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L’adoption d’un cadre normatif propre à la maîtrise de l’élaboration de la Constitution provisoire

Paragraphe 3 L’application de cette stratégie dans la procédure d’adoption de la constitution provisoire

96. Le caractère opératoire de notre point de vue quant à cette stratégie des militaires sera illustré en montrant comment la prise en compte par le Conseil supérieur des forces

181Les Frères musulmans et le parti Wafd participèrent à ce dialogue. Il constituait pour le président Moubarak une concession au mouvement révolutionnaire. La présidence s’alignait sur une revendication historique de l’opposition politique, pour qui la démocratisation de la vie politique devait passer par la révision de certains articles de la Constitution de 1971. Al Ahram Online, 6 février 2011.

182Al-Yum al-Sabiʿ, 7 février 2011.

183Le parti national démocratique fut finalement dissout par la Haute Cour administrative le 16 avril 2011. Certains de ses anciens membres poursuivirent leur carrière politique et furent désignés par les autres forces politiques par le terme péjoratif de « fulul » (« restes »). Ils récoltèrent des résultats très faibles lors des scrutins de la période transitoire.

184 Rappelons que le point 4 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 proclamait la dissolution des deux chambres du Parlement (annexe 3).

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armées des travaux du comité évoqué au point 6 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février, de l’évolution des rapports de force politiques et de la volonté des différents acteurs sociaux, a pu influencer leurs prises de décisions et le choix d’une interprétation parmi toutes celles que nous avons dégagées plus haut.

97. Commençons par la question posée par la composition du comité chargé « d’amender certains articles de la constitution ». Les militaires apportèrent une réponse le 15 février 2011 dans un décret185 qui forma un comité de huit juristes186. Si les militaires

privilégièrent la légitimité d’expertise à la légitimité politique, l’identité du président du comité, Tarek El-Bishry, nuançait ce constat. Tarek El-Bishry était certes un juriste renommé, ancien vice-président187 du Conseil d’État (Majlis al-dawla)188, mais il était

aussi un intellectuel réputé avant la Révolution pour ses prises de position critiques envers le fonctionnement autoritaire du régime de Moubarak189. Le comité fut nommé190 après que

les militaires aient consulté plusieurs jeunes « figures » du mouvement révolutionnaire, à qui le CSFA présenta le projet de formation du comité. Les révolutionnaires reçus par l’armée annoncèrent la formation du comité El-Bichry avant que les militaires ne le fassent officiellement. Ils affirmèrent également que la rencontre avait été positive191, ce qui

signifia qu’ils avaient probablement approuvé la composition.

98. Quant à la question posée par le caractère provisoire ou définitif du document constitutionnel qui allait être adopté à l’issue de la procédure constituante, le décret de formation du comité du 15 février apportait aussi une réponse :

Le comité est compétent pour étudier la suppression de l’article 179 de la constitution et modifier les articles 88, 77, 76, 189 et 93 de la Constitution de 1971 et tout que ce qui est lié à ce que le comité estime nécessaire pour garantir la démocratie et l’intégrité des élections législatives et présidentielles192.

185Décret n°1 du chef du Conseil supérieur des forces armées de l’année 2011.

186Pour une analyse de la composition du comité dans son entièreté voir la deuxième partie.

187 Le titre de « vice-président » est un grade que peuvent atteindre de nombreux conseillers d’État en fin de carrière

188 En droit égyptien, le Conseil d’État ne renvoie pas comme en France à la juridiction suprême de l’ordre juridictionnel administratif mais à l’ordre juridictionnel administratif en tant que tel.

189 Voir par exemple son livre EL-BISHRY, Tarek, Dirasat al-dimukratiya al misriyya, 2004, Le Caire, Dar El-Shorouk.

190 Pour une analyse critique plus complète de la composition du Comité, voir infra partie 2.

191Al-Yum al-Sabiʿ, 14 février 2011.

