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Une approche constructiviste de l’accès à la citoyenneté

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 28-37)

Au-delà de l’étude de l’émergence et du parcours de la revendication d’ouverture du mariage, ce travail conduit à s’interroger sur la citoyenneté des homosexuel-le-s. En effet, selon la définition classique proposée par T.H. Marshall, la citoyenneté désigne « le statut octroyé à ceux qui sont les membres à part entière d’une communauté » et « tous ceux qui possèdent ce statut sont égaux en regard des droits et des devoirs qui le composent ». Or, ce sont précisément les rapports entre l’État, qui incarne historiquement cette communauté dans notre société, et les membres de ce groupe social, les droits et les devoirs qui en découlent et les relations avec les autres citoyens qui les accompagnent, qui sont au cœur de mes préoccupations (53). Dans cette pers-pective, l’histoire révèle que « la citoyenneté est une ressource politique inégalement distribuée au sein d’une communauté politique donnée » (54) qui, comme le rappelle Bérengère Marques-Pereira au sujet des femmes, « se définit toujours par référence à une communauté politique (…) autodéfini[e] de manière arbitraire » (55). Par conséquent, la citoyenneté apparaît à la fois comme un instrument d’inclusion et d’exclusion. Elle déter-mine « l’appartenance à la communauté politique à la fois en définissant les frontières de l’exclusion et les lisières des droits et de l’accès qui assurent l’exclusion de certains nationaux » (56). Sur cette base, l’ouverture du mariage

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(52) Charles Wright Mills, « Le métier de sociologue », in Id., L’imagination sociologique, Paris : François Maspero, 1977, p. 200. (53) Terence H. Marshall, « Citizenship and Social Class », in Robert E. Goodin et Philip Pettit (éds), Contemporary Political

Philosophy : An Anthology, Oxford : Blackwell, 1997, p. 300.

(54) Matteo Gianni, Multiculturalisme et intégration politique : La citoyenneté entre reconnaissance de la différence et reconnaissance de l’égalité : Thèse de doctorat, Genève : Université de Genève, 1999, p. 13.

(55) Bérengère Marques-Pereira, La citoyenneté politique des femmes, Paris : Armand Colin, 2003, p. 15.

(56) Jane Jenson, « Des frontières aux lisières de la citoyenneté », in Jane Jenson, Bérengère Marques-Pereira et Éric Remacle (dir.),

civil aux couples de même sexe correspond à l’extension d’un droit civil ancien à une partie de la population qui en était auparavant exclue. Il s’agit à première vue d’un mécanisme susceptible d’enrichir le statut de citoyenneté des personnes visées et de leur garantir un accès plus complet aux droits et devoirs prévus par celle-ci, même si, à partir de cette définition, elle exclut probablement d’autres catégories de personnes.

Depuis le début des années 1990 (57), la question de l’inclusion ou de l’accès à la citoyenneté des membres de groupes sociaux minorisés a fait l’objet de débats renouvelés en science politique, tout parti-culièrement en théorie politique. Si ces discussions ont surtout porté sur la reconnaissance de la diversité culturelle (58), « l’intégration des immigrés » (59) et l’accommodement des minorités nationales, elles ne s’y limitent pas et certains auteurs (parfois les mêmes) ont aussi traité des femmes (60) ou des homosexuel-le-s (61). Surtout, comme l’a posé Matteo Gianni dans sa thèse de doctorat, ce sont les modes de raisonnement nou-veaux à travers lesquels a été pensée l’inclusion qui sont importants. Dans ce cadre, si on adopte une « pers-pective large du multiculturalisme » (62), « l’objectif principal de cette approche n’est p[lu]s de savoir si un groupe donné peut être défini comme étant un groupe culturel ; il s’agit plutôt de comprendre quels sont les effets, entraînés par le fait d’être différent, sur la réalisation effective des droits de citoyenneté » (63).

Souvent insatisfaites de la critique communautaurienne du libéralisme politique (64), ces discussions ont porté sur la compatibilité entre citoyenneté et reconnaissance des identités ainsi que sur les modes concrets de leur articulation (65). Elles ont plus spécifiquement exploré les possibilités de déterminer « des modalités politiques plus ouvertes à la prise en considération de certaines différences culturelles tout en affirmant

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(57) Will Kymlicka et Wayne Norman, « Return of the Citizen : A Survey of Recent Work on Citizenship Theory », Ethics, vol. 104, n° 2, p. 352 – 381; Engin F. Isin et Bryan S. Turner (dir.), Handbook of Citizenship Studies, Londres: Sage, 2003. (58) Notamment Paul Magnette, « Citoyenneté et diversité culturelle », in Jane Jenson, Bérengère Marques-Pereira et Éric

Remacle, op. cit., p. 31 – 44.

