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Réseaux d’actrices : triangle de velours et communauté épistémique

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 167-170)

CHAPITRE 3 | POLITIQUE INTERNATIONALE DE L’IDÉE D’OUVRIR LE MARIAGE CIVIL

2. La revendication de la démocratie paritaire : un autre exemple d’interaction

2.2. Dynamiques inter et transnationales de la parité

2.2.3. Réseaux d’actrices : triangle de velours et communauté épistémique

Dans les développements qui précèdent, on constate la récurrence de certains noms : Agnès Hubert, Françoise Gaspard, Paloma Saavedra, Carlota Bustelo, Sabine de Béthune, Miet Smet, Cristina Alberdi, Éliane Vogel-Polsky ou Monique Dental. Une étude plus approfondie fait apparaître des contacts suivis et des liens personnels entre plusieurs de ces actrices, transcendant les frontières stato-nationales et les situant au coeur d’une communauté féministe transnationale. Les membres de cette communauté, intellectuelles, fonction-naires, activistes, agissent donc aussi comme des courroies de transmission entre le niveau international et le niveau domestique et l’ensemble des liens qu’elles ont tissés ont soutenu la diffusion et l’élaboration conjointe, également au niveau transnational, de la notion de démocratie paritaire. Comme l’écrit Éléonore Lépinard à propos de la France, « l’articulation entre les lieux d’élaboration européens et français de l’idée de démocratie paritaire s’est faite par des réseaux d’actrices féministes qui ont à la fois investi l’échelle globale comme un nouveau lieu de représentation de leurs intérêts et relayé la parité du global au national » (154). Dans ce cadre, les programmes de l’Unité d’égalité des chances de la Commission européenne, les activités du réseau d’ex-pertes ou la conférence de Bejing n’apparaissent plus seulement comme des facteurs de convergence en tant que tels, mais également comme des lieux de rencontre d’actrices dont les liens professionnels et personnels ont contribué à l’orientation commune des revendications et des politiques adoptées.

Un tel réseau d’actrices rappelle le concept de triangle de velours mobilisé dans le chapitre précédent, dans la mesure où il repose sur des interactions entre trois types d’acteurs : activistes, académiques et experts, politiques et fonctionnaires. Il n’est d’ailleurs pas anodin de soulever qu’il a été proposé pour la première fois par Alison Woodward dans le cadre de l’étude de la politique européenne de gender mainstreaming. Dans ses travaux, cette auteure a en effet souligné que les triangles de velours pouvaient exister au niveau trans-national et s’articuler à différents réseaux nationaux. Pour elle, « le cadre d’élaboration des politiques publiques relatives au genre au sein de la Commission européenne peut être considéré comme un ensemble de réseaux d’acteurs triangulaires structurés de manière multinationale. Il y a plusieurs niveaux d’initiation de ces poli-tiques, ordonnés verticalement des organisations internationales globales des Nations Unies à l’organisation

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(155) Alison E. Woodward, « Building velvet triangle : gender and informal governance », op. cit., p. 85.

(156) Plusieurs de ces expertes se sont également retrouvées ultérieurement dans le cadre d’autres projets et institutions. (157) Entretien avec Sabine de Béthune, op. cit.

(158) Peter M. Haas, « Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, vol. 46, nº 1, 1992, p. 3. Voir aussi Peter Haas (éd.), Knowledge Power, and International Policy Coordination, Columbia : University of South Carolina Press, 1997, p. VII et VIII ; ainsi que Id., « Do Regimes Matter ? Epistemic Communities and Mediterranean Pollution Control », International Organization, vol. 43, n° 3, 1989, p. 377 – 403.

internationale européenne et, plus bas encore, aux niveaux national, régional et local. Les acteurs peuvent opérer à différents niveaux simultanément et évoluer à travers le temps d’un niveau, voire d’une position dans le triangle, à un autre » (155).

À la suite de cette dernière remarque, il faut par ailleurs souligner que, comme au niveau domestique, certaines actrices ont assumé plusieurs de ces rôles simultanément et/ou au cours de leur parcours, confirmant la porosité de ces différentes sphères d’action. François Gaspard a par exemple connu une carrière politique de premier plan avant de devenir une des principales militantes de la parité en France et d’enseigner à l’École des Hautes Études en Sciences sociales. De la même manière, Paloma Saavedra appartient au mouvement féministe espagnol depuis la fin du franquisme, a travaillé avec Cristina Alberdi et dirige aujourd’hui la Red de Ciudadanas de Europa tout en étant politologue au Centro de Estudios Políticos y Constitucionales. Confor-mément à la notion proposée par Alison Woodward, ces contacts sont en outre renforcés par des liens informels et personnels. Ceux-ci peuvent être antérieurs à l’existence du réseau européen, comme l’illustrent les relations entre Françoise Gaspard et Agnès Hubert ou Éliane Vogel-Polsky et ceux de cette dernière avec Carlota Bustelo et Regina Tavares da Silva (156). Ils ont toutefois la plupart du temps surgi au cours du travail au sein du réseau et se sont parfois poursuivis au-delà. Dans certains cas, la proximité géographique a aussi favorisé ce type de relations. Sabine de Béthune raconte ainsi comment, grâce à leur commune localisation à Bruxelles, Agnès Hubert, Maria Stratigaki, Petra Meier et elle ont pu se rencontrer plus souvent que ce qui était prévu par le programme de travail, ce qui a renforcé la cohérence de l’équipe à la base du réseau et l’homogénéité du travail fourni (157).