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99. Le mandat de ce comité incluait l’étude de la modification de l’article qui régissait la procédure de révision de la Constitution de 1971, l’article 189. Cette inclusion ouvrait la voie à ce qu’une règle d’élaboration d’une nouvelle constitution définitive soit contenue dans le document constitutionnel qui serait adopté à l’issue de la procédure et donc à ce qu’il ne soit qu’une constitution provisoire193. La réaction des acteurs politiques après la

Déclaration constitutionnelle du 13 février incita là aussi certainement les militaires à ce choix. Si, comme évoqué ci-dessus, il était difficile de savoir, pendant le déroulé du mouvement révolutionnaire, si les participants désiraient une nouvelle constitution ou simplement une révision de celle-ci, la « Coalition des jeunes de la Révolution » (i’tilaf

shabab al-thawra), un rassemblement de militants194 dont le rôle fut primordial durant le

mouvement de la place Tahrir, demanda expressément une nouvelle constitution195, alors

qu’aucun acteur ne vint défendre l’idée d’une simple révision du texte de 1971.

100. Concernant le pouvoir de rédaction de l’armée dans des domaines non couverts par les travaux du comité, le CSFA put s’appuyer sur l’œuvre du comité El-Bichry pour se l’attribuer. L’organe concentra en effet son activité sur la procédure constituante, les questions électorales196, le régime d’exception197 et l’organisation des pouvoirs publics

transitoires198 après la tenue des élections législatives et présidentielles. En revanche, il ne

193 Ça sera le cas. Le travail du comité sur cet article constituera la base de la première règle qui régira l’élaboration de la Constitution du 25 décembre 2012. Rétrospectivement, il peut être qualifié de ce que Olivier Beaud appelle la « décision d’initiative pré-constituante », c’est-à-dire « la décision qui tranche la question du principe de l’élaboration d’une nouvelle constitution ». BEAUD, Olivier.

La puissance de l’État, op.cit., p. 267.

194 La Coalition des jeunes de la Révolution comprenait notamment les jeunes du mouvement révolutionnaire du 6 Avril, les jeunes Frères musulmans et les jeunes de l’Association nationale pour le changement, une plate-forme d’opposition politique qui avait été formée sous Moubarak.

195Al-Yum al-Sabiʿ, 14 février 2011.

196Le comité proposa de modifier : l’article 75 afin d’exclure les enfants de binationaux et les époux ou épouses de citoyens non égyptiens du droit de candidater aux élections présidentielles ; l’article 76 afin d’assouplir le régime du « parrainage » nécessaire pour candidater à l’élection présidentielle ; les articles 76 et 88 afin de garantir le monopole des juges sur la supervision des scrutins et l’article 93 afin d’octroyer aux organes juridictionnels la compétence de statuer en dernier ressort sur les litiges électoraux.

197Le comité proposa de modifier l’article 193 concernant l’état d’urgence afin d’instituer un accord obligatoire de l’Assemblée du Peuple pour sa mise en œuvre et une ratification par référendum en cas de prorogation au-delà de six mois, et de supprimer l’article 179 qui légitimait des mesures restrictives des libertés en matière de lutte anti-terroriste.

198 Le comité proposa de modifier l’article 189 afin de rendre l’obligatoire pour le président la nomination d’un vice-président et l’article 77 afin de limiter le nombre de mandats présidentiels à deux et d’en réduire la durée de six à quatre ans. Ce dernier amendement pouvait paraître inapproprié pour une « Constitution provisoire », dès lors qu’elle n’avait pas vocation à exister durant plus d’un mandat présidentiel. La modification a tout de même été incluse car elle constituait une demande phare de l’opposition sous Moubarak.

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se pencha pas sur la période précédant l’entrée en fonction du président de la République et l’élection d’un parlement, c’est-à-dire les « dispositions transitoires » de la future constitution provisoire199. En conséquence, puisque le comité avait renoncé à exercer une

compétence dans ce domaine, cela créait matière à l’invocation d’une lacune, que l’armée pouvait exploiter pour rédiger une partie de la constitution provisoire. C’est ce qu’elle fit en rédigeant la partie « transitoire » de l’organisation des pouvoirs publics provisoires dans la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011, dans laquelle les militaires s’auto- attribuèrent les compétences du président de la République200 et le pouvoir législatif201

avant la tenue des élections.

