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L’entrée de la cuisine dans la sphère télévisuelle

III- Un chef vedette

La notoriété acquise par Raymond Oliver tient notamment à l’ampleur de sa présence médiatique. Le chef s’est en effet trouvé au cœur d’un système médiatique associant publication de livres, émissions à la télévision et rubriques dans la presse écrite populaire. Comme l’affirme Evelyne Cohen, il a « inventé le personnage du grand chef médiatique33 ». Ainsi, le livre Art et

magie de la cuisine qu’il fait publier en 1955 se place dans la continuité de l’émission télévisée34, et apparaît donc comme un de ses produits dérivés (sans que l’on sache si le livre a fait l’objet d’une promotion particulière lors des émissions). De même, les recettes présentées lors des émissions étaient systématiquement publiées dans Télé magazine, dans une rubrique dédiée. La familiarité du public à l’égard de Raymond Oliver explique également qu’un jeu de société « Art et magie de la cuisine » ait été édité par l’ORTF dans les années 196035.

En raison de cette large exposition, inédite pour un chef cuisinier, Raymond Oliver est devenu une référence populaire dans le domaine de la cuisine. Dès 1957, Télé Magazine affirmait que « la télé a donné un ʺchefʺ à deux millions de Français36 », signifiant que Raymond Oliver incarnait personnellement la figure du chef cuisinier. De même, Evelyne Cohen indique que le nom du chef en était venu à désigner génériquement les cuisiniers : « dès les années 1950, la presse et les médias contemporains utilisent volontiers les expressions comme « les Raymond Oliver locaux », « à la façon de Raymond Oliver »37 ». Raymond Oliver était cependant devenu homme de média plus que chef cuisinier : le reportage qui lui est consacré en 195738 montre qu’il dîne avec son épouse tous les soirs, et n’assiste donc pas au service du soir de son restaurant Le Grand Véfour. Une interview publiée dans Télérama en 1962 indique également que « la télévision tend à devenir [son] activité principale39 », d’autant qu’elle s’était internationalisée. Le cuisinier était donc devenu animateur.

33 Évelyne Cohen, « Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ? », Sociétés et

représentations, n°34, 2012, p. 123.

34

Ainsi affirme-t-il à la fin de la préface de l’ouvrage : « J’ai mentionné la télévision parce qu’au moment de publier ce livre, je songe à mes téléspectateurs […]. Je songe aux questions qu’[ils] posent, à ces demandes de recettes, de recueils de recettes, de détails divers, suivant ou précédant une émission et je crois répondre au désir de beaucoup de mes correspondants et de mes spectateurs en adjoignant à cet ouvrage les recettes exécutées à la télévision. Elles figureront parmi les autres ». Raymond Oliver, Art et magie de la cuisine, Paris, Del Duca, 1955.

35 http://jeuxsoc.fr/jeu/artma.0.0 (consulté le 3 juin 2014)

36 « La télé a donné un ʺchefʺ à deux millions de Français », Télé Magazine, n°90, 14 juillet 1957. 37

Évelyne Cohen, « Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ? », op. cit., p. 116.

38 « Raymond Oliver », En direct de chez, 8/03/1957.

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De ce fait, il est intéressant de voir que l’image de Raymond Oliver, dès ses débuts à la télévision, s’est trouvée calquée sur celle des animateurs de télévision, ce qui explique que le chef soir devenu une véritable vedette, dont la célébrité ne reposait pas uniquement sur la compétence culinaire. Il est décrit par la presse comme un véritable personnage de télévision : « le patron du ʺGrand Véfourʺ est devenu, au même titre que Léon Zitrone ou Jean Nohain, un personnage mythique40 ». Dès 1956, un concours lancé par Télé Magazine auprès de ses lecteurs les invitait à envoyer au journal les photos des grandes figures de la télévision qu’ils pourraient apercevoir sur leur lieu de vacances41. Quatre vedettes sont alors mentionnées : Georges de Caunes, Jacqueline Joubert, Jacqueline Caurat et Raymond Oliver, parti en vacances en Nouvelle-Calédonie. Aussi, la façon dont il est présenté par les médias insère le chef dans le discours spécifique qui sert à caractériser les animateurs de télévision, tel que l’ont décrit Sabine Chalvon-Demersay et Dominique Pasquier. Selon les deux auteurs, l’imagerie des animateurs que propose la presse télévisuelle populaire homogénéise la façon dont ceux-ci sont présentés42. La présentation de la vie privée des animateurs a pour objectif de cultiver un sentiment de proximité avec le public, en donnant l’impression que l’animateur de télévision partage le même mode de vie. Au moment de la diffusion du numéro de l’émission En direct de43

qui lui était consacré, Raymond Oliver affirmait : « cette ʺvisiteʺ a pour but de faire connaître dans sa vie privée celui qu’on ne voit d’ordinaire qu’en blouse blanche sur l’écran44

