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la confiance tient une place ambigüe

Série 1 (février-mai

A. Une qualité de recherche liée au profil du chercheur

Cette partie montre comment la subjectivité du chercheur a été intégrée à la recherche au lieu de chercher à être objectif et distancié.

1. Une instrumentation qui repose d’abord sur le profil du chercheur

Dans ce type de recherche, les compétences et caractéristiques du chercheur sont essentielles à la qualité de la recherche. Il s’agit notamment de savoir poser des questions, savoir écouter, être adaptable et flexible, avoir une bonne connaissance des sujets, et ne pas être biaisé par des idées préconçues nous dit Yin (1994). Le chercheur est l’instrument principal de collecte et d’analyse donc il doit être familier avec le phénomène et le milieu étudiés, avoir un intérêt affirmé pour la dimension conceptuelle, avoir une approche pluridisciplinaire plutôt qu’une formation restreinte et avoir de solides qualités d’investigateur, dont l’obstination et la capacité à faire parler les gens, estiment Michael Huberman et Matthew B. Miles (1991).

Mon parcours jusqu’alors me donnait le bagage nécessaire. Professionnellement, j’ai démarré ma carrière par cinq années dans un cabinet de conseil, me procurant ainsi une connaissance du milieu. Mon expérience suivante en poste opérationnel à responsabilité m’a donné un vécu de terrain des relations de confiance (ou non) entre collègues et avec la direction. Mon master recherche m’a fait explorer le thème de la confiance et le sujet des entreprises libérées avec un regard critique depuis 2013. Mon master m’a également permis d’avoir une première expérience réussie de recherche de terrain avec un positionnement interprétativiste. Personnellement, j’ai un parcours de dix ans de formation en Communication NonViolente©, à l’approche de Communication Efficace de Thomas Gordon© et en techniques de facilitation d’intelligence collective comme le Dialogue de Bohm, qui ont développé notamment mes capacités d’écoute empathique et de reformulation ainsi que la prise en compte des émotions et l’identification des besoins de mes interlocuteurs. J’ai également un long parcours de développement personnel qui me permet d’avoir une bonne connaissance de mes atouts et de mes faiblesses et une capacité à me remettre en question et à prendre en compte mes propres besoins et émotions.

2. Des biais liés à la subjectivité du chercheur à limiter et intégrer

Même si la subjectivité est mise au service de la recherche, elle comporte des biais qu’il est nécessaire de prendre en compte dans l’analyse. Ainsi, le chercheur influence le comportement des acteurs par le simple fait de les observer et de parler avec eux, de poser des questions, de ne rien dire, d’esquisser

un sourire, etc. Un des associés, par exemple, se mettait systématiquement en retrait et ne prenait pas part aux conversations dès lors que j’étais présente alors qu’il participait activement aux échanges en mon absence. Lors de l’analyse, j’ai pris en compte la façon dont ma propre posture ou le contexte de l’entretien et des observations pouvait conduire à donner un sens ou un autre à des comportements ou réponses. Par exemple en février 2018 je demande à assister à une réunion, l’organisateur accepte puis je vois passer un email indiquant « Attention, Anne-Claire sera là ». Sur le coup, je l’ai pris comme une méfiance à mon égard, une invitation à faire attention à leurs propos ou autre. Je ne m’en suis pas tenue à mon interprétation immédiate et après vérification, il s’agissait au contraire de rappeler aux participants de me mettre dans la boucle des emails relatifs à cette réunion pour que j’ai toutes les informations et notamment que je sache le lieu. C’était une période durant laquelle les relations avec plusieurs personnes clés du terrain étaient difficiles et durant laquelle le contexte global était tendu suite au comité annuel d’évaluation et de promotion et à un revirement interne avec l’annonce de l’instauration de lignes de flottaison qui a suscité beaucoup de doutes (chapitre 6). Autre exemple le mois d’après, j’ai suivi un cas RH qui a conduit à des réactions émotionnelles très fortes de la part de différents acteurs (dont moi), et des comportements disproportionnés. J’ai d’abord fait le travail sur moi pour apaiser et mettre à distance les émotions, grâce au soutien de collègues, de ma directrice et de techniques personnelles, puis j’ai cherché à comprendre ce qui s’est passé. J’ai exploré la situation en échangeant avec les acteurs concernés dans la mesure du possible et avec des tiers compétents en parallèle. Cela m’a permis d’apprendre l’existence d’un cas RH majeur qui avait lieu en parallèle qui avait mis la responsable RH et plusieurs autres acteurs sous forte pression. Cela m’a également permis de comprendre des enjeux liés à la fonction RH dans une organisation qui a si peu de règles, enjeux que je n’avais pas identifiés ou dont je n’avais pas pris la mesure jusqu’alors. En juillet 2018, je notais que toutes mes demandes d’entretiens ont été refusées, les gens disant n’avoir pas le temps, y compris ceux qui trouvaient toujours un petit moment. Je me suis alors demandé si c’était lié à la pression de rentabilité qui poussait tout le monde à se concentrer sur les tâches opérationnelles. Cela m’a aidé à faire la part entre la personnalité des individus, les effets de groupes et le contexte.

