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L’anticipation de l’exercice du pouvoir constituant originaire

Paragraphe 2 La compétence de désignation des membres de la commission constituante par les institutions étatiques

Paragraphe 2 – La compétence de désignation des membres de la commission constituante par les institutions étatiques

322. Un autre dispositif visant à restreindre le pouvoir de la majorité parlementaire dans la nomination de la commission constituante devait instituer des règles de capacité pour devenir membre de l’organe qui rédigerait la constitution. L’armée et les non-islamistes tentèrent ainsi de fixer dans le document El-Selmi des conditions que devraient remplir les futurs membres de la commission constituante, alors même que l’article 60 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 était silencieux à ce sujet. Plutôt que de pouvoir choisir les 100 membres de la commission constituante parmi tous les citoyens égyptiens, le choix des parlementaires aurait dû se trouver réduit à quelques centaines d’individus.

323. Le document El-Selmi instituait ainsi deux critères alternatifs pour qu’une candidature à siéger à la commission constituante soit valable521. Le candidat devait être

un parlementaire ou avoir été désigné préalablement par une institution figurant sur une liste dressée par le document El-Selmi que nous évoquerons ci-dessous. La contrainte portait aussi sur les critères de choix puisqu’il était imposé au Parlement une équation catégorielle et les parlementaires devaient doser dans la nomination en fonction du statut des candidats et de leur institution de désignation.

324. Cette équation illustrait le postulat selon lequel le futur Parlement allait être dominé par les islamistes et la volonté de limiter leur présence dans la commission constituante. En effet, elle cantonnait à seulement 20 le nombre de parlementaires qui siègeraient dans

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la commission constituante522, tandis que les membres désignés par une institution

s’élevaient à 80.

Ces quatre-vingt membres se décomposaient ainsi :

15 membres seront choisis parmi les organes judiciaires (4 de la Haute Cour constitutionnelle, quatre de la Cour de cassation, trois du Conseil d'État, 2 du corps des Commissaires d’État, et 2 du parquet administratif), qui seront proposés par leur assemblée générale.

15 membres seront des professeurs d'université, dont au moins cinq seront

professeurs de droit constitutionnel. Tous ces membres seront choisis par le Conseil supérieur des universités.

15 membres représenteront les syndicats professionnels. Tous ces membres seront choisis lors d'une réunion conjointe de leurs conseils syndicaux.

5 membres représenteront les syndicats d’ouvriers, qui seront choisis par ces syndicats.

5 membres représenteront les paysans et seront désignés par leurs syndicats. 5 membres représenteront la Fédération des organisations non gouvernementales (y compris un représentant des personnes handicapées).

1 membre représentera la Fédération des chambres de commerce. 1 membre représentera la Fédération des industriels.

1 membre représentera les associations d’hommes d’affaires. 1 membre représentera le Conseil national des droits de l'homme. 1 membre représentera les forces armées.

522 Document El-Selmi, 1er novembre 2011, Critères de formation de l'Assemblée constituante pour

l'élaboration d'une nouvelle constitution pour le pays, Article 1 dernier alinéa : « Les membres restants seront choisis parmi les représentants des partis politiques et des indépendants, en fonction de leur représentation proportionnelle à l'Assemblée du Peuple et au Conseil consultatif, avec un maximum de cinq par groupe et au minimum un membre » (voir annexe 6).

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1 membre représentera la police.

1membre représentera les fédérations sportives.

1membre représentera les fédérations d'étudiants universitaires. 1 membre représentera l’Université d’Al-Azhar.

1 membre représentera les Eglises égyptiennes.

1 membre sera une personnalité publique nommée par le Conseil des ministres. Les autorités mentionnées ci-dessus désigneront deux fois plus de candidats que les chiffres indiqués ci-dessus, pour que les parlementaires puissent opérer un choix parmi eux […]523.

