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La question du mariage au gouvernement

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 90-94)

CHAPITRE 2 | TROIS HISTOIRES NATIONALES

2.4. La question du mariage au gouvernement

Le 14 mars 2004, le PSOE de José Luis Rodríguez Zapatero gagna de manière inattendue les élections législatives. Trois jours plus tôt, Al-Qaida avait commis l’attentat le plus sanglant de la démocratie espagnole, tuant plus de 191 personnes à la gare madrilène d’Atocha. Cet événement et, surtout, sa gestion par le Parti populaire alors au pouvoir, provoquèrent plusieurs manifestations spontanées la veille du jour des élections et incitèrent plus de personnes à voter, modifiant le résultat attendu des élections (187). Or, le PSOE avait promis d’ouvrir le mariage civil aux personnes de même sexe dans son programme électoral et, dès le 15 avril 2004, le nouveau premier ministre espagnol annonça le respect de cet engagement (188).

Pour José Luis Rodríguez Zapatero, l’ouverture du mariage figurait au cœur d’un vaste programme d’approfondissement de la démocratie et de la citoyenneté, dont il fit un des étendards de son mandat et qui passait notamment par l’extension des droits civils (189). À travers cette mesure, le premier ministre espagnol souhaitait également contribuer, en reprenant l’expression d’Avishai Margalit (190), à la création d’une « société décente ». Il intervint ainsi lors du vote de la loi ouvrant le mariage le 30 juin 2005, en affirmant que, s’ils étaient en train d’accroître les possibilités de bonheur pour les gays et les lesbiennes, les parlementaires espa-gnols « étaient en même temps en train de construire un pays plus décent, parce qu’une société décente est une société qui n’humilie pas ses membres » (191).

Le 1er octobre 2004, le gouvernement approuva l’avant-projet de loi « par lequel est modifié le Code civil en matière de droit à contracter le mariage » et le projet de loi définitif fut voté en Conseil des Ministres

chapitre 2 | T rois histoir es na tionales (185) Cfr. supra.

(186) Miquel Iceta i Llorens, « Proposta de resolució per la qual s’acorda de presentar a la mesa del congrés dels diputats la proposició de llei de modificacio del Codi civil en matèria de matrimoni », Parlament de Catalunya, 2001, < http://www.iceta. org/contingut_miquel_orientasex_proposcivil.htm > (consulté le octobre ). Ce texte ne fut pas approuvé à cause du vote conservateur du PP et de CiU.

(187) Une forte participation favorise tendanciellement le score du PSOE.

(188) José Luis Rodríguez Zapatero, in Congreso de los Diputados, Diario de Sesiones, n° 2, 15 avril 2004.

(189) Paolo Flores d’Arcais et José Luis Rodríguez Zapatero, « Diálogo sobre democracia y derechos civiles », Claves de razón práctica, n° 161, 2006, p. 4 – 12.

(190) Avishai Margalit, La société décente, Castelnau-le-Lez : Climats, 1999.

le 30 décembre 2004, puis transmis au Parlement. Après un parcours parlementaire rapide (192), il fut approuvé en première lecture au Congrès des Députés le 21 avril 2005, au Sénat le 21 juin et par le Congrès de manière définitive le 30 juin de la même année. Cette loi fut soutenue par l’entièreté des élus du groupe IU/IC-V, d’ERC, de CC, de la CHA, du BNG, la majorité de ceux du PSOE et du PNV, deux députés de CiU (Carles Campuzano i Canadés et Mercè Pigem i Palmés) et une élue du PP (Celia Villalobos Talero) (193).

Le mariage octroyé est quasiment identique au « mariage hétérosexuel ». Il n’y pas de différences en ce qui concerne le couple et il comprend quasiment tous les droits relatifs aux enfants, à l’exception de la présomption de paternité. Ce dernier point a toutefois été modifié dans la loi sur la transsexualité adoptée (194), qui instaure une présomption de maternité au sein des couples lesbiens mariés où une des partenaires a été inséminée. Par ailleurs, le PSOE a modifié ses positions sur les lois d’unions de fait (195), un sujet qui a tout simplement disparu de son programme électoral pour les élections de 2008 (196).