(59) Par exemple Andrea Rea, « Accès à la citoyenneté et absence de reconnaissance », in Jane Jenson, Bérengère Marques-Pereira et Éric Remacle, op. cit., p. 125 – 149.

(60) Outre les ouvrages déjà cités, se referrer à cette synthèse: Bérengère Marques-Pereira, « L’inclusion des femmes en politique et la théorie politique anglo-saxonne », in Christine Bard, Christian Baudelot et Janine Mossuz-Lavau (dir.), op. cit.,

p. 127 – 141.

(61) Voir le débat sur la citoyenneté sexuelle, présenté dans le dernier chapitre.

(62) Selon Matteo Gianni, la conception « large » du multiculturalisme refuse une conception anthropologique étroite de la culture au profit d’une conception pragmatique et relationnelle de celle-ci qui prend plutôt en compte ce qui est fait aux individus en fonction de l’appartenance à certains groupes sociaux, que celles-ci soient culturelles ou « subculturelles ». Matteo Gianni, « ¿ Cual podría ser la concepción liberal de ciudadanía diferenciada », in Francisco Javier de Lucas Martin (dir.), La multiculturalidad : Cuadernos de Derecho Judicial, n° 6, Madrid: Consejo General del Poder Judicial, 2001, p. 26 – 28.

(63) Matteo Gianni, Multiculturalisme et intégration politique, op. cit., p. 85 – 86.

(64) Matteo Gianni, « Multiculturalisme et démocratie: quelques implications pour la théorie de la citoyenneté », Revue suisse de science politique, vol. 1, n° 4, p. 1 – 39. Voir aussi, pour une présentation plus large de ces débats, Id., Les liens entre citoyenneté et démocratie sur la base du débat « Libéraux – Communautariens » : Réflexions autour de la démocratie multiculturelle, Genève : Université de Genève, 1994 et Justine Lacroix, Communautarisme versus libéralisme : Quel modèle d’intégration politique ?, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2003.

(65) Engin F. Isin et Patricia K. Wood, Citizenship & Identity, Londres : Sage, 1999; Michel Wieviorka, La Différence : Identités culturelles : Enjeux, débats et politiques, La Tour d’Aigues: Éditions de l’Aube, 2005, p. 71 – 72. Voir aussi Id., « The Making of Differences », International Sociology, vol. 19, n° 3, 2004, p. 281 – 297.

l’exigence de préserver un ensemble de droits et de devoirs de citoyenneté permettant la délibération » (66). Ces auteurs ont souvent mis en cause la neutralité et l’universalité de la citoyenneté, ainsi que l’idée selon laquelle l’individu devrait nécessairement se détacher de ses appartenances identitaires et matérielles lorsqu’il entre dans la sphère publique (67). Ils ont la plupart du temps prôné la reconnaissance d’un statut politique plus important aux différences et certains ont défendu, à l’instar de Charles Taylor (68), Will Kymlicka (69) ou Iris Young (70), la mise en place de formes plus différenciées de citoyenneté.

Toutefois, si j’ai été influencé par ces débats au début de ma recherche, ma thèse s’inscrit dans une autre approche, plus sociologique que philosophique, de la question de l’accès à la citoyenneté. Plutôt que de m’intéresser aux principes selon lesquels réconcilier citoyenneté et identité, j’examine les mécanismes à travers lesquels cet accès a été imaginé, revendiqué voire obtenu, ceux-ci étant pris comme le point de départ à partir duquel interroger les termes et les formes empruntées par cette demande de citoyenneté. En d’autres mots, c’est à partir de l’étude détaillée du processus d’émergence et de construction de la revendication d’ouverture du mariage aux unions de même sexe que je considère la manière dont cette demande peut ou non être productrice de citoyenneté. Cette analyse, plus proche des méthodes de la sociologie politique clas-sique, s’inspire des perspectives constructivistes (71) en sciences sociales, selon lesquelles « les catégories de représentation et d’action sur la société sont loin d’être immanentes et (...) font l’objet d’un travail d’élaboration souvent conflictuel où les capacités d’intervention sont inégalement réparties entre catégorisants et catégorisés » (72). Loin d’être considérée comme un donné, la citoyenneté est donc appréhendée à la fois comme un objet de luttes et le résultat provisoire et précaire de celles-ci, ce qui rappelle la centralité du conflit dans les travaux théoriques de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau (73). Il en résulte que ce sont ces conflits qu’il convient de décortiquer, en utilisant des outils plus proches de ceux du sociologue ou de l’historien que ceux du philosophe. Les formes concrètes dans lesquelles l’accès à la citoyenneté est demandé voire obtenu appa-raissent elles-mêmes comme construites et doivent être pour cela problématisées.

