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Premières expérimentations

III- La mise en place des Recettes de cuisine

Face aux critiques récurrentes du comité de télévision à l’égard des Recettes de M. X, Jean d’Arcy avait déjà réfléchi, avant le renvoi de Georges Adet, à un programme de remplacement. Il faisait toutefois état à ses collègues de son embarras quant au choix de la personnalité qui conviendrait pour présenter des recettes :

« si nous prenons un chef cuisinier, ce ne sera pas l’homme sui saura expliquer ce qui se fait, une femme de chambre… ? Il faudrait un acteur qui ait en plus le goût de la

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Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19880562/1.

49 Quatre numéros de cette émission ont été diffusés en août 1955, le lundi à 20h40, d’après le recensement effectué

par nos soins sur Télé Magazine. Le contenu audiovisuel de ce programme nous reste inconnu, puisqu’aucune trace n’a pu en être trouvée dans les archives de l’INA.

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Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19880562/1. Entre autres critiques : « il est pénible de recevoir des leçons de ce Monsieur qui n'a aucune capacité ni autorité pour en donner » (juillet-août 1955), « le regarder préparer ses plats donne la nausée » (septembre 1955).

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On retrouve Georges Adet dans des dramatiques, feuilletons et téléfilms sur la RTF à partir de 1960 et jusqu’au milieu des années 1970.

42 cuisine53 ».

Le souci principal du directeur des programmes de la RTF semble donc être l’accessibilité et la clarté, mais aussi la qualité des façons de faire la cuisine représentées à l’écran : le recours à un chef cuisinier présente ainsi le risque de l’ésotérisme, alors que la femme de chambre a la vertu d’allier la compétence à la proximité avec le téléspectateur. Jean d’Arcy est en réalité sensible à la « compétence télévisuelle » de celui qui doit cuisiner à l’écran, c’est pourquoi il affirme qu’avoir recours à un acteur, doté d’une compétence particulière pour la cuisine, reste à ses yeux la meilleure des solutions. En un sens, les choix de Jean d’Arcy sont orientés par la référence de l’univers télévisuel à celui du spectacle, avant d’être liés à des considérations pédagogiques et culturelles.

Après le départ de Georges Adet, c’est cependant Raymond Oliver, chef du restaurant Le Grand Véfour, qui a pris la suite du comédien dans la présentation de recettes de cuisine à la télévision. Né en 1909, Raymond Oliver54 avait pour père Louis Oliver, chef cuisinier renommé installé à Langon (Gironde). Ayant lui-même embrassé la vocation de cuisinier, Raymond Oliver se rend propriétaire du Grand Véfour55, établissement parisien à l’histoire prestigieuse, en 1948. Sa cuisine y rencontre rapidement le succès, puisque le chef obtient deux étoiles en 1949, trois en 1953. Son arrivée devant les caméras de télévision est le résultat d’un concours de circonstances. A la suite d’Évelyne Cohen56

, il faut souligner le poids qu’ont eu ses connaissances dans sa notoriété et sa proximité avec le monde des médias. Ainsi Raymond Oliver, dont Pierre Lazareff était un ami, indique dans ses mémoires :

« Louis Merlin, ami et client fidèle, créateur d’Europe n°1, avait depuis longtemps l’idée de faire avec moi « quelque chose dans l’audiovisuel ». Mais c’est par hasard […] que j’ai mis le pied, pour la première fois, rue Cognacq-Jay57

».

Dans une interview accordée à Radio cinéma télévision en 1957, Raymond Oliver donne un récit

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Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32. Séance du 14 octobre 1954.

54 Pour un récit complet du parcours de Raymond Oliver, on pourra se référer aux mémoires qu’il a

publiées (Raymond Oliver, Adieu fourneaux, Paris, Robert Laffont, collection « vécu », 1984, 301 p.) ainsi qu’à l’article d’Évelyne Cohen consacré à Art et magie de la cuisine. Évelyne Cohen, « Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ? », Sociétés et représentations, n°34, 2012, p. 114-116.

55 Si Raymond Oliver justifie le fait qu’il ait acheté le Grand Véfour par son « caractère paysan » qui le rend attaché

à la possession directe (« Raymond Oliver : art et magie de a cuisine », En direct de chez, RTF, 08/03/1957), il faut souligner que sa situation économique était exceptionnelle, les cuisiniers étant alors majoritairement employés. Raymond Oliver préfigure ainsi la figure du cuisinier entrepreneur qui s’imposera à partir de la fin des années 1960.

56 Elle affirme que les réseaux dans lesquels Raymond Oliver se trouvait pris ont pu lui procurer « les relations

nécessaires à sa notoriété ». Évelyne Cohen, « Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ? », op. cit., p. 116.

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plus précis de son entrée à la télévision :

« j’avais conçu le projet d’une sorte de méthode Assimil, consacrée à la cuisine58 : un livre et, à la place du disque, un film accompagnant les recettes écrites, l’image ayant une grande importance en cuisine. Ce projet fut réalisé en collaboration avec Louis Merlin, pour les pays de langue anglaise59 […]. Hubert Knapp60 avait assisté à quelques séances de tournage, et, un jour où la télé s’est trouvée en panne pour son émission culinaire, on m’a demandé d’ ʺimproviserʺ61

».

Aussi voit-on que le choix de Raymond Oliver n’a pas été vraiment prémédité, il s’est fait dans l’urgence, en s’appuyant sur les connaissances personnelles des employés de la RTF. On peut également souligner (bien qu’il ne faille peut-être pas trop rationaliser un choix visiblement fait dans l’urgence) que c’est en raison de sa capacité à faire des démonstrations filmées, et non directement en raison de la réputation de son restaurant, que le chef s’est trouvé à l’écran.

