• Aucun résultat trouvé

L’impact des structures d’opportunités politiques

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 127-131)

CHAPITRE 2 | TROIS HISTOIRES NATIONALES

4. Comparaison

4.3. L’impact des structures d’opportunités politiques

La composition et la structuration interne des mouvements sociaux ne suffisent pas à comprendre ces derniers. Depuis plus de vingt ans, un courant important de la sociologie des mouvements sociaux s’attache à mettre en évidence l’importance du contexte politique au sens large sur le développement des mouvements sociaux et insiste sur l’influence d’éléments extérieurs à ceux-ci. En d’autres mots, comme l’affirment entre autres John McCarthy, David Britt et Mark Wolfson, « les éléments de l’environnement ont de multiples conséquences directes et indirectes sur les décisions courantes des personnes à propos de la définition de leurs objectifs relatifs au changement social et de la manière de s’organiser et de procéder dans la poursuite de ces objectifs » (375).

Parmi les concepts proposés, celui de structures d’opportunités politiques a connu une grande postérité (376). Selon la définition classique de Sydney Tarrow, cette notion décrit « des signaux cohérents – mais pas nécessairement formels, permanents ou nationaux – [envoyés] aux acteurs sociaux ou politiques, qui les encouragent ou les découragent d’utiliser leurs ressources internes pour former des mouvements sociaux » (377). Sur cette base, l’étude des changements de structures d’opportunités politiques éclaire l’évolution des carac-téristiques et les réussites d’un même mouvement au cours du temps. Les différences entre structures d’opportunités stato-nationales expliquent de plus les variations entre des mouvements évoluant dans des pays différents. S’il a surtout été utilisé pour expliquer l’émergence et le déclin des mouvements sociaux, ainsi que les différences entre mouvements sociaux en fonction du contexte national, leur chronologie et leurs succès, le concept de structures d’opportunités politiques permet également, comme l’affirme Barbara Hobson, de comprendre les changements de revendications et de stratégies d’un mouvement social. Cette auteure montre ainsi à partir de l’étude des conflits de reconnaissance que les structures d’opportunités « affectent ce qu’il est politiquement possible de dire, ce qui affecte aussi la probabilité de changer des politiques de mé- ou de non-reconnaissance » (378).

La définition des dimensions des structures d’opportunités politiques a fait l’objet de nombreux débats et certains auteurs ont critiqué l’augmentation de leur nombre, qui risque à leurs yeux de transformer cette notion en un concept fourre-tout (379). Toutefois, à la suite de Doug McAdam, on peut synthétiser ces dimen-sions en quatre grandes catégories : l’ouverture ou la fermeture relative du système politique institutionnalisé, la stabilité de l’ensemble des alignements d’élites qui sous-tendent une communauté politique, la présence

chapitre 2

| T

rois histoir

es na

tionales

(375) John McCarthy, David Britt et Mark Wolfson, « The institutional challenging of social movements by the State in the United States », Research in Social Movements, Conflicts and Change, n° 13, 1991, p. 46.

(376) Peter Eisinger, « The conditions of protest behavior in American cities », American Political Science Review, n° 81, p. 11 – 28 ; 1973 ; Sidney Tarrow, Power in Movement, op. cit. ; Hanspeter Kriesi, Ruud Koopmans, Jan Willem Duyvendak et Marco Guigni, New Social Movements in Western Europe : A Comparative Analysis, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1995. (377) Sidney Tarrow, « States and opportunities : The political structuring of social movements », in Doug McAdam, John

McCarthy et Mayer N. Zald (éds), Comparative perspectives on social movements. Political opportunities, mobilizing frames, and cultural framings, Cambridge : Cambridge University Press, 1996, p. 54.

(378) Barbara Hobson, « Introduction », in Barbara Hobson (éd.), Recognition Struggles and Social Movements : Contested Identities, Agency and Power, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, p. 7.

