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L’adoption d’un cadre normatif propre à la maîtrise de l’élaboration de la Constitution provisoire

Paragraphe 1 Un régime de concentration des pouvoirs politiques

106. La Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011212 mentionnait seulement trois

organes : le Conseil supérieur des forces armées, le chef du Conseil supérieur des forces armées et le gouvernement. Le CSFA était celui dont la compétence était la mieux définie. L’organe militaire détenait le pouvoir d’ « administrer » (idara) les affaires du pays213 et

de promulguer des décrets-lois (marasim bi-qawanin)214. Au chef du Conseil supérieur des

forces armées était dévolue la compétence de le représenter « à l’intérieur et à l’extérieur », sans pour autant que la forme de l’exercice de cette compétence ne soit explicitée215.

Quant au gouvernement, il était simplement fait référence au fait qu’il pouvait continuer sa mission jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement216.

212 Voir annexe 3.

213Point 2 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 : « Le Conseil supérieur des forces armées administre temporairement les affaires du pays […] ».

214Point 5 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 : « Le Conseil supérieur des forces armées adoptera des décrets-lois au cours de cette période transitoire ».

215Point 3 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 : « Le président du Conseil suprême des forces armées le représente à l'intérieur et à l'extérieur ».

216Point 7 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 : « Le gouvernement du Dr Ahmed Mohamed Shafik continuera ses travaux jusqu’à la nomination d’un nouveau gouvernement ». Le gouvernement de l’époque était mené par le général Ahmed Shafik, nommé à ce poste par Hosni Moubarak le 29 janvier 2011. Sa formation avait été conçue comme une concession au mouvement révolutionnaire. Ahmed Shafik, s’il était connu pour être proche de Moubarak, bénéficiait aussi d’une relative réputation d’intégrité car contrairement à l’ancien premier ministre Ahmed Nazif, il n’était pas membre du parti national démocratique. Il était aussi considéré comme assez compétent pour avoir réussi des projets, lorsqu’il avait été ministre de l’Aviation civile, comme la restructuration d’Egyptair la compagnie nationale aérienne et la construction du nouveau terminal de l’aéroport du Caire. Voir par exemple CHICK, Kristen, « Egypt Presidential Candidate: Ahmed Shafiq, Former Mubarak Man ». Christian Science Monitor, 2012.

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107. En analysant cette répartition des compétences avec la grille de lecture des « régimes politiques », les énoncés de la Déclaration renvoyaient à ce que la doctrine qualifie parfois de « régime de confusion des pouvoirs217 », c’est-à-dire un système de

répartition des compétences entre organes politiques, à l’intérieur duquel la fonction législative et la fonction exécutive sont exercées de manière prédominante par un même organe, ici le Conseil supérieur des forces armées.

108. En ce qui concerne la fonction législative, la situation était assez simple. La Déclaration constitutionnelle décrétait la dissolution des deux chambres instituées par la Constitution de 1971, l’Assemblée du Peuple et le Conseil consultatif218, et elle attribuait

au Conseil supérieur des forces armées la compétence d’adopter des actes de forme législative, à travers le pouvoir d’édicter des décrets-lois. En somme, le Conseil supérieur des forces armées absorbait la position institutionnelle du Parlement.

109. Pour ce qui est de la fonction exécutive, la Déclaration était moins précise. D’une part, l’organe gouvernemental restait en place et, d’autre part, le Conseil supérieur des forces armées ne s’attribuait pas le pouvoir d’adopter des actes dont la forme était associée à la fonction exécutive en droit égyptien, c’est-à-dire le règlement (la’iha) et le décret (qarar)219. Toujours est-il même si elle ne le formulait pas explicitement, la Déclaration

constitutionnelle impliquait que son auteur se considérait aussi comme un organe exécutif, comme le montre l’attribution de la compétence de promulguer des décrets-lois. Cette notion de « décret-loi » renvoie en effet communément à un dispositif normatif par lequel un organe exécutif est habilité à prendre des normes relevant du domaine législatif. Il est vrai que le terme employé dans la Déclaration constitutionnelle (marsum bi-qanun) ne renvoyait pas au vocabulaire constitutionnel de la Constitution de 1971220 qui désignait la

217 Voir par exemple VEDEL, Georges, CARCASONNE Guy et DUHAMEL Olivier, Manuel

élémentaire de Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 162 ; VERPEAUX, Michel, Manuel de droit constitutionnel, Paris, PUF, 2010, p. 112.

218 Point 4 de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011 : « L'Assemblée du Peuple et le Conseil consultatif sont dissous ».

219Dans le texte de la Constitution de 1971, le règlement relevait de la compétence du Président (art. 144), tandis que le décret relevait de la compétence gouvernementale (art. 153). Dans la pratique, les actes qu’adoptaient le président de la République étaient aussi intitulés « décrets », ce qui conduisit le gouvernement à qualifier ses actes exécutifs d’ « arrêtés ». BERNARD-MAUGIRON, Nathalie. Le

politique à l’épreuve du judiciaire, op.cit., p. 484.

220 Ainsi, après la révolution de 1952, les textes adoptés par l’armée s’appellaient déjà marsum bi-

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notion autrement.221. Néanmoins, il renvoyait bien à la même notion dans la langue arabe

et était déjà connu du droit égyptien222.

