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35. La Constitution provisoire113 de la période transitoire égyptienne, la « Proclamation

constitutionnelle » (iʿlan dusturi) du 30 mars 2011, comportait les règles d’élaboration de la nouvelle constitution définitive, conformément à l’une des fonctions qu’assigne la littérature à cette catégorie de document114. Cependant, l’adoption de ce texte par l’autorité

qui abrogea l’ancienne constitution, le Conseil supérieur des forces armées (al-Majlis al-

a‘la li-l-quwwaat al-musallaḥa), ne marqua pas la fin de l’activité pré-constituante.

D’autres règles d’élaboration de la constitution furent adoptées presque jusqu’à la fin du processus constituant.

36. Tout d’abord, la faculté d’adopter cette Constitution provisoire, ainsi que la maîtrise des militaires égyptiens de sa procédure d’adoption furent tributaires de leur conscience juridique (Titre 1). Leurs actions ne relevèrent pas d’une pure volonté politique, mais aussi de la perception qui était la leur d’évoluer dans un système normatif. Cette conscience se manifesta tant dans leur accès au pouvoir que dans l’usage qu’ils en firent pour élaborer la Constitution provisoire.

37. Ce titre permettra ainsi de mettre en lumière un thème négligé par la doctrine, celui

113 Si la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 est qualifié de constitution, c’est dans la

mesure où elle correspond dans l’ensemble aux notions proposées par la majorité de la doctrine, lorsqu’elle définit ce à quoi renvoie le phénomène constitutionnel, c’est-à-dire ce que Paul Bastid appelle la « notion juridique de constitution ». BASTID, Paul, L’idée de Constitution, op.cit., p. 17. En premier lieu, conformément aux conceptions matérielles de la constitution, les énoncés de la Proclamation constitutionnelle concernaient bien l’organisation générale des pouvoirs de l’État pendant la période transitoire, ainsi que les droits et libertés des citoyens. En second lieu, conformément à la conception formelle de la constitution, la Proclamation constitutionnelle fut reconnue par les acteurs juridiques de la période transitoire, juges compris, comme la principale référence de valeur suprême pour la formulation de normes juridiques pendant la période transitoire. BEAUD, Olivier, La puissance de l’État, op.cit., p. 267.

114 CARTIER, Emmanuel, « Les petites constitutions : contribution à l’analyse du droit constitutionnel

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des organes arrivant au pouvoir concomitamment à une abrogation brutale de la constitution, communément appelés « gouvernements de fait ». La littérature, rare et ancienne, relève le caractère illimité de leurs compétences et l’absence de restrictions positives à leur pouvoir et cherche à théoriser ce que devraient être ces limites. Ce cadre est conçu tant matériellement, eu égard aux « principes qui forment l’ordre juridique nouveau que visait à établir la révolution qui l’a fait naître115 », que formellement,

s’agissant de la restriction de « leur activité à ce qui est urgent et commandé par les circonstances116 ». L’adoption d’un point de vue dynamique et descriptif illustrant

comment le Conseil supérieur des forces armées s’appuya sur son environnement juridique pour agir, permettra de normaliser ce type d’organes et de montrer ainsi qu’eux aussi sont dotés d’une rationalité juridique.

38. Ensuite, la poursuite de l’activité pré-constituante après l’adoption de la Constitution provisoire sera étudiée du point de vue des énoncés habilitant du système juridique117, c’est-à-dire les énoncés relatifs à la procédure d’élaboration des normes, aux

acteurs qui les élaborent ainsi qu’à leur champ d’application et de réglementation118. Ces

énoncés constituent une ressource, en tant que la norme d’habilitation telle que définie par la combinaison de ces énoncés dans l’acte normatif119 constitue une condition nécessaire

de l’action dans le système juridique. L’absence ou la présence de ces énoncés est aussi susceptible de poser des problèmes aux acteurs, s’agissant de la justification de leur action : des problèmes qui, eu égard à l’objet des normes pré-constituantes et au caractère provisoire du pouvoir pré-constituant, sont susceptibles de présenter quelques particularités dignes d’être étudiées (Titre 2).

115DUVERGER, Maurice, « Contribution à l’étude de la légitimité des gouvernements de fait », RDP,

1945, n° 1, p. 80.

116 LARNAUDE, Ferdinand, « Les gouvernements de fait », Revue générale de droit international public, 1921, n°. 28, pp. 457-503.