En continuité avec son attitude durant ses huit années au gouvernement, le Parti populaire n’a cessé, au cours de ces quatre années, de s’opposer au projet et déposa le 30 septembre 2005 devant le Tribunal constitutionnel un recours d’inconstitutionnalité qui n’a toujours pas été tranché (197). Les critiques de ce parti portaient premièrement sur l’usage du terme « mariage » pour désigner le statut accordé aux couples de même sexe. Dans la mesure où le mariage constitue le cadre privilégié de la famille et où un couple homosexuel ne peut pas procréer, une telle décision revenait pour ce parti à amalgamer des situations différentes, raison pour laquelle le mariage devait être réservé aux unions hétérosexuelles. Deuxièmement, le PP était opposé à l’ouverture du droit à l’adoption aux unions de même sexe au nom de l’intérêt de l’enfant. Troisièmement, un élément d’ordre religieux a probablement joué, inscrivant, au moins implicitement, le mariage civil dans la continuité du mariage religieux (198) tout en découlant de la volonté de ne pas déplaire à l’Église catholique. chapitre 2 | T rois histoir es na tionales

(192) Emaillé de quelques obstacles toutefois sans conséquence. En octobre 2004, le Conseil d’État estima que l’union

homosexuelle devait faire l’objet d’un traitement juridique différent tout en reconnaissant la compétence du gouvernement pour octroyer les mêmes droits. Le gouvernement décida de ne pas suivre cet avis. Fin janvier 2005, le Consejo General del Poder Judicial, à majorité conservatrice, adopta un rapport désapprouvant l’ouverture du mariage sans avoir été consulté par le gouvernement. Ce document affirme notamment que cette loi ouvrirait la porte au « mariage polygame ». Le 20 juin 2005, au cours d’auditions sur l’adoption en commission de la Justice du Sénat, Aquilino Polaino, directeur du département de psychologie de l’université San Pablo-CEU, affirma que l’homosexualité était une maladie et défendit les thérapies réparatrices, qu’il pratique.

(193) Douze députés étaient par ailleurs absents (5 du PSOE, 4 du PP, 2 du PNV et 1 de EA).

(194) « Ley 3/2007, de 15 de marzo, reguladora de la rectificación registral de la mención relativa al sexo de las personas », Boletín Oficial del Estado, n° 65, 16 mars 2007, p. 11251 - 11253.

(195) Même si tous les députés du parti ne partagent pas cette position. Jordi Pedret i Grenzer, notamment, qui a porté ce dossier pendant plusieurs années, estime que l’ouverture du mariage ne résout pas toutes les questions. Jordi Pedret,

« Els nous drets civils : nou matrimoni i noves parelles », Criteris, N°5, 2005 et entretien avec Jordi Pedret, op. cit.

(196) PSOE, Motivos para creer : Programa electoral : Elecciones generales 2008, Madrid : PSOE, 2008.

(197) Le Parti populaire a fait la même chose avec plusieurs lois phares du gouvernement Zapatero, telles que la Ley d’Igualdad

ou le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne.

(198) Suite au concordat signé avec le Saint-Siège en 1979, il n’y a pas d’obligation de se marier civilement en Espagne et un mariage célébré à l’église reçoit automatiquement valeur légale.

Cette dernière s’opposa également avec force au projet. Cette attitude s’inscrivait dans une stratégie plus globale de confrontation avec le gouvernement socialiste, qui s’exprima également (parfois avec succès) dans des dossiers tels que la lutte contre le terrorisme, le plan hydrologique national, le statut du cours de religion, l’éducation à la citoyenneté, l’euthanasie ou l’avortement. Dans ce but, la Conférence épiscopale espagnole élabora un argumentaire selon lequel l’ouverture du mariage aux couples homosexuels constituait un des symboles de l’idéologie « laïciste » promue par Zapatero. Dans ce cadre, le porte-parole de la conférence épiscopale compara à plusieurs reprises le « mariage homosexuel » à de la « fausse monnaie », estimant qu’il « dévalue la véritable monnaie et met en danger tout le système économique » (199). Le comité exécutif de la conférence épiscopale espagnole soutint la manifestation pour la famille du 18 juin 2005, qui rassembla entre 180 000 et 1 000 000 personnes à Madrid, et organisa le rassemblement pour la famille le 30 décembre 2007. Les positions de la Conférence épiscopale espagnole reçurent le soutien du Vatican, qui intervint à plusieurs reprises dans la vie politique espagnole. Dès le lendemain du vote en première lecture par le Congrès, le Cardinal López Trujillo, président du Conseil pontifical pour la Famille, exhorta les fonctionnaires catholiques à solliciter l’objection de conscience et le pape Benoît XVI (200), qui voyage pourtant assez peu, tint à participer aux cinquièmes rencontres mondiales des familles, organisées à Valence en juillet 2006. Il reviendra à Madrid au cours de l’été 2011. Toutefois, la mobilisation de l’Église catholique débuta alors que le projet était déjà sur les rails et, pour cette raison, ne put empêcher l’approbation de la loi. Elle a par contre renforcé la nature laïque de l’ouverture du mariage aux yeux de nombreux Espagnols, offrant un argument supplémentaire aux partisans de cette mesure. Ce dernier présentait en effet l’avantage d’inscrire la revendication du mariage, au premier abord conservatrice, dans la lutte historique contre le pouvoir de l’Église en Espagne, qui est elle-même considérée comme indissociable de la lutte pour la démocratie.

