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Espagne

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 49-53)

CHAPITRE 1 | LE DISCOURS EN FAVEUR DE L’OUVERTURE DU MARIAGE CIVIL

2. Spécificités nationales

2.2. Espagne

Les discours en faveur de l’ouverture du mariage civil tenus en Espagne se distinguent par trois caractéristiques qui renvoient à l’histoire récente et à la culture de ce pays. On observe tout d’abord une autre définition et un autre usage de la notion de famille qui, plus large, inclut notamment les couples de même sexe ou de sexe différents sans enfant. Ce discours se caractérise ensuite par des références récurrentes à la dictature franquiste et à la transition démocratique. L’ouverture du mariage est ainsi perçue comme une contribution à la démocratisation du pays parce qu’elle étend des droits civils à de nouvelles catégories de citoyens, qu’elle poursuit les réformes de cette institution entreprises à la fin de la dictature et qu’elle reconnaît des homosexuels persécutés sous le régime précédent. Enfin, l’Europe est discursivement beaucoup plus présente qu’en Belgique ou en France. Elle apparaît dans un premier temps comme un référent permettant de souligner le retard espagnol, avant que cette relation ne s’inverse avec l’approbation de la loi sur le mariage. L’Espagne rappelle alors avec fierté qu’elle se situe désormais à l’avant-garde du continent européen.

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ouples de même se x e (60) Ibid., p. 8216. (61) Ibid, p. 8219. (62) Ibid, p. 8218.

2.2.1. une définition plus large de la famille

Bien que liés, les enjeux relatifs au couple et à la famille ont été soigneusement dissociés en Belgique et en France, comme l’atteste tant la séparation des lois ouvrant le mariage et l’adoption (64) que le modèle spécifique promu à travers le pacs. À l’inverse, ces deux notions se superposent dans les débats espagnols, où les dossiers du mariage et de l’adoption ont d’ailleurs été traités simultanément. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe est ainsi prônée au nom de la reconnaissance de la diversité familiale et, alors que dans les deux autres pays, le concept de famille implique la présence d’enfants, ce terme s’applique aussi aux couples sans enfants. Cette spécificité est illustrée par ces propos du député écosocialiste Joan Saura (IC-V), quand il déclare durant les débats sur l’introduction d’une forme de partenariat civil que « la famille ne consiste pas seulement en la famille traditionnelle hétérosexuelle. En ce moment, il y a, dans tout l’État espagnol, des milliers de personnes qui appartiennent à des familles non traditionnelles hétérosexuelles (c’est-à-dire qu’une femme qui aime une autre femme et un homme qui aime un autre homme forment des familles, mais souf-frent une discrimination réelle, quotidienne dans leurs vies » (65).

Ce discours, repris au cours du temps par le PSOE (66) et devenu central dans les débats sur le mariage, était déjà présent lors des débats antérieurs sur les lois d’union de fait, durant lesquels il n’était pas encore question d’ouvrir le mariage en tant que tel. Ainsi, en 1994 (67), le député Emilio Olabarría Muñoz (PNV) soulignait déjà que « la famille, c’est tout ; la famille est l’union matrimoniale, la famille est celle qui se fonde aussi dans l’union paramatrimoniale et [aussi] la famille monoparentale » (68). En 1997, la députée Presentación Urán Gonzalez (IU) défendait également cette idée et y incluait de manière encore plus explicite les unions de même sexe en affirmant que « (…) les homosexuels ne peuvent se marier dans notre pays, mais oui ont le droit de vivre ensemble en couple et oui ont le droit de se voir reconnaître tous les droits que notre constitu-tion et notre ordre juridique reconnaît à la famille parce qu’ils sont une famille » (69).

2.2.2. la mémoire de la dictature

L’expérience dictatoriale et la période de transition à la démocratie, qui distinguent l’Espagne de la Belgique et la France, constituent deux références récurrentes dans les débats sur le mariage. Elles servent à souligner le caractère historique de la décision d’ouvrir le mariage tout en rappelant le chemin parcouru depuis le régime franquiste. En outre, les nombreuses violations des droits civils sous le franquisme semblent avoir rendu les députés espagnols plus sensibles à ce que signifie la privation de droits et à l’importance de ces derniers en termes de citoyenneté. Cette mémoire particulière entraîne un discours qui fait explicitement

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(64) Cathy Herbrand et David Paternotte, « L’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe : dernière étape des politiques « homosexuelles » ? », L’année sociale 2006, 2007. p. 51 - 54.

(65) Joan Saura, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 106, 25 septembre 2001, p. 5119.

(66) Dans un entretien avec la revue gaye Zero, José Luis Rodríguez Zapatero affirme ainsi, contre le recours d’inconstitutionnalité introduit par le Parti populaire contre le « mariage gay », que son parti ne tolérera aucune violation des droits des familles LGBT. Miguel Ángel López, «José Luis Rodríguez Zapatero: ˝En España se gobierna con la ley no con el catacismo˝», Zero, n° 105, 2008, p. 46 - 50.

