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la confiance tient une place ambigüe

Série 1 (février-mai

C. Une recherche inclusive

2. Que dire et comment le dire ?

Le premier enjeu relatif à l’inclusion des acteurs dans la construction de la théorie est lié au choix de ce que je pouvais dire à qui et comment, en raison de la confidentialité et des personnalités.

Lors des entretiens, j’ai promis anonymat et confidentialité. Or dans une entreprise de cette taille, les acteurs peuvent être facilement reconnus à travers la description des situations ou des tics de langage même si je ne cite pas le nom de la personne. Aussi, le choix a été fait lors des premières restitutions de ne pas faire usage d’exemples précis pour que les individus ne puissent pas être reconnus. Jamais je n’ai rapporté des choses que quelqu’un d’autre m’avait dit en entretien. Cela a assis ma crédibilité pour la suite des observations et entretiens car les individus ont vu que je respectais ma parole, en revanche ce choix a fait perdre en force mes présentations qui manquaient d’exemples précis et permettaient aux sceptiques de s’engouffrer dans les contre-exemples. Ultérieurement la question s’est moins posée car j’avais davantage d’exemples de situations donc il était plus difficile de savoir de qui il s’agissait, et parfois les individus avaient quitté l’organisation entre temps. Le cas échéant, la solution finalement adoptée a été de demander aux personnes concernées leur accord avant utilisation lorsqu’ils étaient reconnaissables. Les refus éventuels ont été des données d’observation supplémentaires.

Une deuxième déclinaison de cet enjeu vient du fait que tout le monde n’est pas prêt à tout entendre, ou pas de n’importe quelle manière. D’un côté le chercheur doit respecter les sensibilités au risque de se fermer des portes, et d’un autre, il est de son rôle de dire ce qu’il observe et n’a pas pour mission d’être consensuel. Parfois, j’ai su à l’avance qu’un interlocuteur serait peu ouvert à la remise en question. C’était le cas par exemple des deux associés qui ont eu le plus de mal à m’accorder un entretien ou à accepter que j’assiste à des réunions, qui ont hésité à accepter que je les enregistre, qui étaient distants lors des entretiens, et qui ont donné des réponses minimalistes et consensuelles. D’ailleurs, lors de la réunion de présentation et d’échange avec les associés mentionnées précédemment, un des deux associés a pointé du doigt le cadran qui combine vision positive a priori et acceptation élevée de l’incertitude et a dit spontanément : « Si tu me demandes si je veux être là, la réponse est non, clairement, j’ai aucune envie »29. Dans cas-là, je n’ai pas cherché le dialogue outre mesure. D’autres fois, il est impossible de savoir à l’avance les réactions, comme dans le cas du président. Parfois, il s’est montré très ouvert à l’échange et nous avons eu des discussions très

29 A noter, les réactions des autres montraient les difficultés à aller vers cela mais s’accordaient sur le fait que le modèle SAMSARA penchait dans cette direction. Cet associé sera amené à quitter SAMSARA parce qu’il ne partageait pas l’état d’esprit… deux ans plus tard, tandis que l’autre associé, qui n’a jamais été salarié, quittera lui aussi ses fonctions opérationnelles pour se consacrer à d’autres projets que SAMSARA, avant de reprendre une fonction clé deux ans plus tard.

constructives. A d’autres moments, il était dans l’opposition quasi systématique à ce que je pouvais dire, se montrant fermé voire cassant sur le moment, tout en prenant finalement en compte les éléments évoqués. Cela a été le cas par exemple lorsqu’il s’est emporté en disant « Tu m’emmerdes avec l’alignement des associés !!! » pour demander quelques semaines plus tard si je pouvais organiser un atelier pour travailler l’alignement des associés, ou lorsque, à l’occasion d’un anniversaire de SAMSARA, il a décliné son discours aux salariés autour de la notion de confiance tout en m’ayant dit le matin même qu’il pensait que la confiance n’est pas un sujet. Trouver ma position pour savoir que dire en respectant les individus tout en assumant mon rôle de chercheur a relevé du funambulisme, un délicat équilibre réajusté à chaque pas… avec quelques chutes qui font partie de l’apprentissage. Au-delà des réactions des individus, mon tuteur indiquait dans le bilan final de mes trois ans chez SAMSARA qu’une de ses découvertes grâce à ma thèse est « à quel point on n’est pas prêts à entendre

collectivement un certain nombre de choses ». Cela se retrouvera dans des résultats du chapitre 7.