Le réseau européen d’expertes « Femmes dans la prise de décision » : une communauté épistémique ?

Ces contacts et réseaux personnels évoquent également une autre notion plus rarement utilisée dans le cadre des politiques d’égalité des chances : celle de « communauté épistémique ». S’il ne se limite pas aux membres du réseau d’expertes, le réseau décrit ci-dessus leur accorde en effet un rôle privilégié et met en évidence combien l’utilisation et la production de connaissances scientifiques peuvent constituer une ressource politique et militante, ainsi qu’une forme d’engagement en tant que telle. À ce titre, le groupe d’expertes correspond à la définition de Peter Haas selon laquelle une communauté épistémique est « un réseau de professionnels avec une expertise et une compétence reconnues dans un domaine particulier et une prétention autorisée à des connaissances pertinentes pour l’élaboration de politiques publiques dans un domaine ou une aire thématique » (158).

L’appartenance à ce réseau est déterminée par le partage de quatre éléments. Premièrement, « un ensemble de croyances normatives et de principes qui fournissent un mode de raisonnement de valeur pour l’action sociale des membres de la communauté ». Deuxièmement, « des croyances causales qui déduisent de leurs analyses des pratiques conduisant ou contribuant à un ensemble central de problèmes dans leur domaine

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(159) Ibid., p. 3.

(160) L’effet boomerang décrit plutôt l’utilisation des institutions internationales (auxquelles le réseau appartient par son lien à la Commission européenne) par des activistes situées au niveau national afin de peser sur les décisions politiques prises à ce niveau. Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Activists Beyond Borders, op. cit., p. 12 – 13.

(161) Emanuel Adler et Peter M. Haas, « Conclusion: Epistemic Communities, World Order, and the Creation of a Reflective Research Program », International Organization, vol. 46, nº 1, 1992, p. 379.

et qui servent ensuite de base pour élucider les multiples liens entre les actions politiques possibles et les résultats désirés ». Troisièmement, « des notions de validité, c’est-à-dire des critères définis en interne et de manière intersubjective pour soupeser et valider la connaissance dans le domaine d’expertise ». Enfin, « un projet politique commun, c’est-à-dire un ensemble de pratiques communes associées à un ensemble de problèmes auxquels leur compétence professionnelle est dirigée, probablement à partir de la conviction que le bien-être humain en sera par conséquent augmenté » (159). En d’autres mots, les membres de ce réseau d’actrices en faveur de la parité poursuivent toutes l’objectif d’une plus grande égalité entre hommes et femmes. Si elles ne sont pas toujours d’accord sur la manière de le définir ni sur certaines des voies pour l’atteindre, elles sont cependant convaincues de l’importance de l’amélioration de la représentation politique des femmes pour y parvenir et déploient un ensemble d’arguments scientifiques en ce sens, dépassant le terrain des confrontations de valeurs. Elles ont par conséquent mis leur capital scientifique et d’expertise au service de cette cause, ce qui passe entre autres par la maîtrise du système juridique et/ou de l’ingénierie électorale, et sont intervenues dans le débat politique et social à partir de leur connaissance du dossier.

Dans le schéma de Haas, les communautés épistémiques traitent directement avec les décideurs, pouvant influencer les politiques adoptées de leur conception à leur mise en application. Elles sont par ailleurs d’autant plus présentes dans des secteurs de politiques publiques marqués par des incertitudes et une complexité importantes et/ou méconnus des autorités, comme c’est le cas des questions d’égalité. Toutefois, l’exemple du réseau d’expertes sur la parité oblige à complexifier le schéma proposé par Haas en prenant en compte les rapports avec les mouvements sociaux. En effet, dans tous les États impliqués ainsi qu’au niveau européen, les expertes ont, conformément à la notion de triangle de velours, travaillé tant avec les pouvoirs publics qu’avec les associations féministes nationales et transnationales. Il s’agissait d’ailleurs, comme je l’ai souligné, d’une des missions fixées par la Commission européenne. Dans les cas où l’accès au monde politique paraissait relativement fermé, le monde associatif a même constitué leur interlocuteur privilégié, influençant, à travers un effet boomerang inversé (160), les politiques menées au niveau national. En France, c’est en effet suite aux discussions politiques peu fructueuses à l’occasion des élections européennes de 1994 que, comme je l’ai déjà souligné, Françoise Gaspard a décidé de s’engager plus intensément, en tant qu’experte, dans le mouvement social pour la parité.

