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Réseaux de politique publique et triangle de velours

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 116-119)

CHAPITRE 2 | TROIS HISTOIRES NATIONALES

4. Comparaison

4.2. Réseaux d’acteurs, rapports interpersonnels et histoire d’une revendication : la thèse du triangle

4.2.1. Réseaux de politique publique et triangle de velours

Une première porte d’entrée dans l’étude des liens entre les rapports entre acteurs et le développement de certaines revendications pourrait s’inspirer de l’analyse des mouvements sociaux. Toutefois, le parcours historique qui précède montre que les acteurs impliqués dans les mobilisations en faveur de l’ouverture du mariage civil ne se limitent pas aux acteurs associatifs et comprennent aussi des intellectuels ou des politiques, qui sont intervenus à la fois à partir de leur sphère propre et en tant qu’activistes. Ce constat impliquerait l’usage au sens large de la notion de mouvement social. Surtout, les travaux qui ont été réalisés sur les rapports entre réseaux interpersonnels et mouvements sociaux portent principalement sur le rôle des premiers au niveau du recrutement et de l’engagement au sein d’un mouvement social, c’est-à-dire dans la genèse de ces mobili-sations (338). Or, mon objectif est plutôt de comprendre l’impact de ces réseaux sur l’idée d’ouverture du mariage en tant que telle. Comment ont-ils influencé son apparition ? Sa diffusion ? Son éventuel succès ? De telles questions imposent par conséquent l’adoption d’une autre approche.

En science politique, la question des réseaux a aussi été traitée par la littérature sur les politiques publiques. Ces travaux, regroupés autour du concept de « réseau de politique publique », reposent sur l’idée que les processus d’élaboration des politiques publiques dans les « sociétés industrielles avancées » sont chaque fois plus complexes et impliquent un nombre croissant d’acteurs, ce qui crée des dynamiques plus horizontales entre les parties impliquées (339). Comme l’écrit Patrick Le Galès, « dans un environnement complexe, les réseaux sont le résultat de la coopération plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts » (340). chapitre 2 | T rois histoir es na tionales

(338) Mario Diani et Doug Mc Adam (éds), Social Movements and Networks : Relational Approaches to Collective Action, Oxford : Oxford University Press, 2003. Voir aussi Sidney Tarrow, Power in Movement, op. cit., p. 22 – 23.

(339) David Marsh et Martin Smith, « Understanding Policy Networks : towards a Dialectical Approach », Political Studies, vol. 48, n° 1, 2000, p. 4 – 21.

(340) Patrick Le Galès, « Introduction : Les réseaux d’action publique entre outil passe-partout et théorie de moyenne portée », in Patrick Le Galès et Mark Thatcher (dir.), Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, Paris : L’Harmattan, 1995, p. 14.

Toutefois, si elle semble a priori prometteuse pour mon objet, cette approche ne prête en général pas attention à l’articulation avec les mouvements sociaux et a de plus avant tout étudié les réseaux interorgani-sationnels, rejetant souvent la prise en compte des réseaux interpersonnels (341). Ainsi, dans la célèbre typologie des réseaux de politique publique proposée par David Marsh et Rod Rhodes, qui établit un continuum entre communauté de politique publique et réseau thématique à partir du degré d’intégration, de l’appartenance et de la distribution des ressources entre les membres, les réseaux interpersonnels n’apparaissent que dans la dernière catégorie, construite à partir de la notion de « réseau thématique » (342). Proposée par Hugh Heclo dans son travail sur le système politique américain (343), celle-ci désigne des réseaux de politique publique qui rassemblent « un grand nombre d’« activistes de politique publique » experts sur ce thème qui proviennent des groupes d’intérêt conventionnels et de secteurs du gouvernement, du monde académique et de certaines professions, mais qui comprennent également des experts individuels indépendamment d’une préparation formelle. À l’inverse des communautés de politiques publiques, les participants changent continuellement et le degré d’engagement mutuel et d’interdépendance varie entre eux, bien que toute forme d’intérêt direct soit souvent secondaire par rapport à l’engagement émotionnel ou intellectuel. Personne n’est central dans le contrôle des politiques et des thèmes couverts par un réseau et il est impossible d’identifier clairement qui en sont les acteurs dominants » (344).

