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L’adoption d’un cadre normatif propre à la maîtrise de l’élaboration de la Constitution provisoire

Paragraphe 2 Une absence de référence aux organes juridictionnels

116. Alors qu’une place importante était consacrée aux juges dans la Constitution de 1971229, la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 ne les mentionnait pas. Ce

silence n’impliqua toutefois pas leur disparition du système juridique et de fait, tous les organes juridictionnels continuèrent à fonctionner entre le 13 février et l’adoption de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011230. Les militaires avaient certes suspendu

la Constitution de 1971, mais pas les normes infra-constitutionnelles231, y compris celles

relatives aux compétences des juridictions232.

historique », des groupements de la société civile militante et de personnalités indépendantes ». L’organe joua un rôle « quasi législatif » à travers la préparation et la discussion de plusieurs textes relatifs aux élections et à la vie politique, BEN ACHOUR, Rafaâ et BEN ACHOUR, Sana, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire »,

op.cit.

228 Al-Yum al-Sabiʿ, 12 février 2011. Selon le Conseiller d’État Mohamed Fouad Gadallah, qui assista à la réunion où fut émis ce souhait, une des raisons pour lesquelles les forces révolutionnaires n’insistèrent pas auprès du CSFA était qu’elles ne parvinrent pas à s’accorder sur les noms des représentants civils à l’intérieur d’un tel organe. Entretien avec Mohamed Fouad Gadallah le 8 juin 2014.

229 Deux titres leur étaient consacrés : respectivement le titre V à la Haute Cour constitutionnelle et le titre IV aux autres composantes du « pouvoir judiciaire ».

230 Même la Haute Cour constitutionnelle continua son activité. Elle ne rendit toutefois aucune décision de fond mais uniquement des décisions de procédure. Source : site internet de la Haute Cour constitutionnelle.

231 Emmanuel Cartier désigne ce phénomène comme la « réception implicite » des normes infra- constitutionnelles dans le droit de la période transitoire. CARTIER, Emmanuel, Les petites constitutions, op. cit., p. 520.

232A titre principal, la loi n° 112 de l’année 1946 sur le Conseil d’État et la loi n° 48 de l’année 1979 relative à la Haute Cour constitutionnelle.

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117. Cette absence de référence aux organes juridictionnels dans la Déclaration constitutionnelle semblait avoir pour but d’éviter que les juges ne contrôlent les actes des militaires. Dès lors que leur forme était spécifiquement liée à la Déclaration, du fait de la nouveauté de leur auteur dans le paysage institutionnel égyptien. Les militaires se réservaient la possibilité d’invoquer « l’absence d’habilitation » par le texte des organes juridictionnels à contrôler leurs actes. L’argument était susceptible d’être utilisé pendant le litige, afin que le juge se déclare lui-même incompétent mais aussi, a posteriori, pour justifier le refus d’exécuter une décision invalidant un acte que les militaires auraient adopté.

118. Un raisonnement similaire peut être appliqué à la qualification de décret-loi des actes adoptés par le CSFA dans le point 5 de la Déclaration. En attribuant, par principe, une valeur législative à tous leurs actes, les militaires semblaient entendre exclure la compétence du juge administratif à contrôler leur légalité. Tout au moins ils imposaient aux juridictions administratives une contrainte argumentative, celle de justifier leur requalification en actes de valeur exécutive.

119. Cette omission des organes juridictionnels ne saurait être considérée comme une simple conséquence de la brièveté de la Déclaration constitutionnelle, dont le contenu se décomposait en seulement neuf points. Les militaires avaient de bonnes raisons de craindre que les juges ne décident de contrôler leurs actes, notamment dans le cadre de la procédure d’adoption du nouveau texte constitutionnel. Les organes juridictionnels égyptiens, spécialement ceux compétents dans le domaine du droit public, à savoir la Haute Cour constitutionnelle233 et les juridictions administratives, étaient en effet perçus comme dotés

d’une certaine autonomie dans le régime égyptien. Une importante littérature académique234 s’accordait aussi sur le fait que le pouvoir judiciaire avait exercé une forme