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3.1. préhistoire de la revendication du mariage

Joseph Doucé est une des premières personnes à avoir posé la question du mariage des homosexuels en France (201). Pasteur baptiste anticonformiste, il anima pendant presque quinze ans la Communauté du Christ Libérateur avant d’être assassiné dans la forêt de Rambouillet en 1990, sans doute avec la complicité des Renseignements généraux. Dans le cadre de ses activités militantes, cet homme célébra dès le début des années 1970, à Lens puis à Paris, des « bénédictions d’amour et d’amitié » d’unions homosexuelles (202). Au départ, la question du mariage était donc étroitement liée à un engagement religieux.

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(199) Comité ejecutivo de la CEE, En favor del verdadero matrimonio, Madrid, 15 juillet 2004.

(200) Pour une synthèse de la pensée de Benoît XVI sur la famille, Benoît XVI, La verità sulla famiglia. Matrimonio e unioni di fatto nelle parole di Benedetto XVI, Vatican : L’Osservatore Romano, 2007.

(201) Jean-Yves Le Talec rapporte qu’à peu près à la même époque, l’association homophile Arcadie songea à l’élaboration d’un statut légal pour les unions de même sexe. Lors de son congrès international de 1979, les membres de cette organisation auraient ainsi émis « le vœu qu’Arcadie mette à l’étude les aspects techniques que pourrait prendre la définition d’un statut original s’appliquant au couple non lié par le mariage et la filiation ». Jean-Yves Le Talec, Folles de France : Repenser l’homosexualité masculine, Paris : La Découverte, 2008, p. 210 ; Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour : Les politiques de la sexualité en France (1980 – 2002), Paris : Payot, 2002 (édition revue et augmentée [édition originale :

1991]), p. 306 – 307.

(202) Jean Le Bitoux, Hervé Chevaux et Bruno Proth, Citoyen de seconde zone : Trente ans pour la reconnaissance de l’homosexualité en France (1971 – 2002), Paris : Hachette, 2003, p. 149 – 150.

Ces positions n’étaient toutefois pas représentatives du mouvement gay et lesbien français, qui, comme en témoigne Jean Le Bitoux (203), raillait et s’amusait des initiatives du pasteur Doucé. De même, quand, en 1980, deux militants du CUARH (204), Alain Leroi et Vincent Legret, proposèrent que leur association prenne en compte le « lien homosexuel », leur idée fit sourire (205). Certes, le CUARH reprit cet élément dans un manifeste envoyé au bureau de la Commission des affaires sociales et de la santé de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, mais il n’en fit jamais une véritable revendication. Ce document demandait « la reconnaissance des droits sociaux, administratifs, juridiques et fiscaux de deux personnes vivant en couple homosexuel, par les diverses administrations » (206), mais cette idée n’était pas encore dans l’air du temps. Cette demande fut une nouvelle fois parodiée cinq ans plus tard. En 1985, Coluche et Thierry Le Luron s’unirent en grande pompe au cours d’une cérémonie qui les mena de la Commune libre de Montmartre au Fouquet’s pour dénoncer les noces d’Yves Mourousi, connu pour ses amours masculines. Si, selon Jean-Yves Le Talec, cette opération n’était pas exempte de revendications politiques quant à la reconnaissance du lien homosexuel (207), les formes empruntées, qui rappelaient la philosophie camp et étaient très différentes de celles qui furent uti-lisées plus tard, privilégiaient l’humour et la dérision. L’ouverture du mariage ne constituait donc pas encore une revendication sérieuse.