Une telle approche caractérise notamment plusieurs travaux sur la parité, dont ceux proposés par Joan W. Scott et Éléonore Lépinard. Le livre de l’historienne américaine traite en effet des rapports entre citoyenneté et différence des sexes et des termes par lesquels les femmes peuvent devenir des citoyennes à part entière. Toutefois, c’est à partir de l’étude de la mobilisation paritaire et du parcours de l’idée de parité que Joan W. Scott étudie cet objet, affirmant que cette revendication constitue une solution inédite au dilemme

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(66) Matteo Gianni, Multiculturalisme et intégration politique, op. cit., p. 257.

(67) Bérengère Marques-Pereira, La citoyenneté politique des femmes, op. cit., p. 112 – 113 et 116 – 119.

(68) Charles Taylor, « The Politics of Recognition », in Amy Gutmann (éd.), Multiculturalism. Examining the Politics of Recognition, Princeton: Princeton University Press, 1994, p. 25 – 75.

(69) Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford : Oxford University Press, 1995.

(70) Iris M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton: Princeton University Press, 1990.

(71) Ou constructionnistes, selon les langues et les disciplines. Ce regard constructiviste s’inspire des travaux sur le genre et la sexualité, présentés à la fin de ce chapitre.

(72) Marco Martiniello, Patrick Simon, « Les enjeux de la catégorisation. Rapports de domination et luttes autour de la représentation dans les sociétés post-migrations », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 2, 2003, p. 7. (73) Notamment Chantal Mouffe, The Return of the Political, Londres – New York : Verso, 2005 (édition originale : 1993),

de Wollstonecraft (74) et une redéfinition intéressante de l’universalisme républicain (75). Sa méthode est décrite dans les termes suivants : « L’examen de la parité m’a conduite à un examen critique de la philosophie et des pratiques politiques françaises – les deux diffèrent mais les connexions entre elles se révèlent, en l’occurrence, passionnantes. Ce sont en effet les connexions qui, en fin de compte, définissent ce mouvement. Et qui, de plus, donnent leur signification à quelques-uns des problèmes majeurs rencontrés par la seconde vague du féminisme aussi bien en France qu’aux États-Unis. (…) Pour nombre de féministes (sans parler des philosophes et des psychanalystes), ces questions ont nécessité « un détour obligé par la philosophie ». L’approche que j’ai choisie (…) emprunte une autre voie, qui demande davantage à l’histoire qu’à la philosophie de l’éclairer » (76). Si elle n’est plus centrale, la théorie n’est donc pas pour autant rejetée. Son apport est déplacé ; elle devient un horizon de sens constitutif de la culture intellectuelle du chercheur qui l’aide à poser certaines questions, à baliser et à ordonner sa réflexion. Éléonore Lépinard ne défend pas autre chose en analysant les conflits et les stratégies visant à définir ce que recouvre la notion d’égalité pour interroger les modalités d’accès des femmes à la citoyenneté. Pour cette chercheure, « ces luttes discursives et politiques révèlent que la notion d’égalité, figure centrale du régime démocratique qui semble relever de l’évidence, n’est en réalité pas fixée mais plutôt en évolution constante, qu’elle fait l’objet de négociations et de reformulations » (77). En consé-quence, le terrain constitue à nouveau le tremplin pour interroger les formes de l’accès à la citoyenneté (78).

