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Les études sur la confiance organisationnelle, presque exclusivement issues de la psychosociologie, s’intéressent essentiellement aux caractéristiques qui rendent l’organisation digne de confiance. Un détour par d’autres disciplines rappelle que d’autres éléments entrent en jeu. La psychologie indique le rôle de l’attitude et de la propension individuelle à faire confiance ; l’économie et la sociologie, le rôle du système et des institutions ; les études interculturelles, l’influence du contexte socioculturel. Les études sur la confiance intra-organisationnelle prennent déjà ces éléments en compte mais les études sur la confiance organisationnelle ont des approches plus restrictives qui demandent à devenir plus inclusives. Toutefois, ces approches qui s’inspirent des travaux sur la confiance interpersonnelle frôlent l’anthropomorphisation de l’organisation et ne mobilisent pas ou peu la confiance institutionnelle, alors que l’organisation peut être considérée comme une institution. Si l’on souhaite comprendre la confiance organisationnelle au sens de la confiance des individus dans l’organisation, cela nécessite d’adopter une approche multi-niveau et invite à s’inspirer à la fois des travaux sur la confiance interpersonnelle et des travaux sur la confiance institutionnelle et à trouver comment relier les deux. Enfin, toutes ces approches cherchent les antécédents de la confiance d’une façon déterministe mais ne reflètent pas le caractère dynamique de la confiance et la façon dont elle évolue au fil des interactions.

III. LE CARACTERE DYNAMIQUE DE LA CONFIANCE

Les sources de la confiance présentées dans la partie II correspondent à une approche statique de la confiance, pourtant très tôt des approches ont mis en avant la façon dont la confiance se construit et évolue au fil des interactions. Nous regrouperons dans une première partie les approches qui considèrent la confiance d’une façon quasi mécanique, automatique. D’autres approches, que nous verrons dans la partie B, considèrent qu’il existe différents types de confiance et que l’évolution de la confiance se fait en passant d’un type ou stade à l’autre. Enfin, un dernier courant aborde la confiance comme un processus dynamique continu et systémique, ce que nous développerons dans la partie C.

A. Calcul, réciprocité et renforcement : le côté mécanique de la

confiance

La possibilité de faire évoluer la confiance accordée en fonction des interactions a été abordée d’abord par Axelrod et ses travaux sur les stratégies optimales dans le jeu du dilemme du prisonnier. Il a montré par ces expérimentations l’intérêt de commencer par coopérer puis d’adopter le comportement de l’autre (Axelrod, 1980). Les différentes déclinaisons du jeu de la confiance vont dans le même sens (Johnson et Mislin, 2010)10. Les expérimentations montrent aussi que le comportement des acteurs peut évoluer en fonction du comportement des autres et qu’il peut suffire d’un nombre relativement faible quoique suffisant d’individus coopératifs à qui l’on donne la possibilité d’interagir pour que la coopération s’installe dans l’ensemble de la population (Axelrod, 1981). La confiance devient une stratégie rationnelle, ou du moins fonctionnelle, dans ce type de calcul11.

Si ces expérimentations ont été menées dans des perspectives économiques ou comportementales fondées sur le calcul dans la théorie des jeux, on retrouve aussi la mobilisation de ce type d’expérimentation dans des travaux faisant appel à la théorie de l’échange social (Blau, 1964 ; Coyle-Shapiro et Diehl, 2018). Selon cette théorie, la confiance repose sur des normes de réciprocité, de justice et d’équité. Les interactions ont tendance à engendrer des sentiments d’obligation personnelle ou morale et cette dynamique d’obligation et de réciprocité inscrit la relation dans un échange qui évolue au fil du temps et d’une succession de choix de faire confiance pour honorer cette obligation, les choix étant ancrés dans des considérations sociales et morales et pas seulement économiques. La

10 Nicky Case a développé une version disponible gratuitement en ligne pour le comprendre et l’expérimenter : https://ncase.me/trust/

11 Ce type d’expérimentation portant uniquement sur le comportement sans prendre en compte les croyances et attentes, la distinction entre confiance et coopération n’est pas claire et cela a souvent fait remarquer, mais cela n’est pas l’objet ici.

confiance est alors étudiée dans cette dynamique de réciprocité et dans cette perspective, les études suggèrent que le processus se renforce de lui-même (Koorsgaard, 2018).

Ce caractère d’évolution automatique de la confiance se retrouve dans le modèle intégratif de confiance organisationnelle de Mayer et al. (1995) qui fait référence aujourd’hui (Figure 4 : Modèle intégratif de confiance organisationnelle de Mayer, Davis et Schoorman, 1995).

