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Retour sur TF1 : la cuisine entré marché et divertissement

Vers une cuisine de la proximité

I- Michel Oliver, un chef amateur

3) Retour sur TF1 : la cuisine entré marché et divertissement

La popularité que connaissait Michel Oliver a toutefois, comme l’indique un article de

Télé 7 jours, « su aiguiser l’appétit des patrons de TF156 » qui ont proposé sur leur chaîne une nouvelle émission animée par Michel Oliver, à partir d’avril 1983. Intitulé Bonjour bon appétit, le programme se situe dans la continuité directe de son prédécesseur. Le réalisateur de l’émission, Jacques Cristobal, reste en effet inchangé, et Michel Oliver est toujours assisté de Jérôme Stern.

Bonjour bon appétit, diffusé tous les samedis à midi, a pour originalité de débuter par une

séquence de reportage tournée chez un commerçant57, afin de donner aux téléspectateurs des conseils d’achat concernant un produit. Le générique de l’émission met en scène l’univers du marché (Fig. 5-23) en mettant en valeur le rôle des commerçants (Fig. 5-24). L’image qui en est donnée apparaît quelque peu stéréotypée, correspondant bien à ce que Jean-Jacques Boutaud nomme « la néostalgie du marché58 ». Il est notable que le bulletin de presse de TF1 indique que le marché de Versailles, où ont été tournées les images, a été choisi car « on peut [l’]assimiler à

53 Michel Oliver, Le rire du chat qui pisse sur la braise, op. cit., p. 187. 54

C’est ce qu’affirme Michel Oliver lorsqu’il est interviewé par Philippe Vandel sur la station de radio France info le 10/10/2013 à 8h41.

55 Les chiffres auxquels nous nous référons sont ceux qui figurent sur le rapport EQ/83/42 produit par le CEO

(Centre d’études d’opinion) en juillet 1983, intitulé « Audience de la radio et de la télévision. 1976-1982 ». Archives de l’INA, Fonds Jacques Durand : les publics, « Audiences : évolutions 1949-1989 / SOFRES : Panel Radio-TV 1972-1973 ».

56 « Les ʺchefsʺ se mettent à table », Télé 7 jours, op. cit., p. 106. 57

A partir de septembre 1983, cette rubrique ne se trouve plus au début de l’émission, mais est insérée au milieu de la préparation de la recette. Ce glissement doit sans doute être vu comme un signe du faible intérêt qu’y portait le public.

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« Le marché garde une image rassurante, de tradition, de proximité, de rapport authentique entre les choses et les êtres ». Jean-Jacques Boutaud (dir.), Scènes Gourmandes. Rencontres BIAC 2005, Paris, Jean-Paul Rocher, 2006, p. 18.

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un marché de province, avec ses halles et ses petits maraîchers59 » : c’est donc un univers renvoyant à la proximité de la ruralité qui se trouve représenté. La mise en valeur des échanges entre les commerçants et leurs clients est cohérente avec « la fable d’un monde où règne la pure générosité et l’amitié généralisée60

» qui caractérise selon Jean-Pierre Sélic les représentations contemporaines du marché. La sympathie, mais aussi l’expertise, des commerçants se voient mis en avant dans le générique, qui se clôt sur l’image d’une scène réunissant les commerçants et Michel Oliver autour d’un verre de vin (Fig. 5-25).

L’entretien qu’accomplit Michel Oliver avec le vendeur (chocolatier, boucher, maraîcher…) du produit mis à l’honneur permet d’en présenter les propriétés et surtout de donner des conseils concernant sa qualité (saison, appellations, gammes…). Les liens personnels de confiance liant Michel Oliver aux commerçants à qui il rend visite, qu’il appelle par leur prénom, se voient soulignés par la posture adoptée (Fig. 5-26). Aussi, concernant le choix des poulets, Michel Oliver en vient à affirmer que les labels ne sont pas une garantie aussi fiable que la confiance que l’on peut accorder à son volailler. Les liens personnels entre le marchand et le client apparaissent donc comme une garantie de qualité, et l’émission valorise ainsi le petit commerce alors même que les grandes surfaces étaient le lieu de la grande majorité des achats alimentaires des Français61. Comme le montre Claudine Marenco, la fréquentation des marchés et des commerces spécialisés acquiert donc une valeur de distinction62 : recourir à des fournisseurs déterminés permet de placer sa pratique de la cuisine en rupture avec l’ordinaire, d’où le fait que cette pratique soit surtout concentrée le week-end.