233 La Constitution de 1971 étant suspendue, on peut se demander par rapport à quoi la Haute Cour constitutionnelle aurait pu contrôler la légalité des actes du CSFA. Deux hypothèses émergent. Premièrement, la juridiction constitutionnelle aurait pu faire découler de la longue histoire constitutionnelle du pays et de la notion « d’identité constitutionnelle » des principes dont la force juridique n’aurait pas été affectée par la suspension de la Constitution de 1971. Deuxièmement, la Haute Cour aurait aussi pu s’appuyer sur la Déclaration constitutionnelle du 13 février à laquelle elle aurait pu associer les quatre autres « déclarations » adoptées par le CSFA entre le 10 et le 15 février et celle du 11 février afin de créer ce que Nicoletta Perlo désigne comme un « bloc de constitutionnalité provisoire ». PERLO, Nicoletta. « Les constitutions provisoires, une catégorie normative au cœur des transitions constitutionnelles », op.cit., p. 9.

234Voir par exemple BROWN, Nathan J. The Rule of Law in the Arab World, Cambridge, Cambridge University Press, 1997; BERNARD-MAUGIRON, Nathalie, Le politique à l’épreuve du judiciaire :

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de « contre-pouvoir » à l’égard de l’exécutif sous le régime autoritaire du président Moubarak. Les militaires ont alors pu chercher, par prudence, à se prémunir d’une possible intervention des juges. D’autant plus que le texte constitutionnel qui allait succéder à la Déclaration constitutionnelle allait définir le statut du pouvoir judiciaire, et qu’il pouvait être dans l’intérêt des juges d’intervenir afin de consolider leur position institutionnelle235.

Cela était congruent avec leurs actions sous Hosni Moubarak, où ils s’étaient « révoltés » à plusieurs reprises contre les desseins du pouvoir de réduire leurs compétences236.

120. Les tribunaux ne remirent finalement pas en question la valeur juridique des actes du Conseil supérieur des forces armées et ne s’opposèrent pas à sa volonté, même lors de la procédure d’adoption de la Constitution provisoire. La question se posa devant la Cour du contentieux administratif (mahkamat al-qada’ al-idari) au cours de l’examen d’un litige portant sur le décret appelant au référendum du 19 mars 2011 sur les amendements à la Constitution de 1971 rédigés par le comité El-Bichry237. Le juge administratif se déclara

incompétent238. Cette incompétence ne fut toutefois pas tirée de l’absence de

reconnaissance des juridictions administratives dans la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011, mais du fait que la décision d’appel à référendum constituait un « acte de souveraineté » (a‘mal al-siyada)239, exclu de la compétence de la justice administrative

conformément à l’article 11 de la loi 112 de 1946 sur le Conseil d’État240, les juges restant

La justice constitutionnelle en Égypte, op.cit ; MOUSTAFA, Tamir, The Struggle for Constitutional Power, op.cit ; BERNARD-MAUGIRON, Nathalie (éd.), Judges and Political Reform in Egypt, Le

Caire, The American University in Cairo Press, 2008.

235 A cet égard, la Cour de cassation se plaignit publiquement de se voir retirer sa compétence en matière de litige électoral par le comité El-Bichry, une prérogative qui lui fut finalement restituée comme nous l’avons vu plus haut.

236Voir infra.

237 Le moyen principal des requérants était que le référendum était illégal car la Révolution avait abrogé la Constitution de 1971. L’appel à référendum était alors non conforme à la légitimité révolutionnaire et dénué de valeur normative car portant sur la modification d’un texte qui n’existait plus.

238 Cour du contentieux administratif, 16 mars 2011, n° 21657, 2259765, 22074, 22078, 22035, 22097, 22395, 22591/65

239 Les actes de souveraineté sont selon la jurisprudence administrative égyptienne, des actes dont « l’adoption est entourée de considérations politiques telles qu’elles justifient un pouvoir discrétionnaire élargi du pouvoir exécutif » excluant la compétence du juge administratif. Les actes de souveraineté peuvent être comparés aux actes de gouvernement dans le droit administratif français, même si les actes de souveraineté recouvrent un domaine plus large. ABOUELEN, Mohamed Maher, « Judges and acts of sovereignty » in BERNARD-MAUGIRON, Nathalie (éd.), Judges and Political

Reform in Egypt, Le Caire, American University Press in Cairo, 2009, p. 182.