Certains travaux appartenant plutôt à la littérature américaine sur les réseaux de politiques publiques (345), à laquelle appartiennent d’ailleurs les travaux d’Heclo cités plus haut, ont cependant pris en compte les réseaux interpersonnels, leur accordant un rôle très important dans l’élaboration des politiques publiques. Ainsi, dans leur ouvrage de 1974 sur les dépenses publiques en Grande-Bretagne, Hugh Heclo et Aaron Wildavsky se sont concentrés sur « les relations personnelles entre les principaux acteurs politiques et administratifs », décrites à partir de la notion de communauté (346). De même, dans son article sur l’influence des réseaux thématiques dans la politique américaine, Hugh Heclo écrit qu’« en ne regardant que les quelques individus qui sont puissants, on tend à oublier les nombreux autres dont les réseaux d’influence provoquent et guident l’exercice du pouvoir » (347). chapitre 2 | T rois histoir es na tionales

(341) Ibid., p. 14 et 24 ; R.A.W. Rhodes et David Marsh, « Les réseaux d’action publique en Grande-Bretagne », in Patrick Le Galès et Mark Thatcher (dir.), op. cit., p. 61 ; David Marsh, « Théorie de l’État et modèles de réseaux d’action publique », in Patrick Le Galès et Mark Thatcher (dir.), op. cit., p. 142 – 143.

(342) Rod A. W. Rhodes, « Policy Networks : A British Perspective », Journal of Theoretical Politics, vol. 2, n°3, 1990, p. 304 et 305 ; David Marsh et Rod A. W. Rhodes, « Policy Communities and Issue Networks : Beyond Typology », in David Marsh et Robert A. W. Rhodes (éds), Policy networks in British Governement, Oxford : Clarendon Press, 1992 ; R.A.W. Rhodes et David Marsh, in Patrick Le Galès et Mark Thatcher (dir.), op. cit., p. 31-68.

(343) Hugh Heclo, « Issue Networks and the Executive establishment », in A. King (éd.), The New American Political System, Washington DC : American Enterprise Inc., 1978, p. 87-124.

(344) Comme le souligne Mark Thatcher, « The Development of Policy Network Analyses : From Modest Origins to Overarching Frameworks », Journal of Theoretical Politics, vol. 10, n° 4, 1998 p. 391.

(345) Pour une synthèse et l’étude de son influence sur la littérature britannique, Grant Jordan, « Sub-Governments, Policy Communities, and Networks : Refilling the Old Bottles ? », Journal of Theoretical Politics, vol. 10, n°4, 1990, p. 319 – 338. (346) Hugh Heclo et Aaron Widlavsky, The Private Government of Public Money, Londres : Macmillan, 1989 [première edition :

1974], p. lxv.

Cette manière d’appréhender les politiques publiques à partir de leurs acteurs a influencé un concept clé pour mon travail : le « triangle de velours » (348). Proposé par Alison Woodward pour étudier les politiques de genre et appliqué par l’auteure et plusieurs de ses étudiantes aux questions LGBT (349), il désigne une relation triangulaire entre des acteurs issus des milieux administratifs et politiques, académiques/experts et des mouvements sociaux (350). Pour cette raison, il ne se compose en général pas de représentants d’entités précises, mais d’ « individus présents en raison de leur expertise ou de leurs ressources de mobilisation, ainsi que sur une base institutionnelle » (351). Ces individus se connaissent souvent personnellement et, selon Alison Woodward, ces relations personnelles seraient décisives pour l’élaboration des politiques en question (352). Les triangles de velours apparaissent donc comme des lieux de rencontre entre acteurs associatifs, politiques et académiques, où s’échangent et se discutent un certain nombre d’idées et s’élaborent, au moins indirecte-ment, des politiques. Ils fonctionneraient sur la base d’une certaine familiarité, comme « des amis au sein d’associations mutuellement sures et reconnues [qui] sollicitent des idées pour des recherches, des stratégies et des mesures de politique publique » (353).