La partie de l’émission consacrée à la préparation de la recette s’inscrit dans un dispositif très proche de l’émission précédente de Michel Oliver. Le nouveau décor (Fig. 5-27), qui associe une cuisine et une salle à manger, est composé de la même manière que celui de La vérité est au

fond de la marmite, tandis que l’exécution puis la dégustation de la recette se déroulent selon un

cadre général tout à fait analogue. Michel Oliver se voit accompagné d’un invité dont le statut change selon les semaines. Dans les premiers temps de la diffusion de l’émission, les invités étaient, en alternance – comme le précise le bulletin de presse qui présente l’émission –, Christian

59 « TF1 Hebdo », n°14, 2 avril 1983, p. VII. 60

Jean-Pierre Sélic, « Le commerce enchanté. Le marché ou l’expérience d’un sensible partagé », dans Jean-Jacques Boutaud (dir.), Scènes Gourmandes. Rencontres BIAC 2005, Paris, Jean-Paul Rocher, 2006, p. 37.

61 En 1982, 41,7% des achats alimentaires étaient effectués en hypermarché et supermarché, contre 7,6% au marché

et 28,9% en commerce spécialisé. Pascale Pynson, La France à table, Paris, La Découverte, 1987, p. 260.

62 Claudine Marenco, Manières de table, modèles de mœurs : 17ème-20ème siècle, Cachan, Editions de l’ENS Cachan, 1992, p. 211.

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Morin, Maurice Favières, « un grand chef » et « un téléspectateur qui a proposé sa recette63 ». Michel Oliver a indiqué être à la télévision pour vouloir « amuser » les gens, en proposant « un show télévisé qui a pour thème la cuisine64 ». C’est certainement pour cette raison que le panel d’invités évolue rapidement pour intégrer des célébrités, avant le changement de formule intervenu en octobre 1984 : « à partir de maintenant, toutes les semaines, à côté de moi, il y aura mes vedettes préférées, de la télévision et d’ailleurs » annonce Michel Oliver. Ce changement s’accompagne de la suppression du reportage consacré à la présentation d’un produit, ce qui signale le recul que connaît l’information culinaire au profit de la promotion des célébrités. Ainsi, lorsque Michel Oliver reçoit Yves Lecoq, de nombreux sketches d’imitation, avec costumes, se succèdent et relèguent la démonstration de la recette proposée à l’arrière-plan.

Aussi, Bonjour bon appétit – bien que les recettes fassent toujours l’objet d’un exposé complet – semble être orienté vers le format d’un magazine plus que d’une émission pratique, ce qui le distingue des émissions consacrées à des conseils de vie pratique (La maison de TF1 en 1983, Accroche-cœur en 1985) qui étaient déjà diffusées le samedi matin sur TF1 juste avant midi. Le programme relativement court (douze minutes) que Michel Oliver a présenté en compagnie de Michel Galabru à l’occasion des vacances de Noël 1983 accorde également une place importante à la conversation et compte davantage sur la verve de Michel Galabru que sur la présentation d’une recette pour séduire le public. Dans Deux gourmands disent, comme l’indique le bulletin de presse qui présente l’émission, « Michel Oliver et Michel Galabru évoque[nt] ensemble leurs souvenirs de gourmets, les histoires de gastronomie et de l’art de la table se rapportant à un village d’une région de France65

», avant de présenter une recette (Fig. 5-28). Dans un décor de salon confortable (Fig. 5-29), les deux amis reviennent sur leurs souvenirs communs liés aux spécialités qu’ils ont goûtées lors de voyages, ce qui donne lieu à des échanges animés. La dégustation des plats est également abondamment commentée, le plaisir qu’en tirent les deux gourmands donne lieu à d’enthousiastes louanges. Plus que culinaire, cette courte série de programmes affiche donc une ambition que l’on peut qualifier de gastronomique.