Figure 4 : Modèle intégratif de confiance organisationnelle de Mayer, Davis et Schoorman, 1995

Dans ce modèle, la confiance est la volonté de se rendre vulnérable à partir de l’évaluation des caractéristiques de l’autre et de sa propension à faire confiance, puis le passage de la volonté à la prise de risque dans la relation dépend de sa perception du risque. Le modèle inclut ensuite une boucle de rétroaction, qui indique que si les attentes sont confirmées, la confiance est renforcée, et si les attentes sont déçues, la confiance est entamée. L’approche est quasi mathématique, ce que l’on retrouve dans la modélisation de la confiance de Castelfranchi et Falcone (2000).

Lorsque la confiance est vue comme un échange social, la relation peut s’inscrire dans une perspective temporelle plus ou moins longue et les notions de justice et d’équité, qui sont des notions élastiques, être définies de manière large et souple. Lorsque l’horizon temporel s’allonge et que les conceptions s’élargissent, la relation peut dépasser la réciprocité directe immédiate et permettre une réciprocité de plus en plus différée, dans une logique de don-contre-don élargie dans laquelle le retour peut prendre des formes différentes (Bruna et Bazin, 2018 ; Koch, 2013). Cette idée de développement à partir d’un don premier de confiance puis de la réciprocité liée à un sentiment d’obligation se retrouve dans le principe de gradualité de Luhmann (in Möllering, 2006), dans la process-based trust de Zucker

Bonnes intentions Compétences Fiabilité Facteurs de confiance perçue* Volonté de confiance Prise de risque dans la relation Résultats Perception du risque Propension à faire confiance

(1986) qui est « liée à des échanges passés comme la réputation ou l’échange de dons » et le résultat des interactions précédentes, impliquant une inscription de la relation dans le temps et dans une attente de réciprocité. Pour Zucker (1986), ce mécanisme de construction de la confiance demande des interactions régulières, de la compréhension et des règles idiosyncratiques.

L’idée de développement de la confiance au fil du résultat des actions de l’autre partie se retrouve également dans le « modèle de renforcement en spirale de la confiance » de Zand (1972) : Le niveau initial de confiance entraine un certain niveau de partage d’information, d’acceptation de l’influence des autres et d’exercice (réduit) du contrôle qui s’influencent ensuite positivement les uns les autres et les réactions de l’autre partie affectent la confiance en retour. Si cette idée de spirale de renforcement montre le caractère dynamique et évolutif de la confiance, son caractère automatique présente deux limites : le danger de lock-in, c’est-à-dire de ne plus réussir à sortir de la relation même si elle dysfonctionne, et le risque de basculement dans une spirale de non-confiance voire de défiance par inversement du mécanisme, sans indiquer de possibilité de sortir de ces deux pièges. Mayer, Davis et Schoorman ont souligné eux-mêmes les limites du côté décontextualisé, linéaire et unidirectionnel de leur modèle (Schoorman, Mayer et Davis, 2007). La dynamique de la confiance ne se limite en effet pas à la réciprocité ou au renforcement. La confiance peut changer de nature et prendre des formes différentes, comme nous allons le voir maintenant.

B. Des évolutions d’un niveau ou type de confiance à l’autre

Les approches que nous venons de voir inscrivent la confiance dans une perspective dynamique mais ne rendent pas compte du fait que la confiance peut prendre différentes formes et changer au fil du temps, comme le suggèrent les auteurs listés dans le Tableau 5 page suivante. Nous avons volontairement laissé les termes anglais dans ce tableau même si nous utilisons nos traductions françaises dans le reste du document.

Pour McAllister (1995), la confiance peut être essentiellement cognitive en portant sur la fiabilité et le professionnalisme de l’autre, ou s’ancrer dans des liens affectifs qui relient les individus via l’attention et le souci de l’autre notamment. Pour lui, ce type de confiance se développe dans un deuxième temps, une fois qu’un certain niveau de confiance cognitive est atteint. D’autres auteurs mettent en avant ce type de passage d’une forme à l’autre de confiance, avec le passage de la confiance calculatrice à la confiance relationnelle pour Rousseau et al. (1998), de la confiance liée au calcul à la confiance liée à la connaissance puis à l’identification pour Lewicki et Bunker (1996) ou de la confiance fragile à la confiance résiliente pour Ring (1996).