110. Le Conseil supérieur des forces armées semblait même vouloir occuper la place laissée vacante par l’organe exécutif prééminent du système constitutionnel précédent, le président de la République. Tout d’abord, la Déclaration n’attribuait aucune des compétences du président au gouvernement, l’autre organe qu’elle mentionnait. Le fait que le gouvernement Shafik soit simplement chargé de « continuer ses travaux » paraissait impliquer son cantonnement aux compétences du droit constitutionnel de la Constitution de 1971, et celles-ci étaient liées, pour certaines, à la fonction présidentielle dont il fallait supposer qu’elle persisterait223. L’appropriation de la position présidentielle par les

militaires ressortait également du fait que la Déclaration précisait que le chef du CSFA « représentait » (yumaththil) le Conseil à l’intérieur et à l’extérieur de l’Égypte, attendu que cette fonction représentative constitue généralement en droit constitutionnel l’une des attributions essentielles d’un chef d’État. Enfin, le Conseil supérieur des forces armées liait son mandat à l’élection d’un nouveau président de la République, ce qui composait l’une des conditions alternatives de son départ du pouvoir. Le point 2 de la Déclaration constitutionnelle disposait en effet que le CSFA administrerait « temporairement les affaires du pays pendant une période de 6 mois ou jusqu'à l’élection d’une Assemblée du Peuple, d’un Conseil consultatif et la tenue d’élections présidentielles ». Une telle définition de la durée de son mandat semblait impliquer un exercice intérimaire des prérogatives de la fonction présidentielle par les militaires jusqu’à l’élection d’un nouveau président.

111. L’organisation des pouvoirs publics esquissée par cette lecture, où les militaires concentraient les pouvoirs législatif et exécutif, se confirma dans la pratique du pouvoir, sous l’égide de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011.

221Le président de la République détenait la compétence d’adopter des décrets-lois, en cas d’absence de l’Assemblée du Peuple (art. 147 de la Constitution de 1971) ou de circonstances exceptionnelles (art. 108 de la Constitution de 1971). Il demeure que le terme n’était pas celui de marsum bi-qanun mais de « décret (qararat) revêtus de la force de loi ».

222 Le terme se retrouve aussi dans l’article 71 de la Constitution du Koweït de 1962 qui attribue à

l’Emir le pouvoir d’édicter des normes législatives en cas d’urgence et d’absence de l’Assemblée nationale.

223 Le gouvernement était, par exemple, compétent pour élaborer les projets de décret présidentiel (art. 153 de la Constitution de 1971).

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112. Dans le domaine exécutif, à l’intérieur duquel la répartition des compétences entre les militaires et le gouvernement n’était pas explicitée, le Conseil supérieur des forces armées s’affirma bien comme l’organe prééminent. Les militaires y exercèrent un pouvoir propre sous la forme de décrets-lois pour les normes exécutives de portée générale224 et de

décret (qarar) pour les normes exécutives de portée individuelle225. Le chef du CSFA, le

maréchal Tantaoui, agit effectivement pendant toute la période et même après l’adoption de la Proclamation du 30 mars 2011 jusqu’à l’élection du président Morsi, comme un véritable chef d’État. Enfin, le CSFA obtint la démission du gouvernement Shafik le 3 mars 2011226 et désigna un autre gouvernement à sa place, ce qui confirma la prééminence de

l’organe militaire sur l’organe gouvernemental.

113. Ce statut d’organe politique prédominant éclaire alors le contrôle qu’exerça le Conseil supérieur des forces armées tout au long de la procédure d’adoption de la Constitution provisoire, la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011. Le seul organe susceptible de le concurrencer dans l’adoption des actes de la procédure, le gouvernement, était en effet placé dans une telle position de subordination par rapport à lui, qu’il était contraint de demeurer en retrait et ne pouvait dès lors agir que de concert avec les militaires. 114. Les militaires n’étaient pas tenus de diriger l’État seuls. Le CSFA aurait aussi pu s’appuyer sur les forces politiques ayant participé à la Révolution, en rompant avec le schéma institutionnel de la Constitution de 1971. L’armée aurait pu, par exemple, leur attribuer le contrôle d’un gouvernement aux compétences renforcées ou créer une fonction inédite en droit constitutionnel égyptien227. La question du refus par les militaires de choisir

224 Citons, à titre d’exemple, le Décret-loi n° 7 de l’année 2011 portant sur l’organisation du référendum du 19 mars 2011, pris en application de la loi n° 73 de 1956 organisant l’exercice des droits politiques.

225Citons, à titre d’exemple, le Décret n° 27 de l’année 2011 accordant la grâce à un certain nombre de prisonniers politiques.

226 La démission de Shafik fut présentée comme volontaire, elle émana toutefois de la volonté du CSFA. Le pouvoir des militaires égyptiens sur cette décision fut mis en lumière par le fait que le Conseil supérieur des forces armées nomma le successeur d’Ahmed Shafik, Essam Sharaf, immédiatement après que le premier eut annoncé sa décision. C’est bien du reste comme le fruit d’un acte de volonté de l’armée que les commentateurs analysèrent ce changement de gouvernement. FAM, Mariam, « Egypt Prime Minister Resigns, Meeting Key Protester Demand », Bloomberg, 7 mars 2011. Si Shafik quitta le gouvernement, c’était car les acteurs révolutionnaires estimaient qu’il avait été trop lié au régime de Moubarak.

227En Tunisie un organe de ce type fut institué, l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution. Elle était composée de « représentants des partis politiques de l’opposition «

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une telle option mérite d’autant plus d’être posée qu’elle fut soulevée dans l’espace socio- politique. Ainsi, les forces révolutionnaires, au lendemain de la chute de Moubarak et à la veille de l’adoption de la Déclaration constitutionnelle du 13 février 2011, émirent le souhait d’être inclues immédiatement dans l’organisation des pouvoirs publics. Leur demande, à laquelle les militaires ne donnèrent pas suite, était qu’un organe composé de militaires et de civils gère la période transitoire228.

115. La volonté des militaires de contrôler l’État ne se manifesta pas seulement dans leur hégémonie sur le pouvoirs politique, mais également dans leur refus de reconnaître les compétences des organes juridictionnels.

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