Outre des considérations d’ordre méthodologique et pragmatique, ce changement de perspective découle aussi de la volonté d’appréhender la différence d’une autre manière que la plupart des auteurs appar-tenant à la première approche, ainsi que du besoin de plus d’épaisseur sociologique à ce niveau. Ces différents types de « frustrations » m’ont progressivement conduit à déplacer mon regard et à chercher d’autres façons d’étudier mon objet, plus susceptibles de répondre à mes aspirations. Malgré de nombreuses précautions et la diversité des positions défendues, ces auteurs s’interrogent assez peu sur ce qui constitue la différence – pour-tant centrale dans leur raisonnement -, ce que celle-ci représente ou comment elle est produite et reproduite. Ils décrivent plutôt la manière dont elle est réprimée et rendue invisible par la société, ainsi que les consé-quences d’un tel phénomène pour les individus. Comme l’écrit Michel Wieviorka, « ils construisent le plus souvent leur problématique à partir de l’image d’identités d’ores et déjà constituées, relativement stables et prises, comme telles, pour point de départ de leur réflexion » (79), ne s’intéressent « en aucune façon à la trans-formation des différences, à l’émergence de nouvelles identités, aux processus de décomposition et de recom-position qui les affectent » (80). De cette manière, ils considèrent surtout la « différence externe », c’est-à-dire celle qui distingue un groupe social du reste de la société, engendrant pour cette raison des formes de discri-mination. Cela les amène, sur un plan normatif, à proposer de reconnaître politiquement et socialement les

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(74) L’expression est de Carole Pateman. Bérengère Marques-Pereira, La citoyenneté politique des femmes, op. cit., p. 114 – 115. (75) Ces deux constats font écho à certains de ses travaux précédents, dont Joan W. Scott, « L’énigme de l’égalité »,

Cahiers du Genre, n° 33, 2002, p. 17 – 42.

(76) Joan W. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes, Paris : Albin Michel, 2005, p. 15.

(77) Éléonore Lépinard, L’égalité introuvable. La parité, les féministes et la république, Paris : Presses de Sciences Po, 2007, p. 14 (78) Ibid, p. 257 et suivantes ainsi que sa thèse de doctorat, où cet aspect est plus étoffé : Id., L’égalité introuvable : stratégies

de légitimation et mise en œuvre de la parité politique en France : Thèse pour l’obtention du Doctorat en Sociologie : Présentée et soutenue publiquement le 16 décembre 2004, Paris : EHESS, 2004 - 2005. Voir aussi Id., « The Contentious Subject of Feminism : Defining Women in France from the Second Wave to Parity », Signs, vol. 32, n° 2, 2007, p. 375 – 403. (79) Michel Wieviorka, op. cit., p. 52.

différences en les entérinant à travers un certain nombre de droits et en les ajoutant aux formes généralement acceptées de l’universel. En d’autres mots et sans trop forcer le trait, ils s’efforcent d’adapter des modèles de citoyenneté à un certain nombre de caractéristiques sociales qui ne sont pas ou très peu interrogées.

Ce mode de raisonnement s’avère problématique à plusieurs égards. Il passe souvent sous silence les différences internes à chaque groupe social ou les subordonne aux différences externes propres au groupe (81). Surtout, il ne considère pas suffisamment les dynamiques de construction des différences, les processus de catégorisation et de subjectivation. Pourtant, de nombreux travaux, notamment sociologiques ou anthropo-logiques, ont montré à partir de terrains divers (82) que les différences ne préexistent pas aux rapports sociaux, mais se construisent et évoluent à travers ces interactions. En outre, tout porte à croire que la compréhension de ces rapports sociaux s’avère fondamentale pour penser l’accès à la citoyenneté à un niveau théorique et implique là aussi l’adoption d’une perspective plus constructiviste. Enfin, ce mode de raisonnement lie, au moins implicitement, l’accès à une citoyenneté plus entière à la libre expression (c’est-à-dire à l’expression et à la libération) de caractéristiques personnelles et collectives précédemment réprimées. Ce faisant, il confirme l’antériorité des différences aux rapports sociaux et postule la possibilité de les retrouver, intacts et authenti-ques, une fois l’oppression levée. Ce raisonnement, qui réveille la fiction problématique de l’existence d’une vérité intérieure qui se révélerait au travers de l’inclusion, évacue plus encore la possibilité de s’interroger sur ce qui constitue la différence et comment elle fonctionne. En conclusion, la différence apparaît dans cette approche comme un donné relativement stable et figé, auquel il s’agit de faire droit pour promouvoir la pleine citoyenneté des membres de groupes sociaux minorisés. Le débat porte alors sur les manières de mettre cet objectif en œuvre, ainsi que sur la compatibilité entre certaines spécificités identitaires et certains principes de la citoyenneté.

