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La plupart des études sur la confiance sont réductionnistes, en ce qu’elles s’inscrivent dans une logique ou une série de postulats par opposition à d’autres, par exemple que faire confiance implique d’avoir des a priori positifs sur les individus et de postuler une recherche de convergence d’intérêts. Or, nous avons montré dans cette partie que, d’un point de vue théorique, la compréhension du processus gagne à être considéré dans sa complexité, c’est-à-dire en intégrant les logiques et postulats pour les relier plutôt que les disjoindre, ne serait-ce que parce que par définition la confiance implique à la fois la certitude et l’incertitude. Nous avions conclu le chapitre 1 sur la façon dont la confiance est un processus (et non un état) et sur la question de la place de la recherche de sens dans ce processus. Nous avons développé ici la façon dont quelques approches se sont déjà intéressées à cette question. Ces études montrent que (re)faire confiance n’est pas directement lié au fait que l’issue d’une situation confirme ou non des attentes qui avaient été forgées mais est lié au sens que les individus donnent aux situations rencontrées. Ainsi, une perturbation peut conduire à la perte de confiance comme au réajustement voire au renforcement de la confiance accordée selon le résultat et la façon de donner du sens à ce qui s’est passé. Ces approches abordent la recherche de sens comme un processus de décision, dans lequel il s’agit de découvrir un sens existant qui permet de décider faire confiance ou non. Or, le sens de la situation n’est pas préexistant mais est forgé par la façon même de donner du sens aux situations, et les individus ne cherchent pas à décider à partir d’éléments donnés mais cherchent à donner du sens à des actions et agir par rapport à ce sens. Dans cette perspective, faire confiance n’est pas la conséquence d’un processus de recherche de sens mais l’émergence d’un processus de construction de sens. Nous allons maintenant entrer dans les détails de la construction de sens et de son articulation avec la confiance.

II. FAIRE CONFIANCE, UNE CONSTRUCTION DE SENS

Pour comprendre en quoi la confiance peut être vue comme un processus de construction de sens, comme cela a émergé de nos données ainsi que nous le verrons dans la suite de la thèse, nous allons présenter les éléments clés du processus de sensemaking, la construction de sens telle que développée par Karl Weick (1995) sur laquelle nous nous sommes appuyée (partie A). Nous développerons ensuite les liens qui ont été faits entre confiance et sensemaking jusqu’à présent (partie B) et la façon dont la confiance elle-même peut être vue théoriquement comme un processus de sensemaking (partie C).

A. Le processus de sensemaking

La construction de sens consiste en trois processus : la sélection d’indices parmi un « chaos » d’événements qui pourraient retenir l’attention, un flot d’antécédents potentiels ; l’interprétation de ces indices, et l’engagement dans l’action (Brown, Colville et Pye, 2015). Ces trois processus peuvent

être résumés par trois questions : Comment quelque chose en vient-il à être un événement pour les membres de l’organisation ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que les acteurs font ensuite ? (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005). Dans le sensemaking, ces trois questions et les processus associés pour y répondre ne sont pas linéaires mais entremêlés puisque la façon d’agir influence les indices collectés et leur interprétation et que le sens donné influence la façon d’agir, comme le montre le schéma ci-dessous.

Figure 7 : Schéma simplifié des trois processus entremêlés dans le processus de construction de sens, à partir de Weick (1995 ; 2005) et Brown et al. (2015)

Il est intéressant de noter que l’étape que Brown et al. décrivent comme la sélection, l’extraction et la perception des indices (« extracting » et « noticing of cues ») correspond à celle que Weick et al. appellent « enactment », considérant que la façon de remarquer certains événements et en mettre entre parenthèse (noticing & bracketing) commence à changer le flux des choses en créant un début d’ordre dans le chaos. L’étape d’interprétation pour Brown et al. est qualifiée de « sélection » par Weick et est décrite comme la façon de mettre des étiquettes et des catégories pour arriver à une interprétation plausible (labeling and categorizing). L’étape que Brown et al. qualifient d’engagement dans l’action correspond à celle appelée « rétention » par Weick parce que l’interprétation plausible qui est retenue est celle qui permet d’agir de nouveau en s’articulant de façon cohérente avec les expériences passées et l’identité et en servant de guide pour l’action et les interprétations futures. On constate ainsi que le découpage entre sélection, interprétation et action est pour une part arbitraire tant les trois processus sont entremêlés. Les trois processus sont d’autant plus entremêlés que la construction de sens est rétrospective : l’action a lieu et le sens qui y a mené est construit ensuite (Weick, 1995). Pour refléter ces imbrications et éviter de donner l’impression d’un processus linéaire unidirectionnel, nous emploierons volontairement les termes dans des ordres différents, parlant aussi

Interprétation des facteurs Making interpretations1 Labelling and categorizing² Selection² Sélection de facteurs Extracting1, noticing1’2 and bracketing² cues Enactment² Engagement dans l’action Engaging in action1 Retention² Changement de l’environnement

1 Termes utilisés par Brown et al.– 2 Terme utilisés par Weick. (Voir l’explication dans le texte ci-après pour ce qui peut apparaitre comme une confusion)

bien du processus de « sélection-interprétation-engagement dans l’action » que d’« engagement dans l’action-sélection-interprétation ».