Si l’on se fie aux « programmes après diffusion »62 établis à la fin de chaque journée par les chefs de chaîne, la première prestation de Raymond Oliver peut certainement être datée du lundi 15 novembre 1954, date à laquelle un programme filmé nommé Aperçus gastronomiques est diffusé. Deux semaines plus tard, le 29 novembre, Les recettes de cuisine, programme auquel participe Catherine Langeais, est diffusé en direct. Ce nouveau programme ne semble pas susciter un grand enthousiasme de la part de Jean d’Arcy, qui se contente de constater, devant le comité de télévision, que les recettes sont désormais « faites par un chef qui est certainement un chef, […] il sait faire la cuisine »63

(on notera au passage l’anonymat qui semble alors caractériser Raymond Oliver). On sait par ailleurs que c’est Jean d’Arcy qui a décidé de ne pas laisser le chef présenter ses recettes seul à l’antenne. Alors qu’il revient sur son parcours en 1984, Raymond Oliver affirme en effet que le directeur des programmes « a décidé au bout de trois semaines qu’il fallait une femme avec moi64 », afin de « meubler les ʺblancsʺ65 ». Le choix d’assister le chef d’une femme dont la profession était de parler à la télévision est à relier à la préoccupation qu’avait Jean d’Arcy pour la qualité de la médiation proposée par la télévision. Catherine Langeais est en effet, dès 1950, l’une des premières speakerines de la télévision française66 : son

58 Aucune autre source n’évoque un tel projet, dont on ne peut savoir s’il a véritablement été mené à bien. 59

Ayant vécu une partie de sa jeunesse en Angleterre, Raymond Oliver maîtrisait très bien la langue anglaise.

60 Hubert Knapp est un réalisateur de la RTF.

61 « Visite chez Raymond Oliver, le ʺchefʺ de la T.V. », Radio Cinéma Télévision, n°372, 3/03/1957, p. 6.

62 Ces documents, à visée technique, qui récapitulent le déroulement de chaque journée de programmes sont

consultables en version numérisée à l’Inathèque.

63 Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32. Séance du 2 décembre 1954. 64 « Cinquante ans derrière les fourneaux », Télé 7 jours, n°1279, 1er décembre 1984, p. 32. 65

Raymond Oliver, Adieu fourneaux, Paris, Robert Laffont, collection « vécu », 1984, p. 296.

66 Évelyne Cohen, « Catherine Langeais », dans Agnès Chauveau, Yannick Déhée (dir.), Dictionnaire de la télévision

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rôle est de faire le pont entre les émissions, et d’intervenir pour assurer la continuité des programmes télévisés en cas de problème technique. Elle était ainsi à même de compenser l’incompétence médiatique du chef cuisinier et, en tant que figure familière du public, de rendre plus accessible la transmission de son savoir.

Conclusion

Ainsi, à la fin de l’année 1954, un nouveau dispositif d’émission de recettes était en place : il restera, peu ou prou, inchangé jusqu’en 1968. A partir du 20 décembre 1954, l’émission présentée par Raymond Oliver et Catherine Langeais est rebaptisée Les recettes du chef, ce qui montre que la cuisine professionnelle avait trouvé sa place à l’antenne. Au terme de ce chapitre, il convient cependant de souligner que le modèle qui connaîtra le succès les années suivantes, et qui sera étudié dans le deuxième chapitre, n’est pas né à partir d’un dessein prédéfini, et n’est pas fondé sur une conception déterminée de ce que devait être la télévision. Les sources que nous avons mobilisées ne nous permettent certes d’aborder qu’une partie limitée des facteurs ayant abouti à la constitution de ce programme, mais on peut voir que la formule est née dans un climat de relative improvisation, après l’échec d’une première tentative défendue par le directeur des programmes.

Aussi souscrit-on aux analyses de Jérôme Bourdon, lorsqu’il invite à relativiser la notion de service public en tant qu’idéal qui aurait présidé à l’élaboration des programmes des premiers temps de la télévision, puisque « la naissance du service public correspond à une série de circonstances plus qu’à un choix délibéré67

». Il montre que les années 1950 et 1960 correspondent à une phase d’expérimentation, d’ouverture dans l’élaboration des programmes, encore peu normés68. De fait, le recours à un chef cuisinier reconnu, formant un duo avec une speakerine, doit beaucoup plus à un certain empirisme qu’à l’application d’un objectif pédagogique. Bien qu’il se préoccupe de la qualité de la cuisine présentée, Jean d’Arcy semble accorder la plus grande importance aux modalités de la démonstration accomplie à l’écran, d’où sa volonté de faire incarner la cuisine par un comédien.

67 Jérôme Bourdon, Du service public à la téléréalité. Une histoire culturelle des télévisions européennes 1950-2010,

Paris, INA, 2011, p. 23.

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Jérôme Bourdon, « L’archaïque et le post-moderne. Éléments pour l’histoire d’un peu de télévision », dans Jérôme Bourdon et François Jost (dir.), Penser la télévision. Actes du colloque de Cerisy, Paris/Bry-sur-Marne, Nathan/INA, 1998, p. 18.

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Bien qu’après la disparition des Recettes de M. X, la présentation des recettes à l’écran ait été largement transformée, certains traits de l’émission (notamment l’heure de diffusion, le décor, les façons de filmer…) ont durablement marqué les émissions de recettes françaises. Le modèle de la démonstration qui caractérise les émissions de Raymond Oliver trouve ses origines dans cette première expérience.

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Chapitre 2