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particuliers subjectifs

C. Un processus émotionnel

Si la confiance est un processus cognitif, comme nous venons de le voir, plusieurs auteurs considèrent qu’elle est également un processus émotionnel en ce qui concerne celui qui fait confiance, même si la place des émotions17 diffère selon leurs approches (Lewis et Weigert, 1985 ; Möllering, 2006 ; Nooteboom, 2003a ; Six, 2004 ; Tomlinson et Mayer, 2009).

17 Si nous reconnaissons qu’il existe des subtilités entre émotions, humeurs, sentiments et affects, les distinctions ne sont pas significatives en ce qui nous concerne donc nous utiliserons les termes émotions et affects de façon

Pour Ring (1996), la confiance liée au calcul est uniquement cognitive, tandis que la confiance qu’il qualifie de résiliente fait appel à un mode de connaissance à la fois cognitif et affectif. Dans le premier cas la raison domine les émotions, la façon de connaître et de donner du sens est purement cognitive, tandis que dans le second cas les émotions et affects sont valorisés et la connaissance peut avoir recours à l’empathie. Il parle donc du recours aux affects dans le processus même de connaissance, chez celui qui fait confiance. Lorsque McAllister (1985) parle de confiance cognitive et de confiance affective, il s’agit des critères pris en compte à propos de celui à qui l’on fait confiance. Lewis et Weigert (1985), en revanche, comme Ring, l’abordent au niveau de celui qui fait confiance et considèrent que la confiance est un processus qui combine aspects cognitifs et aspects émotionnels chez celui qui fait confiance, en interaction avec l’objet de confiance et le collectif du contexte social dans lequel cette relation s’inscrit.

Lewis et Weigert (1985) justifient le rôle des émotions en s’appuyant sur les réactions d’indignation ou de colère lorsque l’individu pense que l’autre a abusé ou trahi. On le voit aux termes utilisés puisqu’on parle de « trahison », de « violation ». Selon la théorie du framing, les émotions sont un signal d’alerte qu’un comportement sort du cadre de ce qui est normal. Dans cette perspective, les émotions sont ce qui vient faire dire que quelque chose n’est pas « normal » au sens où cela sort du cadre et qui évite l’aveuglement (Lindenberg, 2000 ; Nooteboom, 2003a). Si l’on revient à notre définition de la confiance comme suspension de l’incertitude, la confiance que les individus vont se comporter selon notre cadre est le fonctionnement par défaut : on passe notre temps à faire « comme si » les choses graves n’allaient pas se passer, comme si les interactions n’allaient pas sortir du cadre, sinon on ne pourrait pas fonctionner, étant donné que notre rationalité est limitée (Simon, 1965). Si un comportement ne correspond pas au cadre de référence, un signal d’alerte est envoyé sous forme d’émotion.

Suite au signal d’alerte, l’individu peut subir ses émotions en se laissant emporter et interpréter les situations en fonction de son ressenti, dans un comportement automatique, ou il peut utiliser sa cognition pour capter le signal d’alerte et chercher à donner du sens, dans un comportement rationnel dit Nooteboom (2003). Ce dernier, s’inspirant de Damasio et de Spinoza (Damasio et Fidel, 2005) considère que les émotions participent ainsi du processus, cognition et émotion s’alimentant. Cependant, dans le courant du framing et du relational signalling dans lequel il s’inscrit, si les émotions servent d’alerte, le processus est ensuite purement cognitif et évince la question des émotions. On le voit par exemple dans les travaux de F. Six qui traitent du processus de confiance face aux

interchangeable pour désigner les quatre, comme c’est le cas chez les quelques auteurs qui traitent des affects de celui qui fait confiance.

perturbations et n’abordent pas la question des émotions hormis le fait que le comportement de l’autre envoie un signal perçu positivement ou négativement (Six, 2004). Tomlinson et Mayer (2009) développent l’explication des réactions émotionnelles négatives fortes en cas de violation et considèrent que la colère vient de l’interprétation que l’autre est à blâmer pour le résultat négatif (locus interne et contrôlabilité) et entraine des actions de protection, et que la peur, le désespoir ou la résignation sont liées à une interprétation de stabilité qui conduit à anticiper que le comportement va se reproduire. Dans ce type de perspective, les émotions résultent du processus, ce que l’on retrouve dans les définitions incluant la vulnérabilité ou la sérénité (ex. Karsenty, 2013 ; Mayer, Davis et Schoorman, 1995).