Ce triple processus fait appel et participe à la construction de l’identité individuelle et collective : « dans la perspective du sensemaking, qui nous pensons être (identité) en tant qu’acteurs organisationnels façonne ce que nous mettons en œuvre et comment nous interprétons, ce qui affecte ce que les autres pensent que nous sommes (image) et comment ils nous traitent, ce qui stabilise ou déstabilise notre identité » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p.416). Si les approches du framing et de l’attribution causale sont uniquement cognitives, la construction de sens, en incluant une dimension identitaire, ouvre la voie à la prise en compte des émotions, notamment parce qu’une identité menacée par l’incertitude entraine des réactions fortes (Hohl et Cohen-Emerique, 1999 ; Sloyan, 2009). Cela semble clé si l’on considère la confiance comme une suspension de l’incertitude, comme nous l’avons posé dans le chapitre précédent.

B. Confiance et sensemaking

Il existe quelques travaux sur le lien entre confiance et sensemaking, que nous pouvons classer en deux catégories14 : ceux qui étudient la combinaison de confiance et de sensemaking pour étudier une autre notion, et ceux qui étudient le processus de confiance lui-même sous l’angle du sensemaking. Cette partie traite du premier cas et la partie C traitera du second.

Une d’étude qui fait appel simultanément au sensemaking et à la confiance pour expliquer un autre phénomène est celle de Louis et al., (2009) sur la façon dont confiance et sensemaking s’articulent avec le leadership distribué dans six établissements d’enseignement secondaire. Chaque école a été visitée trois fois à un an d’intervalle, chaque fois pour une semaine d’observation et une quinzaine d’entretiens. Ils ont compilé leurs résultats sous la forme du cas de deux écoles représentant deux façons de faire sens, deux façons de faire confiance et deux rapports différents au leadership distribué. Ils montrent comment les caractéristiques organisationnelles, la confiance qu’elles inspirent et la façon de construire du sens se combinent pour permettre au leadership distribué de se mettre en place ou non. Confiance et construction de sens sont indiqués comme allant de pair mais l’articulation entre les

14 On pourrait mentionner une troisième catégorie, celles des approches qui disent faire appel au sensemaking mais qui n’en sont pas, selon ce que nous en avons compris. C’est le cas d’Adobor (2005) qui considère que le processus de sensemaking correspond à l’accumulation incrémentale de preuves qui permet de généraliser du sens donné à partir de petits indices. Son hypothèse est que le sens donné aux situations est largement influencé par les attentes initiales. Son étude empirique repose sur l’administration d’un questionnaire et le codage d’entretiens pour vérifier l’hypothèse d’un lien curviligne entre les attentes initiales des partenaires et le degré de confiance accordée. Comme nous l’avons vu juste avant, une approche par le sensemaking consiste à comprendre comment les individus créent du sens à partir des situations. Assimiler le sensemaking à du cumul de preuves et l’étudier via des tests de corrélation par questionnaire ne nous semble pas cohérent avec le

deux n’est pas développée. Dans son étude sur les réactions individuelles à un changement organisationnel majeur dans cinq unités d’une grande entreprise industrielle, Robert Sloyan (2009) a constaté que la façon dont les individus construisent du sens en fonction de leur identité personnelle et organisationnelle était clé et que cette construction de sens était directement liée à la confiance. Dans cette étude, les salariés acceptent le changement organisationnel dans la mesure où le résultat de leur construction de sens est qu’ils peuvent faire confiance à l’organisation, au management, aux processus et aux résultats. L’auteur entend par-là que les individus acceptent le changement organisationnel dans la mesure où ils croient que l’organisation agit dans l’intérêt collectif et est compétente, que le management est compétent et se comporte de façon intègre, que les processus sont justes et prennent en compte leurs intérêts, et que les résultats du changement leur apporteront des bénéfices. Il explore donc le lien entre l’acceptation du changement et des croyances sur la façon dont l’organisation est digne de confiance, croyances forgées via le processus de construction de sens. Laurent Karsenty (2015), quant à lui, a étudié théoriquement le lien entre confiance et construction de sens pour faire face à une crise. Il suggère que la confiance est une condition de la construction d’un sens collectif car elle rassure les individus sur leur capacité à faire face aux risques perçus, et que le sensemaking collectif est une condition de la confiance en permettant de maintenir la cohésion d’équipe et de définir un plan d’action crédible. Le lien est donc étroit entre confiance et construction de sens mais ce sont toujours deux processus distincts.