Un troisième aspect de ce sujet vient du désaccord qu’il y a pu y avoir entre différents acteurs sur ce qui pouvait être dit et ne pouvait pas l’être. Si les restitutions à tout SAMSARA ont été encouragées par mes tuteurs avec une liberté totale de parole puisque ils n’ont jamais cherché à savoir à l’avance ce que j’allais dire, le président m’a quant à lui indiqué à plusieurs reprises qu’il « pense que ce n’est pas une bonne chose », même s’il ne m’empêche pas de continuer à les faire, a-t-il précisé, sans pouvoir me dire ni pourquoi ni en quoi lorsque je lui demande explicitement des précisions. J’ai alors pris l’avis de mon tuteur, de mon mentor30 et de mon LRH, qui, eux, trouvent que ces présentations sont utiles et doivent être poursuivies. Par contre, je n’ai pas senti de pression sur ce qui devait être dit. Tout chercheur peut faire l’objet d’une instrumentation pour faire passer des messages. J’en avais conscience dès le départ et l’ai gardé en point de vigilance tout au long de la recherche même si la question s’est finalement peu posée. Seule deux situations sont apparues en trois ans. Un représentant du personnel m’a demandé une fois si je pourrais faire passer certains messages à la direction, ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas mon rôle. La deuxième situation était la fois où le président m’a demandé d’intervenir auprès des associés et qu’il a proposé que l’on se voit avant pour échanger sur ce que je dirais. J’ai accepté la rencontre dans l’idée de clarifier les points qui l’avaient marqué dans ce que je lui avais rapporté jusqu’alors et qu’il jugeait particulièrement utile de partager, mais j’étais vigilante de l’influence qu’il pouvait avoir. Finalement cet échange préalable n’a pas eu lieu et j’ai fait l’intervention en décidant seule ce que j’allais dire et comment.

30 A mon arrivée, un système de mentorat appelé « mentoring » était encore en place, j’avais donc un tuteur, mon deuxième recruteur que je considérais comme mon tuteur non officiel et avais choisi comme LRH, et mon mentor. Par la suite, après disparition des mentors, j’ai choisi que mon ancien mentor devienne mon LRH. Mon LRH désigne donc deux personnes différentes selon la temporalité, sans que cela n’ait d’incidence.

Enfin, ma recherche ayant une visée explicative et compréhensive, elle ne vise pas à dire à SAMSARA ce que les acteurs doivent faire mais à éclairer les pratiques. Or, si mettre des mots fait du bien et nourrit la réflexion, ils attendaient le « et alors » et des préconisations d’action. Lors de mon entretien d’évaluation à la fin de ma deuxième année, mon tuteur-LRH indique son souhait que je contribue davantage à SAMSARA en 2019, sans toutefois préciser ce que je peux faire de plus ou différemment de jusqu’alors. De même, lorsque mes tuteurs émettent le souhait d’une restitution finale et que je leur demande quel format est souhaité (présentation orale, document écrit) pour quel public (ensemble des salariés, associé, président), ils ne se positionnent pas. Je n’avais eu aucune consigne à mon arrivée, je n’en ai pas eu à mon départ, l’attitude aura été cohérente tout au long de ma thèse, me laissant seule face à l’enjeu de savoir que dire à qui et comment. Au final, mes contributions à l’organisation ont été reconnues comme évidentes quoique difficiles à pointer. Mon tuteur me faisait par exemple part dans un email en octobre 2019 d’évolutions à venir et finissait en indiquant : « Je pense que ton travail n'est pas étranger à cette prise de conscience même si tous ne sont pas à même