325. À une exception près524, les institutions de désignation mentionnées par le

document El-Selmi étaient, certes à des degrés divers, toutes intégrées à l’État : le gouvernement, les institutions régaliennes525, les organes juridictionnels526, les autorités de

régulation527 et de conseil528, de l’Université d’Al-Azhar529 et surtout, les organes

représentatifs d’intérêts économiques et sociaux530. Ces derniers formaient en effet le

contingent d’institutions de désignation le plus important, et il leur était réservé 35 sièges

523 Document El-Selmi, 1er novembre 2011, Critères de formation de l'Assemblée constituante pour

l'élaboration d'une nouvelle constitution pour le pays, Article 1.

524 Les Eglises étaient autonomes par rapport à l’État d’un point de vue formellement légal. Il fut dérogé à ce principe d’indépendance après la prise de pouvoir de Sadate en 1970 où l’Eglise copte orthodoxe, la principale Eglise copte égyptienne, fut dirigée quelques années par un concile nommé par le régime. EL SASSER, Sebastian, The Coptic Question in the Mubarak Era, New York, Oxford University Press, 2014 ; GUIRGUIS, Laure, Les coptes d’Égypte. Violences communautaires et

transformations politiques (2005-2012), Paris, Karthala, 2014.

525L’armée et la police.

526La Haute Cour constitutionnelle, le Conseil d’État, la Cour de cassation, les commissaires d’État, chargés de « l’instruction » des dossiers devant les juridictions administratives, et les procureurs administratifs.

527 Le Conseil supérieur des universités règlementait le statut des enseignants et décidait de l’avancement de leur carrière.

528 Le Conseil national des droits de l’homme.

529L’Université d’Al-Azhar est un centre religieux et universitaire de renommée internationale, placé sous tutelle de l’État dans les années 60. Voir Brown, Nathan J, « Post-Revolutionnary Al-Azhar », The Carnegie

Papers, Septembre 2011.

530 Les syndicats ouvriers, paysans, et des professions libérales et du tertiaire (niqabat mihaniyya), les chambres de commerce (ghuraf tijariyya), les fédérations (ittihad) d’industriels, d’associations sportives, d’organisations non gouvernementales et d’étudiants, et les associations (jam`iyyat) d’hommes d’affaires.

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sur les 80 que destinait le document El-Selmi à ces institutions. L’intégration des organes représentatifs d’intérêts économiques et sociaux à l’appareil d’État égyptien représentait un legs de l’idéologie corporatiste de Nasser, à l’intérieur de laquelle ces institutions faisaient figure d’instruments de mobilisation pour le projet socialiste de développement. Elles persistèrent ensuite dans un rôle de contrôle social, suite à l’inflexion libérale de la politique économique de Sadate et Moubarak531.

326. Le recours à l’État dans le processus constituant associé à la Révolution du 25 janvier pouvait paraître paradoxal à un observateur extérieur. Le rejet du « régime de Moubarak » constituait en effet le dénominateur commun aux différents discours formulés pendant le moment révolutionnaire de janvier et février 2011532. Or, cette colère ne visait

pas nécessairement l’appareil étatique dans son ensemble, car la présidence était dissociable de certaines composantes de cet appareil. L’armée était ainsi, sous Hosni Moubarak, relativement peu associée aux opérations de répression politique533 et son

intervention aux côtés des manifestants pour faire chuter le président a certainement accentué la perception de cette dissociation534. Plusieurs organes représentatifs d’intérêts

économiques et sociaux gagnèrent épisodiquement une autonomie vis-à-vis du régime, au point de constituer d’authentiques sites d’opposition à la volonté du pouvoir535, comme

531 L’adhésion aux organes représentatifs d’intérêts économiques et sociaux était obligatoire et ils étaient censés exercer un monopole sur la représentation économique et sociale. Les années 2000 virent toutefois l’émergence d’organisations indépendantes non reconnues officiellement mais tolérées par l’État. Voir à ce sujet: AYUBI, Nazih, « Étatisme Versus Privatization: The Changing Role of the State in 9 Arab Countries », in HANDOUSSA, Heba (ed.), Economic Transition in the Middle East, Le Caire, American University Press in Cairo, 1997, pp. 125-165; KIENLE, Eberhard, A Grand Delusion:

Democracy and Economic Reform in Egypt, op.cit ; LONGUENESSE, Elisabeth et MONCIAUD,

Didier, « Les syndicalismes : lutte nationale, corporatisme et contestations », in BATTESTI, Vincent et IRETON, François (éd.), L’Égypte au présent, Arles, Actes Sud, 2011, pp. 367-385.