C. Le processus de confiance vu comme un processus de construction

de sens

Fuglsang et Jagd (2015) ont exploré la façon dont la confiance entre individus est une construction de sens impliquant les institutions dans lesquelles la relation s’inscrit, et plus précisément la façon dont l’institution émerge via le sensemaking des acteurs. Ils ont appliqué cette perspective à l’analyse de l’évolution de la confiance entre jordaniens et israéliens dans cinq entités jordaniennes d’une multinationale israélienne avant et après l’intifada de 2000. La confiance qui s’inscrivait dans des interactions impersonnelles et instrumentales a évolué vers une confiance informelle ancrée dans des relations personnelles et chargées émotionnellement les deux premières années pour revenir au premier type après l’intifada. Les auteurs ont montré comment cette évolution est liée d’abord au sens donné au contexte politique et social et non aux actions des acteurs eux-mêmes, le retour à une confiance impersonnelle permettant de s’affranchir de la situation politique pour s’en tenir à des relations purement professionnelles. Si leur étude de cas concerne le contexte socio-politique, leur développement théorique invite à appliquer ce type de logique au niveau organisationnel en ayant recours au sensemaking pour faire le lien entre confiance des individus et confiance organisationnelle. Cette approche est cohérente avec celle de Lumineau et Schilke (2018) qui considèrent que non

seulement le système se traduit dans les cognitions et comportements des acteurs mais que les croyances et comportements d’acteurs au niveau micro peuvent pénétrer les structures macro, sans toutefois expliciter comment.

Ring (1996) est le seul, à notre connaissance, à avoir théorisé directement la confiance organisationnelle15 comme processus de construction de sens. Il considère que la construction de la confiance repose sur la façon de connaître et d’apprendre à partir des situations vécues et que ce processus implique le sens d’identité et le besoin d’inclusion des acteurs : à travers leurs interactions, les individus projettent, renforcent et font évoluer leur identité ; chaque interaction vient potentiellement questionner ou faire appel à leur référentiel identitaire qu’il qualifie d’« orientation générale dans les situations qui aide à maintenir l’estime de soi et la cohérence de la conception de soi en relation avec les autres » (p.159). Ring distingue deux types de confiance selon deux façons de construire du sens liées à deux façons de connaître, séparée et connectée. Ces façons de connaître font appel, selon lui, à plusieurs éléments liés à l’identité des individus : a/ le rapport à l’expérience, directe et subjective, ou indirecte et objective, b/ l’état d’esprit a priori de doute ou de confiance et c/le rôle des émotions par rapport à la raison. Ring s’inscrit ainsi dans la perspective que nous avons exposée dans le point II, à savoir que le processus même de confiance peut être un processus de construction de sens. Nous allons donc nous appuyer sur les suggestions de Ring en les développant et complétant afin d’explorer comment peut se traduire le processus de confiance vu sous l’angle de la construction de sens.

Résumé et conclusion de la partie II

Nous avons conclu la partie I sur l’idée que la confiance n’est pas la conséquence d’un processus de recherche de sens mais l’émergence d’un processus de construction de sens. Cette partie a développé cette perspective d’un point de théorique. La construction de sens est un processus rétroactif dans lequel la façon de sélectionner des indices parmi une multitude possibles puis de les interpréter justifie l’action qui avait déjà été entreprise et avait ainsi participé à la façon même de percevoir et retenir tels facteurs et telles interprétations plutôt que tels autres. Dans le même temps, la sélection et l’interprétation orientent la suite de l’action. Ce processus est directement lié au sens d’identité et aux schémas mentaux à la fois individuels et collectifs qui affectent le processus tout comme ils peuvent évoluer avec celui-ci. Cette construction de sens est un moyen privilégié de faire face à l’incertitude lorsqu’une situation semble n’avoir pas de sens ou que le sens qui apparait spontanément est trop perturbant. Quelques travaux ont fait le lien entre construction de sens et confiance en montrant qu’ils

15 Sa proposition porte en premier lieu sur les relations de coopération inter-organisationnelle mais il ajoute en note que cela s’applique également au niveau organisationnel.

