette, et donc d’abandonner ses propres automatismes de cuisinier. En somme, « plus le chef obéit docilement, plus il entre dans un monde culinaire inconnu, plus il s’approprie ce qui va lui permettre de produire une rupture de l’ordinaire15

». Puisque « l’expérience des autres […] nous permet de nous inventer différents16 », on peut penser que l’intérêt particulier que le public pouvait avoir pour les recettes de l’émission provenait du fait qu’elles étaient présentées par un chef cuisinier. En les reproduisant chez eux, la ménagère ou le chef de famille donnaient à leur cuisine une qualité distinctive qui rapproche leur rôle de celui d’un chef, d’où un probable sentiment de satisfaction à l’idée de réussir un plat aussi bien qu’un professionnel. Le cuisinier amateur devient chef le temps de la préparation d’un plat.

Il est cependant difficile de savoir si le public de l’émission reproduisait les recettes qui y étaient présentées. Les critiques courantes selon lesquelles les recettes du programme n’étaient pas adaptées à une pratique ménagère de la cuisine sont sans doute révélatrices des obstacles qui s’opposaient à la mise en pratique des plats proposés par Raymond Oliver. Il ne faut toutefois pas en conclure l’absence d’impact de l’émission sur les pratiques culinaires de son public. Si les

13

Ainsi Raymond Oliver affirme-t-il en 1984 : « des générations ont appris à faire la cuisine avec moi ». « Cinquante ans derrière les fourneaux », Télé 7 jours, n°1279, 1er décembre 1984, p. 32.

14 Isabelle Garabuau-Moussaoui, Cuisine et indépendances, jeunesse et alimentation, Paris, L’Harmattan, 2002, p.

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15 Jean-Claude Kaufmann, Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 244. 16 Ibid.

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recettes ne sont pas intégralement reproduites par les téléspectateurs, nombre de techniques et de pratiques ont pu être intégrées au répertoire culinaire du public. Le chef a en effet porté à la connaissance du public des ustensiles caractéristiques de la cuisine professionnelle : dès 1955, il déclarait : « Vous savez ce qu’est une mandoline maintenant puisque plusieurs fois j’ai eu l’occasion de m’en servir17

». De même, la familiarité développée par les téléspectateurs à l’égard de la cuisine de Raymond Oliver a dû avoir un effet direct sur leurs pratiques. En 1966, le chef indique à l’antenne qu’il n’a plus besoin de montrer comment réaliser la béchamel car toutes les « téléspectatrices » savent désormais le faire. Dans la même émission, Catherine Langeais explique que l’utilisation d’un équipement relativement spécifique s’est répandue parmi le public de l’émission : « Depuis le temps que vous vous en servez de ce pinceau, je pense que toutes nos téléspectatrices fidèles ont acheté un pinceau18 ».

Ainsi se pose la question de savoir si l’émission de Raymond Oliver a pu être à l’origine d’un mouvement de démocratisation de la grande cuisine. Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck semblent faire cette hypothèse lorsqu’ils affirment que l’entreprise de « vulgarisation » menée par Raymond Oliver a conduit « la technique du cuisinier [à] pénétre[r] dans toutes les cuisines19 ». Il est indéniable que grâce à cette émission, les Français ont été confrontés à la vision inédite de pratiques culinaires qui ne sortaient pas des cuisines des restaurants où les chefs étaient confinés. De ce fait, l’émission a permis une double nouveauté dans les représentations : elle a fait connaître l’univers de la gastronomie à un public qui était peu proche de la haute cuisine20, et a donné à voir les plats du chef dans le versant de leur production, là où le restaurant n’offre au convive que le plat achevé. Anthony Rowley affirme ainsi : « Sortant la cuisine de son espacé réservé, la télévision brouille les repères installés depuis 1800. Elle se propose de livrer les secrets de la recette, comme du tour de main, au plus grand nombre et […] impose l’image, la parole et la prétendue démocratisation, dans un univers jadis secret21 ».

De ce fait, Raymond Oliver a fait l’objet de nombreuses critiques de la part des cuisiniers professionnels, qui lui ont reproché de trahir la grande cuisine par l’image qu’il en donnait. En présentant la cuisine professionnelle dans un cadre qui la rapproche de la cuisine domestique, il

17 « Pommes soufflées », Art et magie de la cuisine, 17/10/1955.

18 « Langue de bœuf la Villette en chausson », Art et magie de la cuisine, 13/05/1966. 19

Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table, en France, du Moyen-Age à nos jours, Paris, Delagrave, 2004, p. 117.

20 En cela, la télévision a suivi le « mouvement général d’intérêt pour la grande cuisine » qui a marqué les Trente

glorieuses. Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 189.

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est certain que Raymond Oliver en donnait une vision adaptée au public de la télévision. Pourtant, dans ses mémoires, le chef se défend d’avoir dénaturé la cuisine en la vulgarisant. Au contraire, il affirme avoir voulu « vulgariser sa noblesse22 », là où les grands chefs de son époque critiquaient l’association de la cuisine à un spectacle23

ainsi que le niveau des compétences culinaires que mobilisait Raymond Oliver à l’écran24

.

