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la confiance tient une place ambigüe

C. Une familiarisation perpétuelle avec les acteurs

Faire la connaissance des acteurs et gagner leur confiance est une étape essentielle pour pouvoir collecter des données de terrain pertinentes. Cette partie montre comment s’est déroulée la familiarisation avec les acteurs et les enjeux rencontrés, liés pour beaucoup au fonctionnement de l’organisation.

1. Peu de portes fermées… et peu de portes ouvertes

Michel Berry (2000) indique que « le chercheur découvre vite que les gens, dans les organisations, sont allergiques aux observateurs ». Avec les a priori positifs qui règnent chez SAMSARA, comme nous le décrirons dans le chapitre suivant, je n’ai pas eu cette impression. Au contraire, j’ai trouvé qu’il était globalement facile pour moi d’accéder aux réunions et individus. Pendant toute ma première année, il est rare que l’on m’ait fermé les portes. En revanche, personne ne me les a ouvertes non plus : je n’ai pas été présentée à qui que ce soit, ni aux associés, ni à des équipes, ni à des acteurs, ni même aiguillée vers certains. Conformément au fonctionnement interne, j’ai été moi-même à l’initiative de chacune de mes prises de contact, de mes demandes pour avoir accès à des documents ou des réunions, etc. De ce fait, j’ai évité un biais courant lié à l’influence des tuteurs ou contacts sur le terrain qui orientent la découverte de l’écosystème vers tels ou tels acteurs.

Toutefois, des biais existent toujours dans une certaine mesure, ne serait-ce que par le fait que mes recruteurs m’ont dit que les associés n’avaient pas de rôle hiérarchique et qu’il n’y avait pas besoin de leur aval pour mettre en place des actions ou rencontrer des acteurs. De ce fait, je les ai considérés comme d’autres salariés, les voyant en entretien comme je l’ai fait avec d’autres, sans chercher à leur expliquer davantage ma démarche ni chercher à gagner leur soutien actif. J’ai compris plus tard qu’ils conservent un rôle particulier dans l’écosystème et qu’aucun projet structurant ne se fait sans leur appui, rendant compliquée toute démarche de recherche-action ou intervention sans faire le travail de vendre à chacun un à un le projet pour emporter l’adhésion afin qu’il devienne prioritaire et soit soutenu lorsque la question de ce type d’approche s’est posée, ou pour mettre en place des focus-groups quand j’ai envisagé cette méthode. Ne pas être trop familière des associés a favorisé mes relations avec les salariés car ils me considéraient plus neutre, en revanche le manque de familiarité avec les associés a peut-être diminué l’impact de la recherche sur l’organisation. Lors de l’évaluation finale de mes trois années chez SAMSARA réalisée avec mes tuteurs, ceux-ci ont toutefois contesté cette hypothèse, arguant que mon travail et la réflexivité explicite associée leur ont fait prendre

conscience que SAMSARA ne sait de toutes façons pas s’emparer des initiatives de ses salariés, peu importe la démarche.