(67) Voir aussi Grupo Parlamentario Federal de Izquierda Unida-Iniciativa per Catalunya, “Proposición de ley 122/000064 Protección social, económica y jurídica de la pareja : Presentada por el Grupo Parlamentario Federal de Izquierda Unida-Iniciativa per Catalunya”, Boletín Oficial de las Cortes Generales : Congreso de los diputados, 12 septembre 1994.

(68) Emilio Olabarría Muñoz, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 110, 29 novembre 1994, p. 5887. (69) Presentación Urán González, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, 18 mars 1997, n° 68, p. 3340.

référence au processus de récupération de la démocratie dans ce pays, dans lequel est inscrite l’ouverture du mariage civil. Juan Fernando López Aguilar, alors ministre de la justice, place ainsi l’action de son gouverne-ment dans la continuité du projet politique et social amorcé lors de l’approbation de la constitution démo-cratique de 1978, basée sur les valeurs de liberté, d’égalité, de justice et de pluralisme (70). La proposition de loi de « modification du Code civil en matière de mariage » déposée par IU-ICV, qui retrace l’histoire des transformations juridiques du mariage civil depuis la fin du franquisme, revendique elle aussi l’esprit de la transition. Ce texte souligne ainsi que « la société espagnole, après la promulgation de la Constitution de 1978, réclamait une modification de la législation matrimoniale en accord avec les nouveaux postulats consti-tutionnels, reposant sur le respect à la dignité de la personne, les droits qui lui sont inhérents, le libre développement de la personne et l’égalité des semblables devant la loi, la déclaration constitutionnelle de l’État non confessionnel et le respect de la liberté de croyances » (71). Il postule que la situation est la même aujourd’hui en ce qui concerne l’ouverture du mariage aux unions de même sexe.

De plus, les homosexuel-le-s ont particulièrement souffert du régime franquiste (72). La première disposition législative répressive a été adoptée en 1954, quand la Ley de Vagos y Maleantes (« Loi sur les vaga-bonds et les pervers »), héritée de la seconde République, a été réformée afin d’inclure les homosexuels parmi les catégories sociales dangereuses. Toutefois, la répression de l’homosexualité ne constituait alors pas une priorité du régime, qui avait confié cette tâche à l’Église. A partir des années 1960, la situation a changé sous le poids du tourisme et de l’urbanisation, qui ont affaibli les mécanismes de contrôle social. Pour contrer le relâchement des mœurs, la Ley de Peligrosidad y Rehabilitación Social (LPRS, loi sur le danger et la réhabilita-tion de la société) a été approuvée en 1970. Cette loi ne poursuivait plus uniquement les actes jugés socialement « dangereux », mais également les sujets de ces actes, qu’ils les aient ou non pratiqués lors de l’arrestation. Elle reposait de plus sur un objectif de « resocialisation » de ceux qui avaient eu une « conduite révélatrice d’une inclination au délit », prévoyant des peines d’internement dans les centres de rééducation pour les homosexuel-le-s de Huelva et Badajoz. Cette loi a été dérogée en 1979.

Les discours en faveur de l’ouverture du mariage font régulièrement référence à ce passé répressif et placent l’ouverture du mariage civil dans la continuité des luttes en faveur des droits des homosexuel-le-s initiées à la fin du régime franquiste. En 2004, le chef de groupe socialiste au Congrès, Alfredo Pérez Rubalcaba, présente cette mesure comme une « initiative qui prétend poursuivre le chemin emprunté quand, en 1977, après plusieurs décennies de persécution en application de la dénommée Ley de peligrosidad social, l’homosexualité fut dépénalisée en Espagne » (73). Le député socialiste Julio Villarrubia a approfondi cette comparaison en affirmant un an plus tard : « Avec ce projet de loi, (…) nous souhaitons mettre fin à une longue histoire de discrimination basée sur l’orientation sexuelle, nous misons sur la pleine égalité juridique,

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(70) Juan Fernando Lopéz Aguilar, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, 17 mars 2005, n° 78, p. 3769.

(71) Grupo Parlamentario de Izquierda Verde-Izquierda Unida-Iniciativa per Catalunya-Verds, “Proposición de Ley 122/000035 Modificación del Código Civil en materia de matrimonio : Presentada por el Grup Parlamentario de Izquierda Verde-Izquierda Unida-Iniciativa per Catalunya-Verds”, Boletín Oficial de las Cortes Generales : Congreso de los diputados, 23 avril 2004, p. 2.