101. Quant à la question de savoir si le comité El-Bichry avait une compétence décisionnelle ou simplement consultative, la lecture des articles que le Conseil supérieur des forces armées soumit à référendum fournissait une réponse. Les militaires modifièrent en effet le contenu de l’un des amendements proposés à référendum par le comité El- Bichry202. Il portait sur l’article 93 de la Constitution de 1971, qui attribuait à l’Assemblée

du Peuple la compétence de statuer sur la validité du mandat de ses membres en cas de litige électoral, après avis et enquête de la Cour de cassation (Mahkama al-naqd). Le comité El-Bichry avait attribué cette compétence contentieuse à la Haute Cour constitutionnelle seule, mettant fin aux pouvoirs de l’Assemblée du Peuple et de la Cour de cassation en ce domaine. Dans l’appel à référendum, le Conseil supérieur des forces armées altéra cette proposition d’amendement et transféra la compétence de la Haute Cour constitutionnelle à la Cour de cassation. En agissant ainsi, les militaires s’alignèrent sur la réaction des deux juridictions après l’annonce du résultat des travaux du comité. La Cour de cassation avait

199 Les dispositions transitoires sont ici entendues au sens de « règles énoncées dans une nouvelle Constitution particulière qui déterminent de manière temporaire pour une période intermédiaire, les modalités du passage du régime de l’ancienne Constitution à celui de la nouvelle Constitution en établissant pour cette période un régime orignal, distinct et temporaire ». PECH, Laurent, « Les dispositions transitoires en droit constitutionnel », Revue de la recherche juridique, 1999, n°1, pp. 1407-1423.

200Article 56 alinéa 2 à 10 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011. 201Article 56 alinéa 1 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011.

202Al-Yum al-Sabiʿ, 27 février 2011. Officieusement, les militaires refusèrent une partie encore plus importante du travail du comité El-Bichry. Lorsque le comité se réunit avec le Conseil supérieur des forces armées pour lui présenter son travail, les militaires s’opposèrent à six autres propositions du comité. Toutefois, les membres du comité ne les évoquèrent pas lorsqu’ils présentèrent leur travail publiquement. Entretien avec le professeur de droit constitutionnel et membre du comité El-Bichry, Mohamed Hassanein Abdel Al, le 7 avril 2014. Les propositions écartées furent publiées ensuite dans un livre de Tarek El-Bichry : EL-BISHRY, Tarek, Min awraq thawra 25 yinayir, Le Caire, Dar El- Shorouk, 2012.

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en effet revendiqué cette compétence contentieuse électorale, sur la base de l’expérience que lui avait apportée sa fonction consultative et d’instruction sous l’empire de l’article 93203 de la Constitution de 1971. La Haute Cour constitutionnelle avait affirmé, elle, qu’elle

ne s’opposait pas, au nom de « l’unité du pouvoir judiciaire », à ce que lui soit retirée cette nouvelle compétence et qu’elle soit réattribuée à la Cour de cassation204.

102. S’agissant de la question du caractère impératif ou consultatif du référendum, la réponse se situa dans le contenu de la constitution provisoire du 30 mars205. Le CSFA

modifia les dispositions pré-constituantes approuvées lors du scrutin du 19 mars 2011. Il s’attribua ainsi, la maîtrise du déclenchement de la procédure d’adoption de la nouvelle constitution, au détriment de la future Assemblée du peuple élue206. L’organe militaire

réagissait à l’émergence des islamistes comme première force électorale et donc comme probable principal acteur de l’exercice du pouvoir constituant originaire. Ce rôle avait été dessiné par les résultats du référendum où le oui l’avait emporté à 77,2%, alors que seuls les islamistes avaient fait campagne pour cette option. Comme nous le verrons plus bas, la maîtrise du déclenchement du processus constituant devait attribuer au CSFA un contrôle sur celui-ci, afin notamment de ne pas laisser le champ libre à une force politique avec laquelle les militaires avaient entretenu historiquement des relations très conflictuelles.

203Al-Yum al-Sabiʿ, 9 mars 2011. 204Al-Yum al-Sabiʿ, 12 mars 2011.