Bonjour bon appétit ne semble pas avoir rencontré de grand succès auprès du public. A la

fin de l’année 1983, l’émission connaissait une audience moyenne de 4,8%, alors que l’émission

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« TF1 Hebdo », n°14, 2 avril 1983, p. VII.

64 Ibid.

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concurrente sur Antenne 2 réunissait 6,5% des téléspectateurs66. C’est certainement pour cette raison que le format du programme a été transformé pour laisser place à des vedettes, mais l’on peut supposer qu’au moment de sa suppression en juin 1985, l’émission de Michel Oliver n’était plus très regardée, puisque son présentateur n’a pas assuré de nouveau rendez-vous à la télévision depuis lors.

Grâce à la télévision, Michel Oliver avait pourtant acquis une réelle popularité, et était une figure bien connue des Français. L’intéressé cite un sondage qui avait été publié dans le Magazine

Gault-Millau et qui le plaçait en tête des chefs les plus connus des Français (il était connu de 70%

des Français, contre 69% qui connaissaient Paul Bocuse)67. En plus d’une présence hebdomadaire à la télévision pendant sept ans, Michel Oliver a bénéficié d’une médiatisation par la presse de programmes : Télé 7 jours, qui lui consacre sa « une » en novembre 1980, publie chaque semaine la recette qu’il donne à la télévision. Il s’agit sans doute du premier cas dans lequel les médias (la radio puis, surtout, la télévision) ont porté à la célébrité, et donc à une certaine forme de reconnaissance auprès du grand public, un chef qui n’était pas d’abord reconnu au sein de sa profession. La notoriété de Michel Oliver tient davantage au fait même qu’il ait été médiatisé qu’à la reconnaissance d’un savoir-faire exceptionnel qui en ferait un éminent représentant de la grande cuisine. A l’inverse, le fait que Michel Oliver se soit fondu dans le rôle de l’animateur de télévision tel qu’il était alors défini a conduit à souligner ce qui le rapprochait de son public. Dans le premier recueil de recettes tirées de ses émissions qu’il publie en 1980, Michel Oliver n’est pas présenté en tant que chef mais la quatrième de couverture affirme : « Le sport préféré de Michel Oliver, juste avant le rugby et la pelote basque, c’est la cuisine68

». L’association de la cuisine à la pratique sportive69 confirme le statut de loisir, donc pratiqué par des amateurs, qui était accordé à cette activité.

La forte personnalisation des émissions de Michel Oliver autour de leur présentateur explique les changements de chaîne successifs qu’elles ont connus. En effet, la concurrence entre les deux chaînes publiques a renforcé l’importance prise par les animateurs dans le succès des programmes télévisés. Selon Guy Lochard et Laurent Boyer, « l’objectif de fidélisation du public

66 Ces moyennes ont été élaborées à partir du relevé des taux d’audience des semaines 38, 39 et 45 de l’année 1983,

collectés dans les résultats du Panel CEO 1983 (3ème trimestre). Archives de l’INA, Fonds comité d'histoire de la télévision : versement 2009, Dossier n°435.

67 Michel Oliver, Le rire du chat qui pisse sur la braise, op. cit., p. 192. 68

Michel Oliver, Mes recettes à la télé, Paris, Plon, 1980.

69 La comparaison de la cuisine avec un sport a également sans doute pour but d’afficher la nature virile de cette

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consacre la fonction de médiation70 », ce qui œuvre à la promotion de personnalités à la notoriété établie. Michel Oliver incarne bien la figure de l’animateur telle que la définit Dominique Mehl à propos de la « télévision relationnelle » :

« Compagnon du public, c'est lui qui va susciter, cristalliser puis entretenir le lien avec le téléspectateur. Il ne joue pas sur le registre de la traduction mais sur celui de l'identification qui constitue la condition d'une implication affective. Tout souci pédagogique a disparu. L'animateur est un intermédiaire, mais un intermédiaire dévoué aux sentiments. Il n'est plus interprète mais ʺcopainʺ71 ».

La posture ainsi décrite correspond tout à fait à celle que Michel Oliver adoptait72 à l’antenne : l’atmosphère de proximité, voire de complicité, liant le présentateur à son public était la conséquence de l’application aux émissions de recettes des nouveaux modes d’adresse télévisuels.