de le reconnaître ». Lors de l’évaluation tripartite organisée à la fin de mon contrat entre ma directrice,

mes deux tuteurs, mon mentor/LRH et moi-même pour faire le bilan des trois années, les trois acteurs de l’organisation s’accordaient sur le fait que même si l’organisation n’a pas su s’emparer pleinement des apports et propositions, ma thèse a changé des choses pour SAMSARA et a été riche, notamment grâce aux restitutions qui ont contribué aux réflexions internes et à la prise de recul, et grâce aux conversations suscitées que les gens n’avaient pas auparavant et ont moins eues après mon départ comme le rapport entre individu et organisation.

3. L’enjeu de la temporalité

Une autre série de questions qui se sont présentées par rapport à l’inclusion des acteurs concerne la temporalité. Une recherche de terrain en contrat CIFRE est une longue traversée, au cours de laquelle il faut à la fois garder le cap et savoir s’adapter à ce qui survient. Si la durée représente un atout pour comprendre l’organisation en profondeur et capter des évolutions, elle implique également différents enjeux. Le premier est lié à la différence de rapport au temps entre le chercheur et les acteurs, entre la recherche et l’opérationnel. La recherche demande du temps pour se familiariser avec les acteurs, comprendre le terrain, problématiser les enjeux, collecter les données, analyser les résultats, alors que les acteurs de terrain s’inscrivent dans des temps courts, qui plus est dans le monde du conseil. Si j’ai été embauchée pour aider à prendre du recul, j’ai senti rapidement une pression pour fournir des préconisations ; il était clair depuis le début que ma recherche devait servir l’action, mais je me suis rendu compte que d’un interlocuteur à l’autre, l’échéance pour alimenter l’action variait considérablement, de quelques mois à la durée de la thèse, et cela n’a jamais été clarifié. Le deuxième enjeu lié au temps vient du fait que la recherche menée n’est pas linéaire et séquentielle mais itérative.

Troisième enjeu, le sujet même n’est pas un phénomène linéaire avec un avant et un après comme dans le cas de la mise en œuvre d’un changement organisationnel ou d’une prise de décision (même si déjà dans ces cas-là, la notion de temps est floue car il n’y a pas de début ni de fin clairs et le moment même de changement ou de décision est rarement précis) ; dans notre cas, il s’agit d’un processus de mise à jour constante.

De ce fait, la question de la fréquence des restitutions s’est posée. Faire des effets miroir ou partager des éléments d’analyse au fil de l’eau permet de nourrir les réflexions au fur et à mesure mais rend la valeur ajoutée du chercheur plus difficile à percevoir. A l’inverse, des restitutions plus ponctuelles mises en scène renforcent les messages véhiculés mais permettent moins de participer à la réflexion et peuvent arriver trop tard par rapport au moment où les acteurs avaient besoin des retours. Les restitutions biannuelles relèvent du second choix et ont permis aux salariés de voir à quoi servaient les observations en entretiens et d’avoir un retour sur l’organisation. D’après les retours des salariés, ce rythme pour ce public s’est avéré pertinent. En revanche, pour les décisionnaires, si les retours intermédiaires ont pu nourrir la réflexion, le fait que les analyses prennent des mois et l’analyse finale des années les a conduits à perdre l’intérêt initial pour la thèse. Le président l’a par exemple exprimé explicitement à l’issue de la première année en disant que ce n’était plus la peine que l’on se voit. En 2019, j’ai constaté que l’un de mes tuteurs n’était pas venu à mes dernières restitutions ; il m’a expliqué que son intérêt persistait mais qu’effectivement, il n’en faisait pas une priorité par rapport à d’autres sujets. Si je me suis questionnée pour savoir si cela venait de la façon dont était menée la thèse, de son contenu, du format et de la fréquence des restitutions ou d’autres facteurs liés à ma relation au terrain, mes échanges avec d’autres doctorants en contrat CIFRE m’ont montré que la différence de temporalité entre opérationnels et chercheur les conduisait à un constat similaire.