205 Voir annexe 5.

206 Les dispositions pré-constituantes soumises à référendum étaient les suivantes : « Article 189 : Soit le président de la République après l’accord du premier ministre, soit la moitié des membres de l’Assemblée du Peuple et du Conseil consultatif, peuvent demander l’élaboration d’une nouvelle constitution. Les membres non nommés de la première Assemblée du Peuple et du Conseil consultatif se réunissent dans une session commune, à l'invitation du Conseil supérieur des forces armées, dans les six mois après leur élection, pour élire une Assemblée constituante formée de cent membres. Cette assemblée sera chargée de préparer un nouveau projet de constitution pour le pays dans un délai qui n’excède pas six mois à compter de la date de sa formation. Le projet de nouvelle constitution sera soumis au peuple pour référendum dans les quinze jours suivant sa préparation. La constitution sera mise en œuvre dès son approbation par le peuple lors du référendum ». ; Article 189 bis : Dans un délai de six mois après leur élection, les membres élus de l’Assemblée du Peuple et du Conseil consultatif se réunissent pour choisir une Assemblée constituante conformément aux dispositions de l’article 189 ». La Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 disposait que : « Article 60 : Les membres non nommés de la première Assemblée du Peuple et du Conseil consultatif se réunissent dans une session commune, à l'invitation du Conseil supérieur des forces armées, dans les six mois après leur élection, pour élire une Assemblée constituante formée de cent membres. Cette assemblée sera chargée de préparer un nouveau projet de constitution pour le pays dans un délai qui n’excède pas six mois à compter de la date de sa formation. Le projet de nouvelle constitution sera soumis au peuple pour référendum dans les quinze jours suivant sa préparation. La constitution sera mise en œuvre dès son approbation par le peuple lors du référendum ». La différence entre ces deux articles sera développée infra dans la deuxième partie.

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103. En ce qui concerne l’identité du document issu de la procédure et le choix par les militaires d’une constitution provisoire intitulée « Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 » plutôt que d’une version révisée de la Constitution de 1971, il pouvait s’expliquer par le fait que le rejet de la Constitution de 1971 constituait une idée forte du camp du non207 au référendum du 19 mars 2011. Le principal argument était qu’une

révolution appelait une rupture juridique symbolique qui devait se matérialiser dans un changement immédiat de texte constitutionnel. Par ailleurs, la Constitution de 1971 était considérée comme accordant trop de pouvoir au président de la République, ce qui laissait planer le risque du retour à un système dictatorial. Si le camp du non subit une défaite assez large à la votation208, ce revers n’avait pas pour autant délégitimé leur volonté d’un nouvel

instrumentum constitutionnel. Cette question ne faisait en effet pas partie de l’argumentaire du camp du oui209 et ne porta donc pas à controverse pendant la campagne. L’armée

s’appuya alors sur cette apparence de consensus entre les acteurs politiques210 pour intégrer

les dispositions approuvées lors du référendum à un nouveau texte dont ils rédigèrent et adoptèrent eux même le reste du contenu, la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011211.

104. Si la disposition relative au nouveau texte constitutionnel de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 permit au CSFA de maîtriser la procédure d’élaboration de la constitution provisoire, il en fut de même pour les dispositions que comportait cette Déclaration en matière d’organisation des pouvoirs publics.

207Schématiquement, le camp du non était composé de toutes les forces politiques qui avaient soutenu la Révolution, à l’exception des Frères musulmans.

208Les articles soumis à référendum furent approuvés à 77,2%.

209Pour les Frères musulmans, force politique principale du camp du oui, la question de la nature de l’instrumentum importait peu. La Confrérie mettait surtout en avant le besoin rapide d’une constitution quelle qu’elle soit. Il fallait apporter de la stabilité et permettre des élections et donc le remplacement d’un gouvernement militaire par un gouvernement d’institutions élues. Sources : Al-

Yum al-Sabiʿ, Al-Ahram Online entre le 4 mars 2011 et le 15 mars 2011.

210Cette analyse est partagée par Karen Stilt. STILT, Kristen, « The End of ‘One Hand’: The Egyptian Constitutional Declaration and the Rift between the ‘People’ and the Supreme Council of the Armed Forces », Yearbook of Islamic and Middle Eastern Law, 2011, vol. 1, n° 16, p. 48.

211 De nombreux analystes et observateurs de la période transitoire trouvèrent étonnant que dix jours

après avoir soumis à référendum des articles modifiés de la Constitution de 1971, le CSFA adopte une constitution provisoire sans soumettre l’ensemble du texte à référendum. Voir par exemple BROWN, Nathan et DUNNE, Michele, « Egypt’s Draft Constitutional Amendments Answer Some Questions and Raise Others », Carnegie Endowment for International Peace, 1er mars 2011.

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Section 2 - La formalisation de la domination des militaires dans l’organisation

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