Le virage à la fois constructiviste et plus sociologique de mon travail a aussi été profondément influencé par l’étude de l’évolution de la notion de genre dans le cadre de mon mémoire de DEA (83) et la découverte des travaux d’histoire et de sciences sociales sur la sexualité. Même s’il s’agit a priori d’un autre enjeu (quoique le genre renvoie aux différences entre hommes et femmes), le contenu des débats et, surtout, la nature des opérations intellectuelles posées, m’ont semblé offrir, par analogie, des réflexions intéressantes pour les discussions sur l’inclusion. Au cours des quarante dernières années, la notion de genre a en effet connu

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(81) Même si c’est de moins en moins le cas suite au développement des réflexions sur l’intersectionnalité, qui a permis de formaliser et d’opérationnaliser les critiques relatives à la non prise en compte des différences internes. Voir aussi la notion de série proposée par Iris M. Young, qui évite de postuler une essence commune aux membres d’un groupe social, mais s’attache à définir, sur des bases plus matérialistes, ce qui les distingue des autres membres de la société, c’est-à-dire la question de la différence externe. Iris M. Young, « Gender as Seriality : Thinking about Women as a Social Collective », Signs, vol. 19, n° 3, 2004, p. 713 – 738.

(82) Quelques textes classiques: Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion: Enquête sociologique au coeur d’une communauté, Paris: Fayard, 1997 (édition originale: 1965); Erving Goffman, Stigmate: Les usages sociaux des handicaps, Paris: Éditions de Minuit, 1975 (édition originale: 1963); Christine Delphy, L’ennemi principal. 1/ Économie politique du patriarcat, Paris : Syllepse, 1998 et Id., L’ennemi principal. 2/ Penser le genre, op. cit.

(83) David Paternotte, Retour sur le concept de genre et sa portée : vers un élargissement des études du même nom ? : Mémoire présenté dans le cadre du DEA en sciences politiques, Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 2004 – 2005 et Id., « Sexe et genre : Pour une approche non naturaliste des rapports entre les sexes », in Bérengère Marques-Pereira (dir.), Femmes : Enjeux et combats d’aujourd’hui, Bruxelles : CEDIL, 2007, p. 23 – 34.

plusieurs transformations (84). Celles-ci ont mis l’accent de manière croissante sur la nécessité d’interroger la notion de sexe et ont invité à revoir la conceptualisation des relations entre sexe et genre. Il n’était donc plus seulement question de refuser le rôle du sexe comme fondement de l’organisation sociale, mais de le soumettre à la question, de se demander comment il est apparu et comment il fonctionne. Dans cette perspective, ces travaux ont souligné l’importance d’étudier les processus historiques et sociologiques par lesquels, dans notre société, nous avons soudainement conçu un système binaire d’organisation des sexes et des genres et nous avons organisé le monde autour de lui (85).

Proposée par Ann Oakley en 1972 (86), la notion de genre a été élaborée pour distinguer ce qui relève du biologique et du social dans les rapports entre les sexes. Démontrant que les rapports entre hommes et femmes ne sont ni naturels ni éternels, il permet de fonder la possibilité d’une politique féministe. La notion de sexe n’était cependant pas interrogée, mais appréhendée comme un donné biologique façonné par des normes et des pratiques sociales. L’objectif n’était pas de la récuser, mais de la dépasser, de la transformer en une caractéristique non pertinente au niveau politique et social. Le sexe a par conséquent conservé son évidence et, surtout, son antériorité à l’égard du genre. Il n’a cessé de le fonder, même si c’était sous des formes différentes et souvent de plus loin (87). En reprenant une critique de Christine Delphy, il n’a donc cessé d’être « assis sur un sexe physique, dichotomique et réel » (88), ce qui implique de « penser le genre en termes de sexe : [à] l’envisager comme une dichotomie sociale déterminée par une dichotomie naturelle » (89).

Depuis presque vingt ans, des chercheures aussi différentes que Judith Butler (90) et Christine Delphy ont mis en cause cette manière de penser les rapports entre sexe et genre et ont proposé d’inverser cette rela-tion. Selon ces théoriciennes, le genre précéderait le sexe et en façonnerait la signification politique et sociale. Dans ce contexte, ce concept ne désigne plus uniquement ni principalement une caractéristique individuelle ou le résultat de ce que la société construit à partir du sexe, mais le processus par lequel celle-ci donne un sens à des caractéristiques biologiques qui ne seraient autrement pas constitutives d’une hiérarchie sociale (91).

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(84) Éric Fassin, « Le genre aux États-Unis », in Christine Bard, Christian Baudelot, Janine Mossuz-Lavau (dir.), op. cit., p. 24 – 43 ; Didier Éribon, « Le genre dans les études gays et lesbiennes », in Christine Bard, Christian Baudelot, Janine Mossuz-Lavau (dir.), op. cit., p. 247 – 260 ; Christine Guionnet et Éric Neveu, Féminins/Masculins. Sociologie du genre, Paris :

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