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L’habilitation des organes juridictionnels

Paragraphe 1 L’efficacité du contentieux de droit commun et le caractère provisoire du pouvoir pré-constituant

224. Comme nous l’avons avancé dans l’introduction de la présente étude, le pouvoir pré-constituant est « provisoire », dans la mesure où son efficacité disparaît à la fin du processus constituant qu’il a normé, au moment de l’adoption de la constitution. Les règles pré-constituantes permettent uniquement la validation de la procédure constituante pendant son déroulé, autrement dit elles ne justifient la future constitution que pendant son élaboration. Une fois adoptée, la constitution est ensuite imputée au seul souverain et la possibilité de contester efficacement la légalité de la procédure constituante et de recréer les règles d’élaboration de la constitution par l’interprétation disparaissent du système juridique.

225. Le caractère « temporaire391 » du pouvoir pré-constituant implique donc pour son

efficacité, qu’il s’exerce avant la fin de la procédure constituante. Les procédures juridictionnelles de droit commun posent alors un problème d’efficacité, en ce qu’en principe, elles n’ont pas été conçues pour tenir compte de cette nécessité. En cela, elles se distinguent, comme nous l’avons évoqué dans l’introduction de chapitre, des procédures spécialement adaptées au processus constituant. Ainsi, une fois la procédure de « certification » enclenchée, la décision du juge sur la compatibilité du projet de constitution avec les règles et principes constituants constitue un préalable nécessaire à l’adoption de la constitution. La réciproque vaut pour les décisions sur les litiges électoraux du référendum avant la proclamation officielle des résultats du scrutin392.

226. Les règles de la procédure juridictionnelle ordinaire jouent sur la durée du contentieux et peuvent permettre de comprendre que le juge n’exprime pas son pouvoir pré-constituant efficacement, c’est-à-dire avant l’adoption de la constitution. On pense, par exemple, aux règles de mise en état du dossier, impliquant notamment une période d’étude de l’affaire et de rédaction de rapport de la part du « ministère public393 », et aux

391Selon Paul Amsalek, le « temporaire » constitue une composante de la notion de provisoire, l’autre étant l’attente de la décision définitive. AMSELEK, Paul, « Enquête sur la notion de ‘provisoire’ »,

op.cit., p. 11.

392Voir introduction du chapitre.

393 Une telle fonction existe en Égypte tant devant les juridictions administratives que devant la juridiction constitutionnelle. Les officiers du ministère public s’appellent « commissaires d’État » devant les juridictions administratives (Chapitre 3 du décret-loi n° 4 de l’année 1972 sur le Conseil

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dispositions relatives au droit des parties à avoir « un procès équitable », leur permettant de soulever des incidents de procédure dont l’examen par le juge est susceptible de durer. On trouve enfin les règles de répartition des compétences entre juridictions, pouvant conduire le juge à surseoir à statuer jusqu’à ce que la juridiction compétente ait statué sur une question nécessaire au règlement du litige.

227. Certes, théoriquement, le juge est libre d’interpréter comme il l’entend ces règles, et il peut le faire de manière à statuer à temps, avant l’adoption de la constitution. Mais il est tenu d’avoir une interprétation suffisamment convaincante des règles de procédure vis- à-vis des parties, afin qu’elles obéissent à ses décisions et se tournent à nouveau vers lui dans le futur. Vis-à-vis des autres institutions, le juge doit aussi veiller à ce que les organes politiques ne le sanctionnent pas en restreignant ses compétences et à ce que les juridictions supérieures ne le censurent pas. Ces contraintes impliquent donc que le juge donne une interprétation des règles procédure suffisamment cohérente par rapport à celle qu’il leur donne habituellement. En effet, comme le souligne Tom Ginsburg, lorsque les organes juridictionnels interviennent dans les périodes de crise politique, « ils tendent à s’appuyer sur les outils de la légitimité légale, comme l’intégrité de la procédure contentieuse394 ».

228. Le problème d’efficacité des procédures juridictionnelles de droit commun sera illustré par l’exemple du contentieux de la nomination de la commission constituante du 12 juin 2012, qui succéda à celle du 24 mars 2012395. Le recours était exercé par Khaled

Hafez Mohamed Hafez et Ehab Hatef, deux représentants de l’opposition politique qui dénonçaient la composition de la commission constituante, au motif que les islamistes y étaient surreprésentés. Comme pour la première commission constituante, il s’agissait d’une requête de sursis à exécution devant la Cour du contentieux administratif

d’État) et « commissaire auprès de la Cour » devant la Haute Cour constitutionnelle (Chapitre 4 de la Loi n° 48 de 1979 relative à la Haute Cour constitutionnelle.