sont directement liés par exemple pour la mise en place (ou non) d’un leadership distribué (Louis et al., 2009) et l’acceptation (ou non) d’un changement organisationnel (Sloyan, 2009) et que la confiance est une condition pour la construction de sens en cas de crise (Karsenty, 2015b). Au-delà d’un lien direct entre confiance et sensemaking, la confiance elle-même peut être vue comme un processus de construction de sens. Cela a été étudié empiriquement en faisant le lien entre confiance interpersonnelle et contexte socio-politique par Fuglsang et Jagd (2015) qui suggèrent que cela est aussi le cas au niveau organisationnel. Lumineau et Schilke (2018) l’ont suggéré théoriquement sans développer. Ring (1996) est le seul à avoir exposé théoriquement la façon dont la confiance (inter)organisationnelle est une construction de sens à partir des situations vécues, des interactions et de l’identité des acteurs. Selon lui, le processus de construction de sens se décline de deux manières, selon un mode de connaissance séparé ou connecté, qui est associé à deux façons de faire confiance, fragile ou résiliente. Nous allons nous appuyer sur son développement et l’enrichir avec des perspectives complémentaires d’un point de vue théorique.

III. UN PROCESSUS AUX FACETTES MULTIPLES

D’après l’étude de cas multiple de Gustafsson et al. (2020), la préservation de la confiance passe par le lien cognitif en permettant aux individus de comprendre ce qui se passe et recréer une vision positive du futur, par la reconnaissance et le traitement des émotions et par des actions inclusives quant aux décisions qui les concernent (cognitive bridging, emotional embodying et inclusive enactment) ainsi que par la mobilisation des fondations de la confiance propres à l’organisation. Même si leur étude n’est pas faite sous l’angle du sensemaking, ces quatre aspects apparus comme clés pour la préservation de la confiance correspondent aux quatre types d’éléments qui jouent un rôle important dans la construction de sens. Nous allons explorer ces composantes successivement : les croyances et schémas mentaux (partie III.A), la démarche cognitive pour donner ou créer du sens (partie B), le rôle et la prise en compte des émotions dans le processus (partie C) et le caractère plus ou moins inclusif du processus (partie D).

A. Un processus lié à des croyances et schémas

Le processus, de sélection, d’interprétation et d’engagement dans l’action est directement lié aux croyances individuelles et collectives, suggère Ring (1996). Nous allons nous appuyer sur ses suggestions quant aux croyances et schémas mentaux qui jouent un rôle et ajouterons des pistes complémentaires qui se sont avérées utiles16. Pour Ring, ces croyances et schémas mentaux

16 Comme indiqué en introduction du chapitre, ce cadrage n’a pas été fait en amont de la recherche de terrain et de l’analyse des données mais correspond à ce qui est apparu utile en cours d’analyse, conformément au développement d’une théorie ancrée.

s’appliquent aux individus comme au groupe. De la même manière, Bijlsma‐Frankema et Koopman (2004) parlent de schéma cognitif de groupe. Comme eux, lorsque nous parlons de schémas mentaux ou cognitifs de l’organisation, nous parlons des schémas partagés ou servant de norme pour les individus qui la composent.

1. A priori d’opportunisme ou de bienveillance et rapport à l’incertitude

Ring considère que les individus peuvent avoir un « esprit de doute » (« doubting mind »), ou un « esprit de confiance » (« trusting mind »). Il associe l’esprit de doute à un a priori d’opportunisme et une recherche de maîtrise du risque. Dans ce cas la confiance n’est accordée que si suffisamment de preuves sont apportées et les individus ont tendance à rechercher les failles du système (règles, normes, sanctions) et du raisonnement des acteurs. L’esprit de confiance repose sur un a priori de moralité et une acceptation (plus) élevée du risque (Ring parlant de risque et non d’incertitude) qui permettent de faire spontanément confiance et puis retirer sa confiance si trop d’éléments vont à l’encontre. Ce type d’esprit a tendance à rechercher d’abord ce qui les relie aux idées, valeurs et objectifs de l’autre. Si Ring associe les a priori sur les individus/organisations et le rapport au risque, il nous semble utile de les décorréler et d’envisager que le rapport au risque et à l’incertitude puisse être distinct de l’a priori d’opportunisme ou de bienveillance, distinction ébauchée par Bornarel (2007). Dans sa typologie, il croise un contexte favorable ou défavorable à la confiance selon le niveau d’incertitude avec la vision a priori positive ou négative de l’individu. Nous avons montré dans le chapitre précédent que les croyances sur les individus et les organisations et le rapport à l’incertitude existent aussi au niveau organisationnel et au niveau sociétal à travers des normes culturelles et organisationnelles.

2. Une recherche de lois générales objectives ou la prise en compte de cas