Je n’ai pas seulement pris en compte l’influence de la subjectivité sur les autres acteurs mais également sur moi-même. J’ai par exemple pris note des émotions ressenties, comme lorsque je note dans mon journal de bord : « je suis un peu contrariée de n’être incluse dans aucune boucle sur l’expérience collaborateurs alors que j’ai fait la demande explicitement deux fois à [la responsable Excol], mais je

passe outre » et quelques temps plus tard, alors que j’apprends que deux soirées Excol ont eu lieu « Je

suis totalement furieuse de ne pas avoir été invitée, alors que j’ai parlé plusieurs fois tout récemment avec [la responsable de l’Excol] et que j’ai dit explicitement que je souhaitais savoir ce qui se passait et pouvoir continuer à suivre. Je devrais aller la voir pour en discuter mais là je me sens trop agacée pour

le faire. Il faut déjà que je dépollue pour pouvoir avoir un échange constructif. Là je me dis qu’elle va

juste me sortir un « j’ai pas pensé » et je ne saurai pas quoi répondre. » puis je documente comment

j’ai traité mes propres émotions avant d’avoir un échange serein et constructif avec la personne concernée. En ce qui concerne ma subjectivité dans les analyses et interprétations, j’ai fait un effort pour prendre conscience des interprétations qui viennent de théories précédentes ou de principes personnels pour les suspendre et m’ouvrir à différentes interprétations qui émergent des données. Cet apprentissage, résumé ici en une phrase, a été un des plus grands défis de ma thèse. Les retours de ma directrice et des critiques du président sur mon « tropisme » vers un modèle qui n’est pas le sien m’ont fait prendre conscience que ce biais était bien plus grand que ce qu’il me semblait. Il m’a fallu ensuite une année supplémentaire pour réussir à m’en affranchir et être capable de faire émerger une théorie ancrée dans ce qui est et non dans la projection d’une organisation en confiance conçue à partir de la théorie ou de mes idéaux.

3. Le rôle clé de l’intuition

L’intuition sert de base à toute théorie significative, considèrent Glaser et Strauss (2010). Le résultat ne vient pas du codage mais de l’« étincelle » qui survient à partir d’une « plongée » du chercheur dans les données ajoute Suddaby (2006). C’est également l’intuition qui permet de faire apparaître les liens et les schémas (Glaser et Strauss 2010). Le codage vient dans un second temps pour administrer la preuve, pour s’assurer que l’idée, le schéma qui a émergé se vérifie, nous disent ces auteurs. En effet, toutes les bonnes idées viennent d’intuitions mais toutes les « intuitions » ne sont pas bonnes, ne se vérifient pas. Dès ma première restitution au président, deux mois après mon arrivée, je lui faisais part du constat que le modèle repose sur les relations et que pourtant, rien n’est en place pour développer la qualité de ces relations, gérer les émotions liées, ou créer des nouveaux processus (de prise de décision, de gestion de conflit etc.) sur la base des relations. Deux ans et demi plus tard, cet élément s’avèrera clé d’après l’analyse finale. Cette intuition apparue dès la première plongée dans les données a ensuite été brouillée par les avis, opinions et hypothèses alternatives qui ont émané à la fois du chercheur et des acteurs qui soufflaient des interprétations, comme des explications par des facteurs organisationnels (ex. ancienneté, secteur d’activité, cercle d’appartenance, directeur avec qui ils ont le plus de contact) ou par des angles théoriques comme la rupture du contrat psychologique (Rousseau, 1989 ; Rousseau et al., 2014) ou la référence à des cadres différents (Goffman, 1991). Toutes ces interprétations potentielles ont d’abord nourri l’analyse pour explorer les données sous différents angles via différents facteurs explicatifs potentiels, sans être concluants. Finalement, c’est en lâchant les différentes hypothèses émanant des acteurs et en me plongeant dans les données que des hypothèses pertinentes sont apparues et ont permis d’aboutir à une théorisation.

B. Un traitement des données itératif au service de la création de