532 Voir ŠABASEVIČIŪTĖ, Giedre, « Le peuple contre le régime. « L’élaboration de la notion de rupture dans « La révolution du 25 janvier » », op.cit.

533 Moubarak s’appuyait principalement sur la police en matière de répression. SPRINGBORG, Robert, « Arab Militaries », in LYNCH, Marc (éd.), The Arab Uprisings Explained: New Contentious

Politics in the Middle East, New York, Columbia University Press, 2014, p. 151.

534 Giedre Sabaseviciute cite ainsi un manifestant interviewé pendant la mobilisation du 25 janvier 2011 qui dissocie deux Égypte(s), celle du régime et une autre, intemporelle, incarnée notamment par l’armée : « Il y avait deux Égypte, j’étais fier de la première, incarnée par le peuple, l’armée et l’histoire, mais je détestais la deuxième qui s’illustrait dans la vie quotidienne par la corruption, le mensonge, la misère, la perte du respect de l’Egyptien par d’autres pays arabes. Maintenant, la vraie Égypte, partie depuis si longtemps, est revenue ». ŠABASEVIČIŪTĖ, Giedre, « Le peuple contre le régime. « L’élaboration de la notion de rupture dans « La révolution du 25 janvier » », op.cit.

535 Surtout les syndicats des professions libérales. Voir à ce sujet LONGUENESSE, Elisabeth et MONCIAUD, Didier, « Les syndicalismes : lutte nationale, corporatisme et contestations », op.cit ; EL-GHOBASHY, Mona, « Constitutionalist Contention in Contemporary Egypt », American

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certains organes juridictionnels, dont une littérature fournie reconnaissait le rôle de contrepouvoir à la présidence Moubarak536. L’image de ces organes étatiques avait aussi

été modifiée par les transformations qu’ils avaient connues depuis le début de la période transitoire. Ces inflexions témoignaient, chez certains d’entre eux, d’une autonomisation et d’une ouverture au pluralisme politique. L’exemple le plus notable était probablement celui de l’Université islamique d’Al-Azhar qui avait recommençé à tolérer l’activisme politique de ses étudiants et de son personnel, alors que l’institution s’était auparavant « dépolitisée » de crainte de froisser le pouvoir537.

327. La convocation de l’État comme rempart contre la mainmise anticipée des islamistes sur le processus constituant pouvait également tenir au profil des promoteurs du document El-Selmi, l’armée et les non-islamistes. Tous deux se caractérisaient par un certain conservatisme, dans le sens où leur aspiration au changement politique apparaissait limitée. S’ils avaient approuvé la chute de Moubarak, ils semblaient en revanche réticents à une profonde réforme de l’État égyptien. Dans son récit sur elle-même, l’armée égyptienne se présentait ainsi comme la fondatrice de cet État dans sa forme moderne, une narration qui exerçait certainement une force de conviction chez les officiers quant à la nécessité de sauvegarder cet héritage538. Ce conservatisme valait aussi pour la gauche

nassérienne, dont le discours marquait l’attachement à la figure du général Nasser, qui incarnait cette mythologie militaire relative à la construction de l’État égyptien moderne539.

Enfin, il existait parmi les bourgeois libéraux un fort rejet de l’idéologie islamiste, et le spectre de l’établissement d’un « État islamique » semblait les rendre réticents à toute transformation radicale de l’État540.

536 Voir par exemple BROWN, Nathan J, The Rule of Law in the Arab World, op.cit ; BERNARD- MAUGIRON, Nathalie, Le politique à l’épreuve du judiciaire : La justice constitutionnelle en Égypte,

op.cit ; MOUSTAFA, Tamir. The Struggle for Constitutional Power, op.cit., BERNARD-

MAUGIRON, Nathalie (éd.), Judges and Political Reform in Egypt, op.cit. 537BROWN, Nathan J, « Post- Revolutionary Al-Azhar », op.cit., p. 9. 538ACLIMANDOS, Tewfik, « De l’armée égyptienne », op.cit., pp. 87-92.