De manière plus générale, à l’inverse de la Belgique et de l’Espagne, la France, qui a longtemps constitué un pôle d’attraction pour les homosexuel-le-s de ces deux pays, connut très tôt une vie homosexuelle intense, principalement à Paris (208), et le développement d’une subculture importante, du moins en ce qui concerne les homosexuels masculins (209). Au fil du temps et alors que d’autres lieux avaient existé par le passé (210), le quartier du Marais devint le centre d’une véritable sociabilité homosexuelle et le point de départ de la

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(203) Entretien avec Jean Le Bitoux, Paris, 24 janvier 2008.

(204) Le Comité d’urgence antirépression homosexuelle (CUARH) fut fondé lors des premières universités homosexuelles d’été, organisées à Marseille en juillet 1979. Il avait pour objectif d’engager des actions chaque fois qu’un homosexuel subissait une injustice et de « mener des campagnes éventuellement avec les forces antirépression, les organisations politiques, syndicales et démocratiques ». Ses revendications ont été approfondies à Dijon les 9 et 10 février 1980. Janine Mossuz-Lavau,

op. cit., p. 310 – 315.

(205) Alain Leroi publia également un article sur les « gais concubins » dans la revue Homophonies en mars 1983. (206) Janine Mossuz-Lavau, op. cit., p. 313.

(207) Coluche aurait ainsi déclaré : « Alors le mariage c’est une institution très importante dont il ne faut pas se moquer, voilà ce que je pense. Si on n’a plus le droit de s’aimer entre hommes, alors merde ». Jean-Yves Le Talec, op. cit., p. 279. Voir aussi Jean Le Bitoux Hervé Chevaux et Bruno Proth, op. cit., p. 193.

(208) Sur le clivage entre Paris et la province au niveau de l’activisme LGBT français, David Paternotte, « Les niveaux multiples d’activisme : le «mariage gai» en Belgique, France et Espagne », op. cit.

(209) Lire notamment Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris 1919 – 1939, Paris : Le Seuil, 2000 et Régis Révenin, « L’émergence d’un monde homosexuel moderne dans le Paris de la Belle Époque», Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 53, n° 4, 2006, p. 74 – 86. Id., Homosexualité et prostitution masculines à Paris : 1870 – 1918, Paris : L’Harmattan, 2005 ; Beaucoup moins de choses sont connues en ce qui concerne les lesbiennes. Nicole G. Albert, « De la topographie invisible à l’espace public et littéraire : les lieux de plaisir lesbien dans le Paris de la Belle Époque »,

Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 53, n° 4, 2006, p. 87 – 107.

(210) Lire notamment Michael D. Sibalis, « Les espaces des homosexuels dans le Paris d’avant Hausmann », in Karen Bowie (dir.),

La modernité avant Haussmann : formes de l’espace urbain à Paris, 1801 – 1853, Paris : Éditions Recherches, 2001, p. 231 – 241 et Id., « The Palais-Royal and the Homosexual Subculture of Nineteenth-Century Paris », in Jeffrey Merrick et Michael D. Sibalis (dir.), Homosexuality in French History and Culture, New York : Harrington Park Press, 2001, p. 117 – 129.

tion d’une communauté de désirs et d’affinités (211). De plus, à la visibilité précoce d’artistes homosexuels comme André Gide, Jean Cocteau ou Jean Genet, s’ajouta le travail d’intellectuels qui, tels Michel Foucault, Guy Hocquenghem ou René Schérer, contribuèrent à construire et théoriser un mode de vie hédoniste et libertaire, orienté vers l’exploration du désir et l’invention de nouvelles formes de mise en relation. Dans ce cadre, les reven-dications relatives au couple étaient souvent dénigrées et jugées représentatives d’un mode de vie bourgeois. Enfin, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 contribua à démobiliser le mouvement homosexuel français. Les mesures adoptées par le président socialiste au début de son premier mandat (212)

alimentèrent le sentiment que tout était soudain réglé et de nombreux gays recherchèrent alors « le bonheur dans le ghetto », s’investissant dans le développement d’une importante vie (sub)culturelle, qui s’épanouit, du moins sous cette forme, jusqu’à l’émergence et, surtout, l’exacerbation de l’épidémie de sida (213). Comme l’écrivent Jean Le Bitoux, Hervé Chevaux et Bruno Proth, le développement rapide de « structures homo-sexuelles subculturelles » orientées autour des loisirs, de la presse et du commerce « et leurs enjeux propres rassemblés autour des styles de vie, des modes et de l’hédonisme vont mettre sous le boisseau la dimension politique de l’homosexualité » (214).

3.2. l’apparition d’une revendication

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