Si la plupart des individus étaient a priori ouverts, cela n’était pour autant pas le cas de tous les acteurs. Il s’est avéré que cela concernait essentiellement des individus qui fonctionnent dans le mode « sécurisation » (cf. chapitre 6) que naïvement je ne pensais pas trouver dans cette organisation vu son orientation et ses politiques de recrutement (cf. chapitre 4), ou certaines poches de l’organisation comme les commerciaux. Il m’a fallu du temps pour trouver comment me familiariser avec les acteurs qui se tenaient à distance et fuyaient non seulement les observations mais aussi les entretiens, rendant la création de liens difficile. J’ai proposé des entretiens pour échanger en direct, mais les acteurs trouvaient toujours une raison de ne pas pouvoir le faire. Dans le cas de l’équipe commerciale, j’ai trouvé une personne avec qui le contact était plus facile pour pouvoir les approcher progressivement, sauf qu’il n’avait pas assez de poids pour contrebalancer les personnalités fortes et méfiantes qui avaient l’ascendant sur le groupe. Sur le conseil d’un de mes tuteurs, j’ai choisi de les ignorer et attendre que ces personnes viennent vers moi. Cela a fonctionné, la meneuse du groupe est revenue spontanément vers moi, sauf que du temps avait passé et je n’étais plus dans une phase de collecte active. Lorsque je suis revenue sur le terrain, elle a quitté l’organisation et le travail était à refaire avec la personne suivante, qui avait un profil similaire. Avec la responsable des ressources humaines, j’ai continué à tendre des perches, en demandant non pas un entretien sur son vécu de l’organisation mais sur sa fonction, en espérant que cela me donne la possibilité de plus ensuite ; elle a fini par accepter, mais après un très long délai. Cet entretien m’a permis de comprendre des enjeux que je n’avais pas saisis jusque-là. J’ai également connu le cas d’un individu avec qui je pensais avoir une bonne relation qui est allé parler dans mon dos, ayant sous-estimé le poids des amitiés et du groupe par rapport au lien qui peut se créer avec le chercheur. Autre cas, un individu que j’avais intégré dans mon panel d’entretiens et d’observations rapprochées a un jour décidé de sortir du panel et refusé d’en discuter sur le coup, même si nous avons pu renouer le dialogue ultérieurement. Ainsi, j’ai appris que non seulement quel que soit le terrain il faut gagner la confiance des acteurs au départ, mais aussi qu’elle n’est jamais acquise, qu’il faut prendre en compte les personnalités et enjeux de tous les acteurs et rester vigilante à continuer de se faire accepter tout au long de la recherche.

2. Une proximité avec les acteurs à ajuster

Une question qui s’est posée à de nombreuses reprises concerne la proximité à établir avec les acteurs. Cette question qui se pose dans n’importe quel terrain a été d’autant plus prégnante dans cette entreprise que l’authenticité y est prônée et que les moments « conviviaux » font partie intégrante de la vie de l’organisation (voir chapitre 4) et font souvent appel à l’alcool. La proximité est nécessaire

pour se faire accepter et pour délier les langues, mais une trop grande proximité peut rendre difficile de conserver un regard critique (Thiétart, 2014). Mon LRH m’a invitée au bout de quelques mois à me « lâcher » davantage lors des soirées, à parfois laisser tomber ma casquette de chercheur pour me montrer comme un individu, un collègue. Lors de ma première année, je me sentais toujours en collecte, même lorsque j’étais censée être « off », parce que les acteurs venaient souvent me parler spontanément de leur vécu chez SAMSARA ou m’interroger sur ma thèse, parce que je prenais des notes mentales malgré moi, et parce que je souhaitais conserver une certaine neutralité. Avec le temps, je me suis autorisée à participer à certaines soirées à titre personnel et non au titre de chercheur, ayant généralement clarifié intérieurement ma posture avant d’y participer. Il est arrivé plusieurs fois que des personnes se confient tout de même à moi lors de ces soirées. J’ai parfois mis un terme rapidement à la teneur professionnelle de la conversation, et parfois poursuivi l’échange en sachant que cela ne ferait pas l’objet de notes d’observation.

Avec le temps et la qualité des interactions au sein de l’organisation, il y a des individus avec qui j’ai eu plus d’affinités et je me suis posé la question de la possibilité d’être amie ou non avec les individus que j’observais. J’ai choisi consciemment que cela ne soit pas le cas. J’ai fait une exception pour deux collègues, que je n’avais pas vues en entretien ni observées dans des situations notables. Il est arrivé que sur les moments où nous nous sommes vues dans des contextes amicaux elles me parlent de situations professionnelles après avoir demandé explicitement si elles pouvaient vraiment me parler à titre personnel, et j’ai dans ce cas choisi de ne pas tenir compte professionnellement de ces données.

