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la confiance tient une place ambigüe

B. Atterrissage dans un terrain incertain et changeant

Lorsqu’un chercheur démarre une étude de terrain, il doit commencer par se familiariser avec son terrain : il atterrit dans un contexte qu’il ne connait pas, avec des enjeux qu’il ne maîtrise pas, sans savoir ce que l’on attend de lui, sans que le terrain sache ce qu’il peut attendre du chercheur (Berry, 2000). Cette partie développe la façon dont s’est déroulé mon atterrissage et mes réflexions par rapport aux questions qui se sont posées.

1. La définition du sujet et le degré d’influence du président sur les choix faits

La première étape est la définition du sujet de thèse, puisque le chercheur peut arriver avec son sujet mais il est plus facile d’obtenir l’adhésion des acteurs si le sujet émane d’une demande du terrain. Pour ma part, je suis arrivée avec un sujet que je voulais étudier suite à mon étude exploratoire de Master Recherche. Le président, qui a été mon premier contact même si l’échange n’avait consisté qu’en quelques phrases, connaissait mon sujet et m’a mise en contact avec les deux personnes en charge de la R&D (recherche et développement), qui ont mené mon processus de recrutement. Ces derniers trouvaient mon sujet tout à fait pertinent par rapport aux enjeux de l’organisation. Pourtant, lors de mon premier entretien avec le président après mon arrivée, celui-ci me dit d’emblée : « Moi j’aime pas le sujet de la confiance, je suis pas sûr que ça soit le bon angle. Je préfère étudier le sujet de la défiance ». Le président m’indique que ses enjeux sont de trouver comment incarner une nouvelle forme d’organisation dans des outils adaptés et comment améliorer l’expérience collaborateur de la même façon que le marketing cherche à améliorer l’expérience client. Lors de notre deuxième entretien, il dit que « ce qui [l’]intéresse vraiment, c’est l’engagement » des salariés. Lorsqu’au troisième entretien je repars de la question de l’engagement, il dit qu’il « s’en fout » si les gens sont engagés ou non, « en fait [il veut] que les gens bossent en harmonie, [il veut] de la fluidité dans le système ». Mes tuteurs m’incitent à ne pas tenir compte de son avis, puisque j’ai constaté moi-même qu’il est changeant, et ma directrice estime que les premières descriptions rédigées justifient de s’en tenir au sujet de la confiance.

Ces entretiens soulèvent la question de la place à accorder aux avis et souhaits du président par rapport à ceux des autres acteurs. Cette question, qui persistera tout au long de la thèse, est d’autant plus prégnante que le président est le fondateur principal de l’organisation et l’actionnaire majoritaire, donc ses avis ont un poids prépondérant pour toutes les décisions structurantes.

2. Des priorités changeantes rendant difficile la compréhension du modèle

Comme indiqué précédemment, j’ai rencontré le président à un colloque sur les entreprises libérées au cours duquel il intervenait comme professionnel. La ligne me permettant d’imputer mes heures de travail consacrées à la thèse s’intitule « thèse sur la responsabilisation dans les entreprises libérées »25. Lors de ma première année dans l’entreprise, SAMSARA a été répertoriée sur la carte des entreprises libérées à l’initiative d’un stagiaire mais avec l’appui d’un associé. L’année suivante, j’ai eu l’aval de mes tuteurs et du président lorsque j’ai soumis un avant-projet de publication dans un ouvrage sur les

25 Le terme de « responsabilisation » a été choisi en accord avec mes tuteurs pour ne pas révéler le sujet de la confiance immédiatement, afin de voir si le sujet était pertinent pour les acteurs sans qu’il soit mis en avant et ainsi limiter un biais.

entreprises libérées. Pourtant, j’ai fait face à un refus du président lorsque j’ai soumis la version complète quelques mois plus tard, non pas pour des raisons de contenu ou de forme mais parce qu’il ne voulait plus être affilié au courant des entreprises libérées de quelque manière que ce soit, même avec une posture critique. Il nous a laissées décisionnaires, ma directrice et moi, en indiquant qu’« [il] ne peut pas s’opposer à la publication donc nous faisons ce que nous voulons, mais nous savons ce [qu’il] en pense ». Il indiquera lors d’une intervention interne pour les salariés quelques mois plus tard qu’il ne veut plus entendre parler d’entreprise libérée ou d’entreprise « responsabilisante » (expression qui figure sur le « socle » interne rédigé en 2016 et toujours en vigueur à mon départ début 2020) mais d’entreprise « plate ».