Tableau 5 : Inventaire de typologies de la confiance mobilisées dans la littérature organisationnelle

Auteurs Dénominations

Shapiro, Sheppard et

Cheraskin, 1992 Deterrence-based, knowledge-based, identification-based trust Lewicki et Bunker, 1995, 1996 Calculus-based trust (CBT), knowledge-based trust (KBT),

identification-based trust (IBT)

McAllister, 1995 Cognition-based trust, affect-based trust Möllering, 2005a, 2006 Rational, institutional, active trust

Dietz et Den Hartog, 2006 Deterrence-based trust, calculus-based trust, knowledge-based trust, relationship-based trust, identification-based trust Rousseau et al., 1998 Deterrence-based trust, calculus-based trust, relational trust Lewis et Weigert, 1985 Ideological trust, cognitive trust, emotional trust,

mundane/routine trust

Ring, 1996 Fragile trust, resilient trust

Jones et George, 1998 Conditional trust, unconditional trust

Lewicki et Bunker (1995 ; 1996) sont ceux qui ont le plus poussé leur théorisation de l’évolution d’un type de confiance à l’autre. Pour ces auteurs, la confiance lors d’une nouvelle relation repose initialement sur un calcul rationnel des raisons et du coût de rester ou non dans la relation. Cette « confiance liée au calcul » s’appuie sur un système d’incitations et de dissuasions. Dans ce fonctionnement, les parties peuvent faire confiance et se montrer digne de confiance par exemple par souci de leur réputation. Cette confiance se construit progressivement et peut être perdue d’un coup. Une fois que cette forme de confiance est assurée, les individus peuvent développer une « confiance liée à la connaissance » des besoins, préférences et priorités de l’autre. La confiance se développe au fil des interactions qui permettent de savoir comment l’autre fonctionne et de rendre son comportement prévisible. Lorsque la connaissance est suffisamment grande, un troisième stade peut se mettre en place, qu’ils appellent la confiance liée à l’identification, dans laquelle non seulement les individus connaissent ce qui est important pour l’autre mais où ils le partagent, ce qui leur permet d’agir pour le compte l’un de l’autre de façon évidente. Dans ce cas, il n’est plus nécessaire de surveiller l’autre car il devient évident que l’un agira dans le sens des intérêts de l’autre. Pour Lewicki et Bunker, l’évolution de la confiance se fait nécessairement dans cet ordre, quoi qu’il soit possible de ne pas passer au stade suivant.

Lewicki et Bunker (1996) indiquent que les trois types de confiance correspondent à des logiques différentes et que changer de type de confiance demande un changement de paradigme ou de cadre de référence. Selon eux, pour passer de la confiance liée au calcul à la confiance liée à la connaissance, il faut que la situation le nécessite, qu’il n’y ait pas d’arrangements formels, organisationnels ou légaux

qui l’entravent, que la confiance n’ait pas déjà été violée à plusieurs reprises et que les informations collectées jusque-là donnent envie d’aller plus loin dans la relation. Pour passer de la confiance liée à la connaissance à la confiance liée à l’identification, il faut être prêt à investir le temps et l’énergie nécessaire, que les informations collectées sur l’autre jusque-là laissent penser que l’on a suffisamment de choses en commun pour s’identifier l’un à l’autre et avoir envie de s’impliquer affectivement et personnellement dans la relation. Si ces conditions sont réunies, la confiance peut changer de forme. Toutefois, les études empiriques qui se sont inspirées de cette typologie n’ont pas constaté l’évolution proposée d’un type de confiance à l’autre, mais montrent plutôt que le paradigme de départ tend à perdurer dans le temps, l’évolution se faisant à l’intérieur de ce cadre, que cela soit au niveau inter-organisationnel (Möllering, 2006) ou au niveau intra-organisationnel (Nooteboom, 2003b ; Six, 2003). Si la question de savoir s’il s’agit de stades d’évolution de la confiance ou de types différents n’est pas tranchée, ces typologies montrent en tous cas que la confiance est dynamique, qu’elle change au fil du temps et des interactions et qu’elle peut prendre des formes différentes. Elles pointent aussi vers le fait que les raisons et la façon de faire confiance peuvent être bien plus complexes que ce que la recherche d’antécédents et de déterminants laisse entendre, ce que nous allons voir maintenant avec les approches systémiques et complexes émergentes.

C. Un processus systémique actif et permanent

Certains auteurs ont tenté de modéliser la confiance en la considérant comme un processus continu et systémique, comme Laurent Karsenty (2013) concernant la confiance intra-organisationnelle dont le modèle présenté page suivante intègre l’ensemble des éléments vus dans la partie 3 : l’évaluation de l’autre, la disposition à faire confiance, l’évaluation des risques perçus, les attentes forgées, mais aussi les mécanismes organisationnels (comme les dispositifs de contrôle) et tout le contexte culturel et organisationnel.