Si les émotions peuvent être un signal d’alerte ou une résultante du processus d’analyse de la situation, Lewis et Weigert (1985) supposent que les émotions jouent aussi un rôle dans la façon même dont la confiance est établie et entretenue et que l’aspect émotionnel de la confiance est aussi réciproque et intersubjectif que la base cognitive, même si l’on ne sait pas comment. Lewicki et Bunker (1995) considèrent qu’en cas de violation de la confiance, une réaction émotionnelle négative est déclenchée en même temps que l’incertitude et l’instabilité refont surface et qu’un processus cognitif s’enclenche ensuite. Cependant, ces auteurs considèrent comme Lewis et Weigert que le processus n’est ensuite pas seulement cognitif pour comprendre ce qui s’est passé, mais également affectif pour traiter activement les émotions ressenties vis-à-vis de la situation et de l’autre. Gustafsson et al. (2020) ont identifié la reconnaissance et la prise en compte des émotions comme une des trois clés pour préserver la confiance. Il s’agit de faire des émotions déclenchées une priorité et de créer des espaces où les émotions peuvent être partagées, examinées et modifiées. Cela demande un effort à la fois individuel et collectif pour créer des environnements sociaux qui permettent ce processus. Tomlinson et Mayer (2009) suggèrent eux aussi que les émotions ne sont pas seulement une résultante du processus d’attribution causale mais affectent la façon dont les individus traitent l’information sur les autres, sans toutefois préciser comment.

Pour Ring (1996) et pour Lewicki et Bunker (1996) les affects ne rentrent en ligne de compte que pour les formes plus « élevées » de confiance, résiliente pour le premier, liée à l’identification pour les seconds. Michele Williams (2001), en revanche, suggère que les affects sont toujours présents mais à des degrés et de façon différente. Cette conception s’inscrit dans la lignée de Lewis et Weigert (1985) qui considèrent que la confiance repose toujours sur une combinaison de réflexion rationnelle et d’émotions et qu’exclure l’un ou l’autre de l’analyse de la confiance ne permet pas de comprendre le phénomène correctement et assimile la confiance à la prédiction rationnelle (en cas de rationalité forte et d’absence d’émotion), à la foi (en cas d’émotion forte et d’absence de rationalité), ou encore à la fatalité (en cas d’émotion faible et d’absence d’émotion). Si l’on considère les cas où les deux sont

présents, selon la place faite aux émotions par rapport à la rationalité, Lewis et Weigert distinguent quatre types de confiance : la confiance idéologique lorsque le saut de confiance repose à la fois sur des affects positifs forts à l’égard de l’objet de confiance et sur une rationalité forte ; la confiance cognitive lorsque les raisons rationnelles ont plus d’importance que les éléments affectifs : la confiance émotionnelle lorsque les affects positifs ont plus d’importance que les raisons rationnelles ; la confiance de routine lorsque éléments affectifs et raisons rationnelles sont présents mais faibles. Pour ces auteurs, ce mécanisme se joue à la fois au niveau individuel et au niveau collectif et doit donc prendre en compte la façon dont les niveaux psychologique et social/institutionnel s’imprègnent mutuellement.

Si tous ces auteurs suggèrent le rôle des émotions, la façon dont ce rôle se traduit n’est pas développée. Jones et George (1998) apportent un éclairage. Ils considèrent que les émotions et les humeurs sont des aspects fondamentaux de la confiance, à la fois par les réactions émotionnelles ressenties dans les interactions mais aussi par la façon dont les émotions et les humeurs influencent les jugements et opinions sur les autres. Une humeur positive conduit à percevoir l’autre comme davantage digne de confiance, tandis que l’autre sera jugé moins digne de confiance si l’individu qui veut faire confiance est de mauvaise humeur. Pour ces auteurs, le ressenti (émotions et humeurs) influence davantage les attentes et la suite de l’expérience de confiance que les valeurs et attitudes et constitue donc un élément essentiel à prendre en compte. Michele Williams (2001) suggère que l’influence des affects ne porte pas seulement sur ces processus cognitifs mais aussi sur la motivation même à faire confiance et sur les comportements de confiance. Cependant, ces trois approches sont théoriques et nous en savons toujours peu sur la façon dont le rôle des émotions dans le processus de confiance se traduit concrètement, faute d’études empiriques (Van Knippenberg, 2018). Si le rôle des émotions apparaissait peu dans la conception initiale de Weick du sensemaking, il a ensuite a été vu comme un élément important, le processus de construction de sens intervenant au cours d’une expérience intense émotionnellement dans la mesure où ne devient événement qu’une situation qui déclenche une réaction émotionnelle intense et où le processus se conduit dans une situation d’incertitude (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005).