Ces changements de vocabulaire reflètent des changements de conception du modèle qui se sont accompagnés de changements de priorités de l’organisation, rendant difficile de capter ce qu’est ce fameux « modèle ». D’après mes entretiens avec les associés, mes observations ainsi que les perceptions et expériences d’autres acteurs que j’avais captées, je constatais des façons très différentes de concevoir et mettre en œuvre le modèle SAMSARA chez les différents associés. Lorsque j’ai posé la question de l’alignement des associés et de divergences qui apparaissaient en cherchant à comprendre le modèle SAMSARA, le président m’a indiqué que l’alignement était un non-sujet. Quelques semaines plus tard, il le tenait pour un sujet clé, ce qui conduira au départ ou à l’éloignement de trois associés dans l’année et demie qui suit parce que leurs conceptions et attitudes étaient trop en décalage avec l’intention du président26. Pourtant, entre temps, deux de ces trois associés avaient pris en charge les trois plus gros chantiers de 2017 (amélioration de l’expérience des collaborateurs, ou « Excol », et marketing) et le troisième a pris la direction de celui de 2018 (réorientation rentabilité, voir chapitre suivant). Cela a envoyé aux salariés (dont je faisais partie) des signaux contradictoires sur les intentions et priorités et conduisant à ce qu’à peine je comprenne (ou crois comprendre) le modèle SAMSARA, ou que je capte un morceau de l’écosystème, aussitôt il change. Le processus d’évaluation et de rémunération a changé chaque année, le suivi des collaborateurs est passé d’un programme de mentoring en vigueur à mon arrivée à un suivi par des « LRH » durant ma première année de présence, programme dont les modalités ont muté les années suivantes. Des nouveaux cercles ont été créés tandis que d’autres ont cessé leurs activités ou ont été regroupés, l’un des regroupements émergeant à l’initiative d’un directeur arrivé et reparti au cours de ma période de terrain. Au final, comprendre comment ces changements permanents font partie du modèle même a fait partie intégrante de la recherche puisqu’ils entretiennent une incertitude constante. Cependant, ils ont allongé la période

26 Mes contacts informels avec certains salariés après la fin de mon contrat m’ont appris que celui des trois qui n’avait pas quitté l’organisation pour de bon a repris une responsabilité clé en 2020, confirmation supplémentaire de ce côté changeant.

d’atterrissage nécessaire pour comprendre le fonctionnement de l’organisation et identifier le « vrai » sujet.

3. Une légitimité à construire vis-à-vis des acteurs… et de soi

Au-delà de l’atterrissage et de la compréhension de l’écosystème permettant au chercheur de définir son sujet, il lui faut trouver sa place et « devenir quelqu’un », être impliqué et sollicité, ce qui peut prendre du temps (Berry 2000). Peu après mon arrivée, des groupes de travail et chantiers sont lancés pour améliorer l’expérience des collaborateurs et l’associé qui pilote le chantier souhaite que je contribue aux chantiers. Cela pose alors la question de mon positionnement. Il me donne en effet une place de chercheur et me considère légitime deux mois après mon arrivée. « Être quelqu’un » est gratifiant (Berry, 2000). En revanche, il souhaite que je donne des avis et apporte des préconisations alors que je ne suis là que depuis quelques semaines et que j’ai besoin de temps pour comprendre l’organisation et son fonctionnement ainsi que pour connaitre les notions et concepts en organisation, psychologie, sociologie ou autres qui sont pertinents afin de ne pas intervenir à partir de mon expérience personnelle préalable mais au titre de chercheur. Pour moi, ces réunions sont d’abord une source de données d’observation pour comprendre l’organisation, comment sont prises les décisions, comment évoluent les processus, et pouvoir croiser avec les perceptions qu’ont les acteurs de leur mise en œuvre. Je ne souhaite pas apporter des retours immédiats « à chaud » qui sont des avis personnels plus que des analyses liées à mon rôle de chercheur. Lorsque j’explique ce choix, il est compris et respecté… jusqu’à la réunion suivante, et encore plus lorsqu’il s‘agit d’un atelier de travail et non d’une réunion, au cours duquel le responsable des chantiers Excol me demande explicitement de ne pas utiliser mon ordinateur ou mon cahier pour prendre des notes mais de participer aux échanges. Ce type de situation pose concrètement la question de la position du chercheur par rapport à ce(ux) qu’il observe et interroge la façon dont le chercheur contribue à son terrain d’une façon qui valorise sa recherche et donne aux acteurs une impression de donnant-donnant.

La légitimité en tant que chercheur s’est construite au fil des restitutions qui ont été faites en incluant les acteurs pour appuyer la validité de la recherche, comme nous y reviendrons dans la partie C. J’ai également été sollicitée pour réécrire un extrait de dossier CIR (pour le crédit impôt recherche) pour lui donner une dimension plus organisationnelle alors qu’il était rédigé sous un angle technique. J’avais une demi-journée pour le faire car le dossier devait être envoyé le soir même. J’ai réussi l’exercice et ce jour-là, j’ai senti que j’étais capable de contribuer à l’organisation au titre de chercheur et de connaissances et compétences académiques. Je suis ensuite devenue l’interlocutrice des étudiant.e.s qui contactaient l’organisation pour des mémoires et autres études et ai été sollicitée

systématiquement pour la constitution ou relecture des sujets organisationnels liés au CIR, montrant que j’étais reconnue pour ces compétences.