Autre situation, le week-end au ski organisé par le comité d’entreprise : j’avais décidé, sur la suggestion de mon LRH, d’y aller à titre totalement personnel, sans mettre ma casquette de chercheur. Cela a ouvert la porte aux affinités personnelles avec certains mais aussi au fait que j’avais beaucoup plus de mal à m’entendre avec d’autres personnes à titre personnel. Une fois de retour, j’ai trouvé que ce vécu affectif était un élément rendant les interactions plus compliquées, non seulement de par mon ressenti vis-à-vis des acteurs, qui restait plus neutre auparavant, mais aussi parce que les acteurs ont pu me cataloguer selon les personnes avec qui j’ai eu des affinités, selon que je suis sortie ou non le soir etc., alors qu’auparavant je parvenais à rester relativement inclassable. Trouver la juste distance pour que les acteurs se livrent en entretien et se laissent observer sans devenir tellement proches que cela gêne la collecte avec d’autres acteurs ou d’autres parties de l’écosystème est donc tout un art et n’est jamais parfait. En avoir conscience et le prendre en compte dans la collecte et l’analyse des données aide à limiter les biais.

3. Des acteurs clés changeants et un turnover élevé

Se familiariser avec les acteurs un par un en direct a l’avantage de permettre d’avoir accès à tout l’écosystème, en revanche, cela prend beaucoup de temps, et beaucoup d’énergie. Si dans la plupart des terrains, ce travail « paye » parce qu’arrive un moment où le chercheur est familier de la plupart des acteurs de l’écosystème qui l’intéressent pour sa recherche (Berry, 2000), j’ai dû pour ma part faire face à une contrainte supplémentaire, à savoir le taux de renouvellement particulièrement élevé des salariés. En 2017, seuls un quart des salariés étaient présents trois ans auparavant lors du lancement de la « transformation » de SAMSARA. Un an et demi après mon arrivée, la moitié des personnes que j’avais eues en entretien pendant ma première phase de collecte avaient quitté l’organisation. Non seulement la population de consultants est souvent renouvelée, mais les acteurs clés ont aussi beaucoup changé. A mon arrivée, je me suis rapprochée d’un des deux associés qui avaient porté la transformation. Il est parti quelques mois plus tard. Les chantiers lancés en 2017 quant à l’amélioration de l’expérience des collaborateurs (Excol) ont été portés par deux nouveaux associés puis ils ont de nouveau changé de mains en 2018, tandis que le chantier phare de 2018, sur l’amélioration de la rentabilité, a été confié à d’autres associés. Chaque fois, se rapprocher des acteurs, gagner leur confiance pour que les langues se délient et qu’ils se confient de plus en plus précisément et spontanément demande beaucoup de temps et d’énergie. Ce travail a été d’autant plus dur que les acteurs clés en 2018 se sont montrés plus réticents que les précédents (ce que j’ai d’ailleurs considéré comme une donnée d’observation en tant que telle). Par exemple, je n’étais plus invitée aux réunions Excol, les demandes d’entretiens ont souvent été éconduites, et quand elles étaient acceptées les réponses étaient sommaires. On m’a fait sentir voire dit explicitement que ma présence dérangeait à des réunions même si on ne m’interdisait pas forcément pour autant l’accès. Je n’ai plus eu accès aux dossiers partagés suite à un changement d’hébergement et de personne possédant les droits d’accès alors que j’y avais accès sans souci auparavant, et ce, malgré ma demande explicite et sans que l’on m’oppose de refus clair mais en me disant d’abord « je ne sais pas comment faire », puis « je n’ai pas eu le temps », etc., pour finalement ne jamais me donner accès.