(379) William A. Gamson et David S. Meyer, « Framing Political Opportunity », in Doug McAdam, John McCarthy et Mayer N. Zald, op. cit., p. 275 et 276.

d’alliés parmi les élites et la capacité et la propension de l´État à la répression (380). De manière assez proche, Sidney Tarrow en a identifié cinq : l’augmentation de l’accès aux structures politiques, les changements d’alignements politiques, la division des élites, la présence d’alliés influents et l’importance de la répression (381). Deux d’entre elles paraissent particulièrement pertinentes pour mon terrain et seront pour cette raison étudiées ici : les changements d’alignements politiques et la présence d’alliés influents.

4.3.1. changements des alignements politiques

Pour Sidney Tarrow, les changements d’alignements politiques se manifestent principalement lors des élections, du moins dans un système pluraliste. Ainsi, « quand ils sont basés sur de nouvelles coalitions, les fortunes changeantes des partis de gouvernement et d’opposition créent de l’incertitude parmi les partisans, encouragent les challengers à tenter d’exercer du pouvoir sur les marges et peuvent même conduire les élites à rechercher des soutiens hors de la communauté politique » (382). De cette manière, les changements d’ali-gnements peuvent ouvrir de nouvelles opportunités aux mouvements sociaux ou, au contraire, créer des contraintes supplémentaires pour ceux-ci. Pour cette raison, ce concept peut être rapproché de celui de fenêtre d’opportunités proposé par John W. Kingdon pour l’étude des politiques publiques (383).

Au niveau empirique, deux situations illustrent particulièrement comment un changement de coalition électorale à l’issue d’élections peut influencer le succès des revendications d’un mouvement social et, dans mes cas d’étude, accélérer le traitement politique de la demande d’ouverture du mariage. En effet, tant les élections belges de 1999 que les espagnoles de 2004 ont entraîné des retournements politiques importants, dans le premier cas, l’avènement d’une coalition laïque inédite dans l’histoire du pays et, dans le second, le retour inattendu de la gauche au pouvoir. Ces deux événements ont soudain fait naître des espérances inexistantes quelques jours avant au sein des mouvements LGBT, qui ont adapté leur discours et leurs stratégies afin de saisir les opportunités créées par cette nouvelle situation. En Flandre, la Holebifederatie a définitivement enterré la possibilité d’un partenariat enregistré spécifique aux unions de même sexe pour se concentrer sur la revendication du mariage. De la même manière, l’exigence des lois d’unions de fait a disparu de l’agenda de la FELGTB au lendemain des élections législatives de 2004. Une situation similaire aurait pu se produire en France si Ségolène Royal avait gagné les élections présidentielles de 2007, dans la mesure où l’ouverture du mariage civil aux unions de même sexe était inscrite dans le programme du PS et que la candidate s’était engagée à respecter cette promesse.

chapitre 2

| T

rois histoir

es na

tionales

(380) Doug Mc Adam, « Conceptual origins, current problems, future directions », in Doug McAdam, John D. McCarthy et Mayer N. Zald, op. cit., p. 26 - 29.

(381) Sidney Tarrow, Power in Movement, op. cit., p. 76 – 80. Kriesi et al. identifient par contre quatre dimensions : les structures des clivages nationaux, les structures institutionnelles, les stratégies informelles prédominantes des autorités politiques et les structures d’alliances, qui correspondent selon ces auteurs aux dimensions proposées par Tarrow . Hanspeter Kriesi et al.,

op. cit., p. xiii et xiv.

(382) Sidney Tarrow, Power in Movement, op. cit., p. 78.

(383) Cet auteur indique que qu’ « une fenêtre s’ouvre suite à un changement dans le flux politique (par exemple un changement d’administration, une modification dans la distribution partisane ou idéologique des sièges au Congrès ou

une transformation de l’humeur nationale) ou parce qu’un nouveau problème capture l’attention des fonctionnaires gouvernementaux et de ceux qui sont proches de ces derniers ». John W. Kingdon, Agendas, Alternatives, and Public Policies, Harper Collins, 1995 (deuxième édition [édition originale : 1984]), p. 168.