240Rappelons qu’en droit égyptien, le Conseil d’État ne renvoie pas, comme en France, à la juridiction suprême de l’ordre juridictionnel administratif mais à l’ordre juridictionnel administratif en tant que tel.

83 ainsi fidèles à leur jurisprudence241.

241 Cour du contentieux administratif, 22 décembre 1981, n°3123/25. Référence trouvée dans: ABOUELEN, Mohamed Maher, « Judges and acts of sovereignty », op,cit., p. 266.

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Conclusion du titre 1

121. Ce titre nous a conduits à nous concentrer sur deux phénomènes. Le premier est l’acte « déconstituant », celui auquel nous attribuons l’effet d’avoir marqué l’abrogation de la Constitution de 1971, dans le sens où il constitua la première décision d’une « ère » où les autorités cessèrent de la considérer comme en vigueur. L’intérêt de cette analyse pour notre étude s’explique par le fait que nous postulons que l’auteur de l’acte déconstituant, le CSFA, détenait une puissance absolue englobant le pouvoir pré-constituant d’adopter les règles d’élaboration de la nouvelle constitution définitive. Le second phénomène est celui de l’édiction de la constitution provisoire, la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011, qui comprenait les premières règles pré-constituantes de la période transitoire. 122. Face à une situation de remise en question d’un régime politique à l’intérieur duquel ils bénéficiaient d’un pouvoir important, les militaires égyptiens décidèrent d’intervenir en abrogeant l’ancienne constitution et en instituant leur hégémonie sur la direction de l’État. Cette intervention reposa sur leur connaissance de la technique juridique et du droit constitutionnel égyptien, dont ils usèrent pour arriver avec précaution au pouvoir et établir une position institutionnelle leur permettant d’agir avec le moins de contraintes possible. Cette volonté du CSFA se manifesta, d’une part, dans l’imprécision des énoncés qu’il adopta afin de pouvoir adapter ses décisions futures à la suite de l’évolution de la situation politique, ainsi que, d’autre part, dans une domination de l’organisation des pouvoirs publics pour éviter la concurrence d’autres organes. Cette stratégie s’avéra efficace, en ce qu’elle leur permit d’assurer leur arrivée à la tête de l’État et de maîtriser la procédure d’adoption de la Constitution provisoire, la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011.

123. L’analyse des actes adoptés par le Conseil supérieur des forces armées pendant cette période nous permet alors de ne pas complètement suivre Carré de Malberg, quand il affirme que les mouvements révolutionnaires et les coups d’État ne relèvent que du terrain de la force à l’exclusion de celui du droit242. Les acteurs adaptent plutôt leurs

242« A la suite de bouleversements politiques résultats d’un mouvement révolutionnaire et d’un coup d’État, il n’y a plus ni principe juridique, ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du droit, mais en présence de la force. Le pouvoir constituant tombera aux mains du plus fort ». CARRÉ DE MALBERG, Raymond. Contribution à la théorie générale de l’État, op.cit., p. 496.

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comportements normatifs à ces situations de crise, dans lesquelles il tend à exister une incertitude politique structurelle. Ces comportements restent susceptibles d’une étude par la science du droit, dès lors que l’on s’interroge sur la perception qu’ont les acteurs de leur environnement juridique, la manière dont ils espérent le modifier et les signaux qu’ils entendent envoyer aux autres acteurs.

124. L’intervalle entre l’abrogation de la constitution définitive et l’adoption de la Constitution provisoire ne marqua pas la fin de l’activité pré-constituante. Sous l’égide de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011, de nouvelles règles d’élaboration de la constitution définitive furent adoptées. Cette production sera abordée sous l’angle de sa dépendance aux énoncés habilitants du système juridique.

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