». La construction d’une relation de familiarité avec le public passe par l’exposition d’une vie personnelle représentative d’un « homme moyen ». Les passions du chef extérieures à la cuisine (travaux manuels45, aviation…) sont donc valorisées dans la presse, conformément à « l’image stylisée46 » des animateurs que façonne la presse télévisuelle populaire. De même, la fidélité en amitié, qui est l’une des valeurs associées aux animateurs47, s’est vue soulignée à l’occasion de la présentation de la recette du « Poulet Emmanuel Berl », du nom de l’ami de Raymond Oliver, dont la proximité avec le chef est jugée

40

« Ces grands restaurateurs qui jugent Oliver », Télé 7 jours, n°136, 27 octobre 1962, p. 59.

41 « La télévision en vacances : où vont-ils ? », Télé Magazine, n°33, 10 juin 1956, p. 17.

42 Sabine Chalvon-Demersay et Dominique Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, Paris, Aubier,

1990, p. 30.

43 « Raymond Oliver », En direct de chez, 8/03/1957. Lors de cette émission, Raymond Oliver est filmé dans son

restaurant, il retrace son parcours professionnel et personnel, puis il est donné à voir en compagnie de son épouse et ses enfants. Il est finalement montré en train de piloter un avion.

44

« Visite chez Raymond Oliver, le ʺchefʺ de la T.V. », Radio cinéma télévision, n°372, 3 mars 1957.

45 Voir « Raymond Olliver, maître du feu se repose de la cuisine (et de la T.V.) en faisant de la céramique… », Télé

Magazine, n°15, 5 février 1956, p. 12-13 et les photographies représentant Raymond Oliver en peintre au jardin du Luxembourg ou en lecteur de livres anciens publiées dans Télé Magazine, n°90, 14 juillet 1957.

46 Sabine Chalvon-Demersay et Dominique Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, op. cit., p. 25. 47 Ibid., p. 55.

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enviable par le public de l’émission48. La relation de proximité qui s’est ainsi nouée entre le chef

et son public explique la popularité conservée par Raymond Oliver après qu’il a quitté la télévision : en avril 1984, Télé 7 jours consacrait une double page à la célébration de l’anniversaire de Raymond Oliver49, dont l’inaltérable amitié avec Catherine Langeais est

soulignée. Le chef restait donc une figure chère au cœur des Français.

Conclusion

Malgré la grande notoriété acquise par Raymond Oliver, la raréfaction progressive de sa présence à l’antenne est sans doute le signe d’une certaine baisse d’intérêt pour ses émissions. Ainsi, lorsqu’il quitte la télévision à la faveur du renouvellement souhaité après les événements de mai 196850, aucune émission de recettes ne vient remplacer celle présentée par le chef. On peut penser que ce type de programmes présentait désormais un décalage avec les aspirations de la société. C’est l’hypothèse formulée dans le Dictionnaire de la télévision française : « La tourmente de mai 68 entraîne la disparition des émissions culinaires qui, considérées comme trop conservatrices, font les frais de la montée du féminisme51 ». On peut également penser que le fait que Raymond Oliver soit considéré comme une référence a été un obstacle à son remplacement, faute d’un personnage qui aurait pu reprendre son rôle ou le renouveler.

48 « Donner son nom à une recette de Raymond Oliver, c’est une chose appréciable ». « Un plat à votre nom chez

Raymond Oliver vaut bien une rue dans Paris », Télé Magazine, n°201, 30 août 1959, p. 21.

49 « Catherine Langeais, Raymond Oliver : Art et magie de la retraite », Télé 7 jours, n°1247, 21 avril 1984, p. 108-

109.

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L’émission Gastronomie régionale disparaît également des programmes de la chaîne au même moment.

51 « Cuisine (chaînes et émissions) », dans Agnès Chauveau, Yannick Déhée (dir.), Dictionnaire de la télévision

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Chapitre 4

La cuisine des chefs : continuité télévisuelle