539La gauche nassérienne était avant tout identifiable au parti Karama et à son leader Hamdine Sabahi qui termina troisième du premier tour des élections présidentielles de juin 2012 avec 20,72% des voix. 540 « Il faut comprendre que la bourgeoisie libérale égyptienne a toujours été effrayée par les islamistes et leurs excès, ainsi que par les classes populaires qui votent pour eux. Ainsi, si elle se montre généralement favorable à l’État de droit et à la démocratie, le suffrage universel lui paraît en revanche dangereux, car il permet aux islamistes de remporter les élections en mobilisant le vote des plus démunis, dépendants des institutions sociales tenues par les Frères et les salafistes pour accéder aux soins et à l’éducation. Cette méfiance à l’égard du suffrage universel se traduit dans le discours de ses représentants par une déploration de « l’ignorance » de nombreux électeurs, exploitée par les islamistes qui les appellent à ‘voter pour la religion’ », STEUER, Clément, « Thermidor, An III », Blog personnel, 2013.

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328. La dimension contraignante des règles de nomination du document El-Selmi se refléta dans la réaction qu’elles suscitèrent auprès des islamistes, qui s’attendaient à dominer le futur Parlement. C’est pourquoi leur suppression, ou du moins leur modification, figurait parmi les conditions que les islamistes formulèrent pour qu’ils adoptent le texte. Ils exigèrent ainsi que ces règles soient remplacées par une disposition imposant au Parlement de simples contraintes de l’argumentation dans la nomination de la commission constituante541 :

1. La Commission constituante ne se restreindra pas à des éléments de la majorité parlementaire, mais reflètera toutes les catégories du peuple, ses forces vives, ses composantes et ses courants. Elle sera une réflexion authentique de la société égyptienne. Elle sera capable de proposer une constitution reflétant un consensus national et bénéficiant de l’accord de tous les segments de la société égyptienne. 2. La Commission constituante représentera les partis politiques et les membres indépendants au Parlement et d’autres individus à travers les représentants des organes juridictionnels et de la magistrature, des professeurs d’universités, des syndicats professionnels, des syndicats ouvriers et d’agriculteurs, des ONG, des groupes de femmes, du syndicat des écrivains et des militants des droits de l'homme, des chambres de tourisme et de commerce des fédérations d’industriels et sportives et des représentants des forces armées, de la police et des étudiants d'Al-Azhar ainsi que les églises et les hommes de loi et provenant de divers secteurs professionnels, démographiques ou sociaux542.

329. De telles dispositions avaient pour fonction d’élargir la marge de manœuvre des parlementaires s’agissant du choix de la composition de la commission constituante, par rapport à celle dont ils bénéficiaient dans le document El-Selmi original. Les parlementaires ne devaient plus respecter une équation catégorielle de composition de la commission constituante mais étaient libres de déterminer la part respective de chaque catégorie d’individus dans l’organe de rédaction de la constitution. Par ailleurs, ils

541 Ali el-Selmi raconte ainsi dans son livre qu’il s’était mis d’accord avec les représentants des islamistes sur une modification du document adopté le 1er novembre 2011. Cet accord intervenu le 17

novembre 2011 devait être soumis à l’agrément des non-islamistes avant adoption. Ali el-Selmi n’eut pas le temps de le faire. Les évènements de Mohamed Mahmoud dans la semaine du 19 au 26 novembre 2011 torpillèrent l’ensemble de l’initiative. SELMI, Ali, “Al tahawwul al-dimuqrati”. Al-

Masri al-Yum, 2012, p. 169.

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pouvaient nommer les représentants de chaque catégorie parmi tous les Egyptiens, plutôt que d’être cantonnés à une liste de candidats désignés par les institutions supposées représenter les différentes catégories d’Egyptiens.

330. Le document El-Selmi ne visait pas seulement à entraver la majorité dans la nomination de la commission constituante en attribuant un pouvoir de désignation à d’autres organes que le Parlement, mais également à travers l’attribution d’un pouvoir de blocage à la minorité parlementaire.

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