La nécessité d’acceptation permanente s’est traduite également dans les observations de réunions et autres interactions. Lorsque je suis venue régulièrement à des réunions similaires, la plupart des acteurs ont fini par considérer ma présence comme une évidence et m’oubliaient, comme dans le cas des réunions Excol. D’autres fois, ma présence renouvelée a créé de la gêne, comme chez les commerciaux : venir ponctuellement ne posait pas de souci mais ma présence plus fréquente les a dérangés. Certains trouvaient cela suspicieux, d’autres avaient simplement besoin de comprendre pourquoi. Le lien noué avec certains des acteurs a permis qu’ils me fassent part de cette gêne, même s’ils ne trouvaient pas cela évident à faire. Ces échanges m’ont alors permis de comprendre que ce

n’était pas directement lié à moi mais à ce que l’équipe vivait par ailleurs qui rejaillissait sur ma présence, ce qui était là aussi une donnée d’observation. En de rares occasions, ma présence a été imposée sans que je le sache (ou après coup), notamment lors d’un comité des associés qui traitait de sujets particulièrement sensibles où ma présence avait été imposée par le président malgré l’opposition explicite d’au moins un associé, ou lors du premier « comité carrière », la réunion annuelle durant laquelle les augmentations et changements de grade sont décidés. Cela m’a permis d’obtenir des informations précieuses : le comité des associés dans lequel ma présence a été imposée m’a par exemple permis de récolter une des situations clés utilisée dans le chapitre 7. Toutefois, cela pose des questions quant au consentement éclairé des acteurs, sujet particulièrement traité dans mon laboratoire parce qu’une des chercheuses émérites de l’IRG est investie dans les réflexions sur la mise en place des comités d’éthique. Demander l’accord de participation permet à la fois de rester vigilant sur sa relation avec les acteurs et de capter des indices qui ne sont pas forcément liés au chercheur lui-même. Par exemple, le refus de participation à la réunion des commerciaux était lié non pas à ma posture personnelle mais au fait qu’ils se sentaient mis sous contrôle et observés dans leurs moindres faits et gestes, perdant leur autonomie, ai-je appris en discutant avec l’un d’eux avec qui j’avais noué une relation plus proche. De ce fait, j’ai pu explorer davantage les événements les conduisant à cette perception et l’influence sur leur confiance dans l’organisation.

Pour résumer cette partie II, la familiarisation avec le terrain a été facilitée par la bienveillance qui règne et par la possibilité d’accès à tous les individus et tous les espaces de l’organisation à mon initiative. Les a priori souvent positifs n’ont pas empêché qu’avec certains acteurs un travail soit davantage nécessaire pour garder ou gagner la confiance dans le temps. Trouver la juste distance pour avoir le plus d’informations de qualité possible a été un enjeu tout particulier dans cette organisation plate où les associés m’ont été présentés comme étant des consultants comme les autres alors qu’ils conservent un rôle clé, et où la frontière entre relations personnelles et professionnelles est floue. Enfin, le turnover élevé et le changement fréquent et soudain d’acteurs clés m’ont fait apparaitre le travail d’acceptation par les acteurs comme la pierre de Sisyphe, un éternel recommencement. Voyons maintenant comment cette familiarisation perpétuelle s’est articulée avec la collecte de données.

III. UNE COLLECTE DE DONNEES AU LONG COURS

L’objectif étant de comprendre comment les individus font confiance à l’organisation et comment les pratiques organisationnelles participent au processus, la collecte s’est appuyée principalement sur l’observation et les entretiens. L’observation avait pour objectif de capter les pratiques en vigueur dans l’organisation, des événements clés dans la vie de l’organisation pour les acteurs, ainsi que les perceptions des individus en situation, en observant leurs réactions immédiates. Les entretiens ont

permis de saisir les perceptions des individus et le sens qu’ils donnaient aux situations vécues a posteriori. Des sources complémentaires (notamment des documents internes et un questionnaire) ont permis de trianguler les données. Cette partie détaillera ces différents aspects et leur mise en œuvre. La période de collecte s’est étendue essentiellement de janvier 2017 à décembre 2018, toutefois je suis restée salariée en 2019 et j’ai ainsi continué à recevoir les informations institutionnelles et à participer à quelques événements d’entreprise en tant que salariée, d’où des observations ultérieures ponctuelles et quelques entretiens hors période principale.

A. Observation participante ou non pour capter les pratiques et les