(72) Lire entre autres Javier Ugarte Pérez (éd.), Una discriminación universal: La homosexualidad bajo el franquismo y la transición, Barcelone, Madrid: Egales, 2008. Sur la situation des lesbiennes, Platero, Raquel, « Mucho más que matrimonio : La representación de los problemas de lesbianas y gays en la agenda política española », in María Bustelo et Emanuela Lombardo (éds), Políticas de igualdad en España y en Europa : Afinando la mirada, Madrid : Cátedra, 2007, p. 140.

l’égalisation juridique sans réserves, sans adjectifs, sans hypocrisie, sans concession de droits. Ce n’est pas une concession, c’est une égalisation, qui corrige une injustice historique qui existe dans de nombreuses parties du monde, mais dans notre pays en particulier » (74).

2.2.3. l’omniprésence de l’Europe

Comme sur de nombreux autres sujets, les débats espagnols sur l’ouverture du mariage se caractérisent enfin par une présence discursive beaucoup plus importante de l’Europe. Celle-ci peut être observée à deux niveaux, qui correspondent à deux moments différents du processus de revendication. D’une part, l’Europe, comme institution et comme ensemble géographique, a été posée en exemple pour l’Espagne. D’autre part, quand il est devenu clair que ce pays allait ouvrir le mariage, la relation entre l’Europe et l’Espagne a été renversée. Pour beaucoup d’acteurs, ce pays avait désormais rattrapé son retard historique en matière de droits civils et, étant donné le petit nombre d’États européens ayant pris une décision similaire, il pouvait même prétendre au rang de pionnier et de référent international.

L’Europe a donc tout d’abord été utilisée comme un point de référence et de comparaison, ainsi que, de cette manière, comme une ressource de légitimation des revendications domestiques. Dans ce but, les discours en faveur de l’ouverture du mariage renvoient tant aux autres expériences nationales, surtout néer-landaise et belge (75) qu’aux quelques documents internationaux qui mentionnent l’homosexualité, notamment la résolution du Conseil de l’Europe de 1981, le Rapport Roth du Parlement européen de 1994 et la Consti-tution européenne (76). Ces références reposent toutes sur l’idée d’un retard espagnol en matière de droits et libertés, dû en grande partie au franquisme, et insistent sur la nécessité politique de le combler. Elles renvoient aussi à l’importance, pour l’Espagne, de se mettre au niveau des autres pays européens. Le porte-parole socia-liste au Congrès déclare ainsi en 2004 : « Avec cette initiative, nous cherchons à respecter aussi les indications et les recommandations du Parlement européen, les prescriptions de la Constitution européenne et à nous mettre au niveau des pays de l’Union qui ont déjà décidé de mettre fin à ce type de discrimination » (77). Dans un contexte marqué par le soutien du gouvernement de José María Aznar à la guerre en Irak, l’enjeu du mariage a de plus servi à débattre du modèle d’Europe souhaité par les Espagnols. Cela apparaît tout parti-culièrement dans ces propos de la députée Marisa Castro (IU), qui déclare : « Cette initiative nous positionnerait au même niveau que cette Europe dont nous ne devons jamais perdre la main, la « vieille Europe » dont parlent certains d’entre vous et qui convainc tant de jeunes, cette Europe où les homosexuels ne font pas que voter, (…) payer des impôts, mais où, de plus, ils se marient, ils s’occupent de leurs enfants, ceux qu’ils ont fait ou qu’ils ont adoptés, et aident à construire, à partir de la différence, la démocratie, le vivre ensemble et la liberté dans leurs pays respectifs » (78).

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(74) Julio Villarrubia Mediavilla, Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 78, 17 mars 2005, p. 3786 – 3787. (75) Le député Joan Suara (ICV) affirme par exemple : (« (…) le chemin que nous a marqué la Hollande

il y a quelques jours est celui que vont suivre tous les pays ». Joan Saura, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 24, 19 septembre 2000, p. 1060.

(76) Pour plus de précisions, se référer au chapitre 3.

(77) Alfredo Pérez Rubalcaba, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 21, 29 juin 2004, p. 927. (78) María Luisa Castro Fonseca, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 229, 20 février 2003, p. 11627.

D’autre part, une fois qu’il est devenu clair que le mariage des couples de même sexe allait être approuvé, de nombreux élus se sont réjouis du caractère pionnier de cette mesure et se sont enorgueillis de pouvoir enfin montrer l’exemple aux autres États européens. Dans ce cadre, la députée socialiste Carmen Montón a souligné le nouveau statut international de son pays à travers les paroles suivantes: « Mesdames, Messieurs, l’Espagne se place à la tête du monde en termes de droits. Une dictature nous fit arriver tard et très progressivement acquérir des droits que les Européens avaient déjà consolidés depuis un certain temps. Après quasiment vingt-sept ans, nous, les Espagnols, nous ne nous mettons pas seulement à niveau en termes de droits entre nous, sinon qu’en outre, nous devenons un exemple pour d’autres pays en ce qui concerne les droits civils et les libertés » (79).

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