L. Karsenty ajoute dans un second schéma que la confiance dans l’entreprise combine l’interaction de la confiance en soi, dans les collègues, dans les syndicats et représentants du personnel, dans le management et dans l’organisation elle-même par rapport à des situations de travail particulières. D’autres études théoriques comme empiriques montrent que la confiance est multi-niveau, avec une imbrication de la confiance individu-individu, individu-organisation et organisation-organisation par exemple (Schilke et Cook, 2013) ou de la confiance dans les collègues, dans le supérieur, dans le management et dans l’organisation elle-même (Gillespie et Dietz, 2009 ; Shamir et Lapidot, 2003). En plus de la diversité des sources de confiance, ces études explorant l’imbrication des niveaux montrent que la confiance n’est pas qu’un processus mental se déroulant dans la tête des individus mais un processus systémique incluant d’autres acteurs.

Figure 5 : Modélisation de la production dynamique de la confiance selon L. Karsenty (2013 p.34)

En plus d’intégrer la plupart des sources de la confiance évoquées dans la partie 3, la modélisation de L. Karsenty ajoute une étape de « recherche de sens » au niveau de la satisfaction ou non des attentes, même s’il ne la développe pas. Or, quelques études marginales laissent penser que la recherche de sens est clé. Cet aspect a été développé théoriquement par Tomlinson et Mayer (2009) qui ont mobilisé la théorie de l’attribution causale de Weiner pour proposer que la rétroaction entre violation des attentes et perte de confiance n’est pas automatique mais dépend de l’analyse faite. Un angle complémentaire de la recherche de sens est exploré par Lindenberg (2000) puis Nooteboom (2003) et Six (2003, 2004) qui mobilisent les théories du framing et du relational signalling. Dans cette perspective, chaque action envoie des signaux que l’individu interprète pour décider non seulement si l’autre est digne de confiance ou non mais aussi s’il souhaite maintenir une relation satisfaisante pour les deux parties ou non. L’interprétation de ces signaux repose sur le cadre de référence des individus et de la relation. Möllering quant à lui invite à considérer la confiance comme émergeant du processus de construction de sens (Möllering, 2006, 2013), et suggère que la confiance dans l’organisation se crée avec le sens construit au fil des expérience et interactions.

En ce qui concerne la confiance organisationnelle ou intra-organisationnelle, ces approches ont été mobilisées pour étudier les cas de violation et de restauration de la confiance (Bachmann, Gillespie et

Performances (observées) de B R1 R2 IMAGE A DE B • Compétences • Fiabilité • Franchise • Bienveillance Analyse de la situation Attentes et engagements négociés Attentes et engagements implicites (Décision de) Faire confiance ? Ressources matérielles de confiance Mécanismes Dispositifs de contrôle Stratégie de défense ou abandon collab. Ressources intermédiaires de confiance Disposition à faire confiance Attentes satisfaites ? Recherche de sens

Renforcement (possible) de la confiance Oui Dégradation (possible) de la confiance Non2

Non1 Oui Non Risques perçus C o nt ext e c ul tur el e t o rg an isa ti o nn el

Priem, 2015 ; Dirks, Lewicki et Zaheer, 2009 ; Gillespie et Dietz, 2009 ; Kim, Dirks et Cooper, 2009) mais ne sont pas mobilisées pour étudier l’évolution de la confiance au fil des interactions régulières, sauf deux exceptions notables. Six et Sorge (2008) font appel au framing et au relational signalling pour montrer comment les politiques organisationnelles peuvent contribuer à la construction d’une compréhension commune entre les individus au fil des interactions ; cette compréhension et l’envoi de signaux qui montrent l’intention de poursuivre la relation et leur décodage comme tel permettent de maintenir voire renforcer la confiance face à des situations difficiles. L’étude multi-cas de Gustafsson et al. (2020) sur la préservation de la confiance organisationnelle distingue la préservation de la confiance de sa construction initiale et explore empiriquement comment la confiance est maintenue face à des perturbations externes. Fuglsang et Jagd (2015) et Lumineau et Schilke (2018) suggèrent que la confiance est la construction d’une compréhension commune en faisant appel au sensemaking, les premiers explorant empiriquement la façon dont la confiance entre individus est un processus de construction de sens incluant les institutions et les seconds explorant théoriquement la façon dont la confiance intra-organisationnelle et la confiance organisationnelle se créent mutuellement via le sensemaking.

Ces approches pointent vers le fait que la confiance n’est pas un état ou une succession d’états qui serait la conséquence d’un ensemble de facteurs, mais un processus dynamique en évolution constante. L’étude de la confiance ne porte plus tant sur les caractéristiques perçues que sur la perception elle-même, de l’autre, du contexte, de la situation. La confiance n’est plus un état mais un processus mis à jour constamment dans l’interaction et la recherche de sens devient le cœur du processus de confiance.