117TUSSEAU, Guillaume, Les normes d’habilitation, Paris, Dalloz, 2006.

118 Les énoncés relatifs au champ de règlementation renvoient au type de normes (prescriptive,

permissive, habilitation et abrogation) dont la norme d’habilitation rend possible la production et à la latitude qu’ils laissent à l’acteur habilité quant au contenu matériel de la norme. Ibid., p. 340. 119Guillaume Tusseau définit le concept de norme d’habilitation de la manière suivante : « si l'acteur réalise l'action a, c'est- à dire suit la procédure p, ayant la signification subjective d'une norme n relative au champ d'application ca et comprise dans le champ de réglementation cr, alors sa signification objective de norme doit être ». Ibid., p. 642.

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T

ITRE

1

L

A CONSCIENCE JURIDIQUE DE L

ORGANE ABROGEANT

L

ANCIENNE

C

ONSTITUTION

39. Une nouvelle constitution définitive peut s’élaborer dans le cadre de l’ancienne constitution définitive120 - c’est l’hypothèse de l’« abrogation par voie de révision121 » ou

de la « transition régulière122 », ou se dérouler dans le cadre d’un système juridique, d’où

l’ancienne constitution définitive a disparu, en cas d’une révolution ou d’un coup d’État. Alors, il faut prendre en considération le fait qu’est survenue une « décision dé- constituante123 », un pouvoir constituant négatif, dont on suppose le caractère absolu124 et

le fait qu’il emporte la compétence pré-constituante de déterminer les règles d’élaboration de la nouvelle constitution. C’est dans cette configuration que se situe le cas égyptien. 40. Pour étudier d’un point de vue juridique l’arrivée au pouvoir du Conseil supérieur des forces armées (CSFA) et sa capacité d’adoption de la Constitution provisoire, la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 qui contenait les premières règles pré- constituantes de la période transitoire, nous nous concentrerons sur la manière dont les

120 Ce cas de figure se présenta en France lors du passage de la Constitution de la Quatrième République à celle de la Cinquième République. S’il exista d’importants débats doctrinaux quant à la légalité de la procédure de révision utilisée, dans la mesure où la Loi constitutionnelle du 3 juin 1958 impliqua la « révision de la procédure de révision » et la délégation de la compétence constituante, il est possible, d’un point de vue réaliste, de considérer que le passage la Constitution de la Quatrième République à celle de la Cinquième République entre dans ce cas de figure d’une « abrogation par voie de révision » dans la mesure où le Parlement justifia l’adoption de ce changement en s’appuyant sur la Constitution de la IVème République. La qualification du processus constituant est moins

complexe lorsque la nouvelle constitution est élaborée conformément aux dispositions de l’ancienne constitution prévoyant explicitement son remplacement. C’est par exemple ainsi que la Constitution fédérale helvétique du 29 mai 1874 fut remplacée par celle du 18 avril 1999. AUBERT, Jean-François, « La révision totale des constitutions : une invention française, des applications suisses » in Mélanges

Pierre Pactet. Paris, Dalloz, 1999, pp. 455-473.

121 LE PILLOUER, Arnaud, « « De la révision à l’abrogation de la Constitution » : Les termes du débat », Juspoliticum, 2009, n° 3, p. 4.

122CARTIER, Emmanuel, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op.cit., p. 11. 123BEAUD, Olivier, La puissance de l’État, op.cit., p. 265.

124 Ce caractère absolu renvoie à la théorie de l’État de Carl Schmitt, selon laquelle le souverain est celui qui décide de la suspension du droit. SCHMITT, Carl, Théologie politique, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1988, p.67. Dans sa théorie du pouvoir originaire, Guy Héraud affirme bien que le gouvernement de fait détient un pouvoir absolu au moment de son arrivée au pouvoir. HÉRAUD, Guy, L’Ordre juridique et le pouvoir originaire, op.cit., p. 310.

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militaires mirent hors de vigueur l’ancienne constitution. Cette opération impliqua un jeu subtil avec le droit constitutionnel associé à l’ancienne constitution et avec les autres organes du système juridique, une « opération déconstituante » formée de plusieurs actes (Chapitre1). La conscience juridique du CSFA s’exprima aussi par son activité normative juste après sa prise de pouvoir. Les quelques règles et principes matériellement constitutionnels qu’il formula révélèrent une volonté de contrôler l’élaboration de la Constitution provisoire, et eurent une fonction dans la concrétisation de cette volonté (Chapitre 2).

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Chapitre 1

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