À l’inverse, la réélection du Parti populaire par majorité absolue en 2000 a fermé l’espace politique aux revendications des associations LGBT espagnoles, y compris au niveau des lois d’unions de fait. Comme je l’ai montré précédemment, cette situation a contribué à radicaliser le contenu des revendications, transfor-mant le droit au mariage en véritable exigence, et a rendu les autres partis, à commencer par le PSOE, plus perméables aux demandes du mouvement LGBT. Cependant, comme l’indique le cas français, la fermeture des opportunités politiques n’entraîne pas nécessairement de telles conséquences pour les mouvements sociaux. En effet, si la mobilisation en faveur du droit au mariage a été particulièrement visible entre 2004 et 2007, la victoire de la droite lors des élections présidentielles et législatives semblent y avoir mis un terme et les associations LGBT paraissent désormais attendre le retour de la gauche au pouvoir pour voir leurs revendi-cations se concrétiser. Comme l’a souligné Kerman Calvo dans un article sur l’évolution du mouvement LGBT espagnol, il ne suffit donc pas que des opportunités surgissent pour qu’un mouvement social obtienne gain de cause. Il faut aussi que ces opportunités « soient saisies par des mouvements sociaux politiquement incorporés » (384), « les conditions pour le changement doivent exister, mais les mouvements sociaux doivent être préparés et avoir envie de les utiliser » (385).

Ces différentes remarques invitent à revendiquer la place du hasard dans l’analyse politologique. À l’inverse d’une vision téléologique déjà critiquée dans l’introduction selon laquelle le mariage devait néces-sairement être ouvert un jour aux unions de même sexe ou d’une approche qui expliquerait exclusivement les succès obtenus par la force et l’adresse des mouvements LGBT, l’approbation (ou non) des lois concédant le droit au mariage aux couples de même sexe apparaît aussi comme liée à des éléments conjoncturels étrangers aux questions étudiées. Comme je l’ai souligné, l’approbation des lois belge et espagnole qui ouvrent le mariage découle en partie de la mise en place de nouvelles majorités. Or, la victoire de celles-ci ne peut être comprise sans prendre en compte, dans le cas belge, la crise sanitaire provoquée par le scandale du poulet à la dioxine et, dans le cas espagnol, les attentats islamistes du 11 mars 2004 à Madrid.

4.3.2. alliances

La présence d’alliés influents constitue, selon Sidney Tarrow, une autre dimension de la structure des opportunités politiques. Selon le sociologue américain, « les challengers sont encouragés à initier une action collective quand ils ont des alliés qui peuvent agir en tant qu’amis en cour, en tant que garants contre la répression ou comme négociateurs acceptables en leur nom » (386). De telles alliances peuvent être observées dans les trois pays étudiés et, dans les trois cas, elles résultent de stratégies claires de la part des mouvements sociaux. Au-delà des frontières du triangle de velours, ceux-ci ont en effet visé les médias (387), un certain nombre de personnalités, ainsi que d’autres associations de la société civile (syndicats, associations de défense des droits de l’Homme, etc.). Ces alliances se sont souvent révélées fondamentales pour l’avancée de la reven-dication d’ouverture du mariage. Elles ont permis d’ouvrir un espace alternatif de discussion quand le paysage politique semblait fermé aux revendications des associations et de mener ainsi la bataille de l’opinion. Elles ont aussi aidé les défenseurs du droit au mariage à présenter leurs revendications comme non catégorielles. Enfin, elles ont parfois accéléré le traitement politique de cette revendication.

chapitre 2

| T

rois histoir

es na

tionales

(384) Kerman Calvo, « Sacrifices that Pay : Polity Membership, Political Opportunities and the Recognition of Same-Sex Marriage in Spain », South European Society & Politics, vol. 12, n° 3, 2007, p. 295.

(385) Ibid., p. 296.

(386) Sidney Tarrow, Power in Movement, op. cit., p. 79.