De fait, le rapport établi entre l’émission et son public ne doit pas nécessairement être envisagé d’un point de vue pédagogique : l’émission n’est pas seulement un moyen de transmission du savoir culinaire, elle est avant tout un spectacle. Le fait qu’il soit diffusé à une heure de grande écoute montre que le programme s’adressait à un public large, dont l’intérêt pour la cuisine n’était pas nécessairement majeur. La nature démonstrative qu’avait l’émission à ses débuts (chapitre 2) a entraîné une posture de réception sur le mode de l’admiration. Dans les trois lettres de téléspectateurs publiées dans Télé Magazine en 195625, la difficulté des recettes n’est pas regrettée car elle permet d’ « admirer » le chef et rend l’émission « agréable à regarder ». De même, un article de 1957 affirme : « Raymond Oliver a libéré l’art culinaire des frontières de la cuisine et en a fait l’un des meilleurs spectacles de la télé26

». Les attentes du public ne doivent donc pas être simplement abordées en termes d’enrichissement du savoir culinaire. La mise en scène par le média télévisuel fait naître un intérêt qui ne tient pas seulement au discours culinaire. Comme l’affirme Raymond Oliver, « le ʺdécoupageʺ des oignons ne dit rien à personne, il a fasciné les téléspectateurs27 ».

Comme l’affirme Philippe Gillet à propos des livres de cuisine, il faut considérer que les recettes ne sont pas seulement pas seulement des textes techniques à valeur de mode d’emploi, mais elles ont pour fonction d’inviter au rêve. De même que l’on a plaisir à posséder des livres contenant des recettes que l’on ne réalisera jamais ou que l’on collectionne un nombre de recettes que l’on n’aura jamais le temps de mettre à exécution, regarder une émission de recettes peut être « voué au rêve » d’une pratique de la cuisine qui s’affranchirait du répertoire culinaire

22 Raymond Oliver, Adieu fourneaux, Paris, Robert Laffont, collection « vécu », 1984, p. 296.

23 Un article de Télé 7 jours présente l’avis de plusieurs restaurateurs. Selon M. Laget, « La cuisine […] n’a rien de

commun avec le théâtre. Oliver devrait choisir : monter sur scène ou travailler avec une poêle à frire ». « Ces grands restaurateurs qui jugent Oliver », Télé 7 jours, n°136, 27 octobre 1962, p. 59-60.

24 Le patron du restaurant ʺChez Paulineʺ juge une des recettes présentées par le chef comme étant « une vraie

rigolade ». Ibid.

25

Télé Magazine, n°16, 12 février 1956, p. 11.

26 « La télé a donné un ʺchefʺ à deux millions de Français », Télé Magazine, n°90, 14 juillet 1957, p. 3. 27 Raymond Oliver, Adieu fourneaux, op. cit., p. 296.

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relativement répétitif de l’ordinaire quotidien28. On peut penser que cet aspect est d’autant plus marqué lorsque la pratique de la cuisine est liée à un contexte proprement fictionnel, comme c’est le cas dans Bon appétit : l’inscription de la recette dans une situation déterminée la lie à un genre de vie, et met à disposition du public un imaginaire qui dépasse l’aspect strictement culinaire du propos. Dans le cas du programme estival présenté par Raymond Oliver et Catherine Langeais, l’atmosphère idyllique de vacances que dépeint l’émission lie la réalisation des plats présentés à un contexte qui les valorise. De ce fait, reproduire la recette revient, en un sens, à vivre la situation et à se conformer aux valeurs à laquelle elle est associée. Sans adopter la perspective critique de Jean Capin, on retiendra ses propos pour souligner la capacité qu’a la télévision, parce qu’elle véhicule une image fictionnelle de la réalité quotidienne, à influencer l’imaginaire de son public29. La figuration d’une certaine manière de faire la cuisine a donc une influence, au-delà de l’aspect technique de la démonstration, sur les représentations du public liées à la pratique de cette activité.

Par ailleurs, l’attachement d’ordre affectif suscité par le duo formé par Raymond Oliver et Catherine Langeais permet également d’expliquer le succès de leurs émissions. Un article de

Télérama affirme en 1961 ainsi que « son personnage a certainement contribué à lui créer une

popularité30 », et un article de 1974 le désigne comme un « ami d’antan », caractérisé par une certaine « présence » qui en avait fait un « personnage » de la télévision31. Raymond Oliver lui- même affirme qu’il formait avec Catherine Langeais « un de ces couples célèbres que le public adopte et ne veut plus séparer32 ». L’atmosphère de sympathie et la vivacité des échanges entre les protagonistes permettent ainsi d’expliquer que le programme plaisait aux téléspectateurs.

Le vaste succès connu par les émissions de Raymond Oliver a donc plusieurs explications, et a sans doute largement contribué à la connaissance de la cuisine qu’avaient les Français, à une époque où les pratiques s’homogénéisaient à l’échelle nationale autour de l’adoption d’un modèle de cuisine urbain que les émissions incarnaient et ont contribué à valoriser et diffuser. L’entrée d’un chef cuisinier à la télévision s’est également traduite par la popularité sans précédent acquise par Raymond Oliver, devenu une véritable vedette de la télévision.

28

Philippe Gillet, Le goût et les mots. Littérature et gastronomie (XVIè-XXè siècles), Paris, Payot, 1993 (1987), p. 110.

29 Jean Capin, L'effet télévision, Paris, Grasset, 1980, p. 210. 30

Télérama, 7 mai 1961, p. 15.

31 « Les disparus de la télé », Télérama, n°1256, 9 février 1974, p. 8-9. 32 Raymond Oliver, Adieu fourneaux, op. cit., p. 296.

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