Comme l’a expliqué l’auteure, la notion de triangle de velours renvoie à deux concepts qui rappellent notamment l’école américaine d’analyse des politiques publiques. Elle évoque d’une part le triangle de fer (iron triangle), utilisé par Theodore Lowi pour décrire les rapports entre les comités du congrès, la bureaucratie fédérale et l’industrie (354). D’autre part, elle renvoie au travail de Beth W. Ghiloni, qui a proposé le concept de « ghetto de velours » pour décrire la ségrégation horizontale des femmes au sein des entreprises, les reléguant aux marges de celles-ci (355). Outre la composition majoritairement féminine de ce réseau – qui ne s’applique

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(348) Alison Woodward, « The Macdonalization of the International Women’s Movement : Bad aspects of good practices », in Sophia, Actes du colloque, Sophia : Bruxelles, 2000, p. 379 – 393. Voir aussi Anne Maria Holli, « Feminist Triangles : A Conceptual Analysis », Representation, vol. 44, n° 2, 2008, p. 169 - 185.

(349) Alison Woodward, « Mobilizing for equality : European transnational equality movement and their place in changing landscape of European organized civil society », in 15th Congress of the Council for European Studies, Chicago, 2006 ; Jozefien Godemont et Joz Motmans, « The velvet triangle in the Flemish field of women’s and LGB movements : networks, strategies and concepts », in European Conference Equal is Not Enough, Anvers, 2006 ; Jozefien Godemont et Joz Motmans, De fluwelen driehoek nader bekeken : Netwerken, ideeën en strategieën binnen het Vlaamse gelijkekansenlandschap van vrouwen- en

holebibewegingen, Anvers/Hasselt : Steunpunt Gelijkekansenbeleid, 2006 ;

Joz Motmans, De transgenderbeweging in Vlaanderen en Brussel in kaart gebracht : organisatiekenmerken, netwerken en strijdpunten, Anvers/Hasselt : Steunpunt Gelijkekansenbeleid, 2006.

(350) Cet usage de la notion « triangle de velours » doit être distingué de celui qui sous-tend la politique d’égalité des chances de la Communauté flamande de Belgique, à l’élaboration de laquelle les travaux d’Alison Woodward ont contribué et que j’ai également pratiqué (voir introduction). Sur l’application de ce concept aux questions LGBT, Alexis Dewaele et Annemie Motmans, « Holebi’s in het voetlicht. Holebi’s bekeken door beleid, samenleving en onderzoek », in Magda Michielsens, Jef Breda, Mieke Van Haegendooren et Jan Vranken (dir.), Jaarboek I Steunpunt Gelijkekansenbeleid, Anvers : Garant, 2003, p. 165 – 192.

(351) Alison Woodward, « Building velvet triangles : gender and informal governance », in Thomas Christiansen et Simona Piattoni (éds), Informal Governance in the European Union, Cheltenham : Edward Elgar, 2004, p. 78.

(352) Ibid., p. 84. (353) Ibid., p. 85.

(354) Theodore J. Lowi, The End of Liberalism : Ideology, policy, and the Crisis of Public Authority, New York : W. W. Norton, 1969. Même s’il faut souligner que ce concept implique des relations plus rigides entre un plus petit nombre d’acteurs que le réseau thématique proposé par Heclo, qui insiste plus sur les rapports personnels. Heclo, « Issue Networks and the Executive establishment », op. cit., p. 102.

(355) Beth W. Ghiloni, « Women, Power, and the Corporation : Evidence from the Velvet Ghetto », Power & Elites, vol. 1, n° 1, 1987, p. 37 - 49.

pas ici –, ce terme évoque ainsi le caractère particulièrement fluide des relations entre les actrices, lié à leur éloignement des principaux lieux de concentration du pouvoir et aux rapports personnels souvent antérieurs pouvant exister entre elles.

Cette notion s’avère utile à ma recherche pour deux raisons. Premièrement, elle permet de mettre en évidence le fonctionnement souvent informel des réseaux de politique publique et la place qu’y occupent les relations personnelles, certainement quand il s’agit de domaines de politique publique peu institutionnalisés et que l’influence des mouvements sociaux y est importante. Deuxièmement, elle souligne la perméabilité des sphères impliquées, ce qui est confirmé par l’étude empirique, qui indique que certains individus ont appartenu simultanément et/ou au cours de leur parcours aux trois milieux en présence et qu’il est pour cette raison parfois très difficile de déterminer la sphère dont ils relèvent. Plusieurs d’entre eux sont ainsi passés de l’université à l’administration et d’autres peuvent en même temps s’investir comme intellectuels et comme activistes dans leur domaine d’étude. Il en résulte un brouillage des frontières entre mouvements sociaux, monde académique et acteurs des politiques publiques et une mise en cause des frontières de la littérature.

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