Par leur nature souvent transnationale, les communautés épistémiques peuvent constituer un facteur de convergence politique important, tant suite à l’influence exercée sur certaines organisations et institutions internationales que sur plusieurs gouvernements stato et infra étatiques. Comme l’écrivent Emmanuel Adler et Peter Haas, « si une communauté épistémique acquiert du pouvoir dans seulement un pays ou dans une seule institution internationale, alors son influence internationale sera simplement fonction de l’influence de pays ou de cette institution sur les autres. Si, toutefois, la communauté peut influencer de manière simultanée plusieurs gouvernements à travers son caractère transnational, alors il peut plus directement contribuer à la convergence informelle des préférences de politique publique » (161). Cela apparaît clairement dans le cas du réseau européen d’expertes, dans la mesure où, comme je l’ai montré, celles-ci ont tant influencé les décisions prises au niveau européen que les actions entreprises au sein de leurs États respectifs.

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(162) Colin J. Bennett, « Review article : What is Policy Convergence and What Causes It ? », op. cit. Christoph Knill identifie quant à lui cinq facteurs de convergence des politiques publiques à partir de la littérature: des réponses semblables mais indépendantes à des pressions similaires, l’imposition de certaines politiques identiques, l’harmonisation des politiques nationales à travers le Droit international et supranational, la compétition régulatoire resultant de l’intégration économique croissante des marches européen et global, la communication transnationale. Christoph Knill, op. cit., p. 769 – 770. Voir aussi Katharina Holzinger et Christoph Knill, « Causes and conditions of cross-national policy convergence », Journal of European Public Policy, vol. 12, n° 5, 2005, p. 775 – 796. Per-Olof Busch et Helge Jörgens proposent trois types de facteurs : l’harmonisation coopérative des pratiques domestiques à travers des accords et le droit international, l’imposition de pratiques politiques par la force et la diffusion interdépendante mais non coordonnée de pratiques par l’imitation, l’émulation ou l’apprentissage d’un pays à un autre. Per-Olof Busch et Helge Jörgens, « The international sources of policy convergence: explaining the spread of environmental policy innovations », Journal of European Public Policy, vol. 12 ; n° 5, 2005, p. 860 – 884.

(163) Colin J. Bennett, « Review article : What is Policy Convergence and What Causes It ? », op. cit., p. 215.

deuxième partie | Dynamiques inter et transnationales de la

revendication d’ouverture du mariage aux couples de même sexe

Au cours de la première partie, j’ai souligné l’intérêt d’étudier ce qui se passe aux niveaux inter et transnational pour comprendre la politique domestique. Un certain nombre de mécanismes de convergence ont également été identifiés. L’étude de la littérature sur les questions LGBT en science politique a révélé l’importance des normes internationales, des dynamiques d’européanisation et des ONG internationales pour comprendre les phénomènes de convergence. De même, l’étude de l’émergence de la revendication paritaire en Belgique, en Espagne et en France a montré combien, à l’inverse du mode de narration principal de cette mobilisation, les revendications paritaires s’inscrivent dans un contexte international qui a contribué à rapprocher les trois pays étudiés. Celui-ci renvoie plus précisément à l’action et l’influence d’un certain nombre d’institutions internationales, au travail d’ONG internationales et à l’existence de réseaux d’acteurs trans-nationaux (triangle de velours et communauté épistémique).

Dans la seconde partie de ce chapitre, j’inverse ma démarche. Jusqu’à présent, j’ai procédé de manière inductive en identifiant des mécanismes de convergence à partir d’exemples concrets et j’ai documenté comment, dans les cas étudiés, ceux-ci ont pu contribuer à rapprocher des contextes a priori différents. Outre ces pistes de réflexion empirique, je pars désormais aussi de la littérature pour interroger mon terrain, espérant aboutir à une approche plus systématique. Pour cela, je croise les mécanismes décrits ci-dessus avec le modèle explicatif des convergences de politiques publiques proposé par Colin J. Bennett. Sur base de cette opération, je propose cinq mécanismes de convergence potentiels synthétisés dans le tableau ci-dessous. Ceux-ci sont complétés par la littérature et finalement confrontés à mon terrain.

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