En Belgique, la FWH a travaillé de manière systématique les contacts avec la presse à partir de 1997 (388). Cette organisation a de plus régulièrement sollicité l’appui de « Flamands célèbres » (les bekende Vlamingen) et a reçu à plusieurs reprises le soutien de plusieurs organisations de la société civile. Aujourd’hui, la Holebifederatie fait d’ailleurs partie des associations incontournables de la société civile flamande et ses communiqués sont régulièrement dans la presse, y compris plus conservatrice.

En Espagne, les médias ont été perméables aux revendications LGBT depuis la transition, se trans-formant très tôt en levier pour atteindre l’opinion publique et tenter de la convaincre de la normalité de l’homosexualité et du bien-fondé des revendications avancées. Selon Jordi Petit, « la transition espagnole a généré un mouvement pendulaire par rapport à tout ce qui était interdit. Parmi ces tabous figuraient la pornographie ; [ce mouvement] a provoqué la « libéralisation » (destape) et – comment pouvait-il en être autrement ? – l’homosexualité. Ainsi, les organisations de libération gay de la fin des années septante ont été traitées par la presse en égalité de conditions avec les féministes, les syndicats et les partis politiques » (389). Toutefois, la demande d’ouverture du mariage a reçu une attention particulière de la part du noyau d’activistes derrière cette revendication qui, selon Beatriz Gimeno, a tenté de répondre à toutes les sollicitations et s’est efforcé d’entretenir l’attention des médias (390). Par ailleurs, les demandes LGBT ont été progressivement soutenues, tant en Catalogne que dans l’ensemble de l’Espagne, par un certain nombre de personnalités du monde des arts et de la politique, qui se sont notamment exprimées lors de campagnes et de manifestes. Ces revendications ont enfin reçu le soutien d’organisations de la société civile, en particulier des deux principaux syndicats du pays, UGT et CCOO, et d’associations de juristes prestigieuses telles que Jueces por la Democracia. Cette collaboration avec d’autres associations avait connu un précédent durant la première moitié des années 1990 lors la campagne Democracia es igualdad. Ces alliances avaient alors contribué à obtenir les premières mentions juridiques des unions de même sexe dans la LAU et le nouveau Code pénal.

Toutefois, c’est sans doute en France que cette stratégie d’alliance s’est avérée la plus importante, dans la mesure où elle n’y apparaît plus, comme en Belgique et en Espagne, comme complémentaire de stratégies de lobbying plus classiques, mais a véritablement été centrale dans le travail des activistes pour le droit au mariage. Ce phénomène tient à la fois à la fermeture du système politique français, imposant la recherche d’autres voies pour porter les revendications (391), à la position au départ minoritaire des activistes pro-mariage dans le paysage LGBT français et à leur éloignement des centres de pouvoir. Pour cette raison, ces activistes auraient déployé une stratégie de sortie dans la presse au moyen de cartes blanches et de manifestes. Ils auraient aussi recherché des soutiens prestigieux à leurs revendications, matérialisées par les signatures apposées aux différents manifestes publiés dans la presse. Cette stratégie a été réutilisée en 2004 avec la publication du Manifeste pour l’égalité des droits, qui a lancé l’affaire de Bègles.

chapitre 2

| T

rois histoir

es na

tionales

(388) Paul Borghs, « Van achterblijver tot koploper. Holebirechten in België onder paars(groen) (1999 – 2007), op. cit., p. 34. (389) Jordi Petit, 25 años más…, op. cit., p. 19. Pour une analyse plus nuancée, Jesús Generelo, « Construyendo una voz :

homosexualidad y medios de comunicación », in Félix Rodríguez González (éd.), Cultura, homosexualidad y homofobia : Vol. I/Perspectivas gays, Barcelona : Laertes, 2007, p. 33 – 59.

(390) Entretien avec Beatriz Gimeno, op. cit.

4.4. dynamiques discursives : cadres et univers du discours politique

Dans le document Espagne : Belgique France (Page 127-131)