394 GINSBURG, Tom, « The Politics of Courts in Democratization Four Junctures in Asia ».,in KAPISZEWSKI, Diana, SILVERSTEIN, Gordon et KAGAN, Robert (ed.), Judicial Roles in Global

Perspective, Cambridge, Cambridge Book Online, 2014, p.46.

395 D’autres contentieux concernèrent la procédure constituante devant la Cour du contentieux administratif, sans pourtant rencontrer un écho politique important, probablement car il existait peu de chances qu’ils aboutissent. Certains requérants demandèrent au juge administratif d’imposer des « mesures d’injonction » comme ordonner à la commission constituante d’exclure les ministres de son sein ou d’interrompre son travail, ou au CSFA de nommer une nouvelle commission constituante. Il fut aussi demandé au juge administratif d’invalider l’élection du président de la commission constituante, Hossam Al-Gheriany.

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229. Le contentieux contre la nomination de la commission constituante du 12 juin 2012 comporta le recours à des dispositions absentes du contentieux contre la nomination de celle du 24 mars 2012, et cette différence permet de comprendre pourquoi, cette fois-ci, le juge ne statua pas à temps.

230. Les avocats des Frères musulmans intervinrent dans la procédure396 aux côtés de

l’administration et utilisèrent leur statut de partie à des fins dilatoires397. Les juristes de la

Confrérie employèrent ainsi les énoncés de la procédure juridictionnelle comme des ressources afin de repousser au maximum la date de la décision de la Cour, si bien que la commission constituante ait terminé ses travaux398, voire à ce que la constitution ait été

adoptée par référendum avant que le juge administratif n’ait pu statuer sur le fond du litige. Les avocats islamistes invoquèrent, par exemple, les règles garantissant l’impartialité du juge et soulevèrent un incident demandant le renvoi de l’affaire à une autre chambre de la Cour du contentieux administratif399. Ils arguaient que la première chambre, à qui avait été

attribuée l’affaire était celle qui avait invalidée la nomination de la commission constituante du 24 mars 2012 et que ses membres étaient donc partiaux. Les juristes de la Confrérie s’appuyèrent aussi sur les dispositions relatives au principe du contradictoire, pour obtenir plusieurs reports d’audience, supposément afin de mieux étudier les conclusions du demandeur à l’instance. L’étude de la requête de récusation, qui prit plus de deux mois400, ainsi que les reports d’audience401 participèrent à ce que la première

décision de la Cour du contentieux administratif n’intervienne que le 23 octobre 2012, soit plus de quatre mois après l’introduction de la requête. A titre de comparaison, pour le

396 « L’intervention solidaire » aux côtés d’une partie à la procédure est autorisée par les articles 85 et 88 du décret-loi n°38 de l’année 80 sur la procédure civile et commerciale. Conformément à l’article 3 du décret-loi n°49 de l’année 72 sur le Conseil d’État, la loi sur la procédure civile et commerciale, originellement élaborée pour le droit privé, s’applique aussi au droit administratif égyptien, jusqu’à la publication d’une loi spéciale sur la question.

397 Les Frères musulmans n’agirent pas de cette manière pour le contentieux de la nomination de la commission constituante du 24 mars 2012. L’organe avait tellement peu de légitimité politique que même les islamistes s’accommodaient de sa disparition. Entretien avec Amr Darrag, membre du bureau exécutif du parti Liberté et Justice des Frères musulmans, 23 janvier 2016.

398 L’idée sous-jacente était que la fin des travaux de la commission constituante signifierait sa disparition et qu’elle serait, dès lors, impossible à dissoudre.

399La récusation du juge est un droit des parties aux litiges régi par les articles 102 à 111 du décret- loi n°38 de l’année 80 sur la procédure civile et commerciale.

400La requête fut déposée le 30 juillet et rejetée le 24 septembre. Cour du contentieux administratif, 23 octobre 2012, n°45931/66.

401 L’article 72 du décret-loi n°38 de l’année 80 sur la procédure civile et commerciale définit le régime des reports d’audience. Ils ne sont pas mentionnés dans la décision de la Cour du contentieux administratif mais ont été relatés par la presse. Voir par exemple, Al-Yum al-Sabiʿ, 16 octobre 2012.

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contentieux de la nomination de la commission constituante du 24 mars 2012, le juge avait clôturé le litige en un mois.

231. Du reste, dans cette première décision, la Cour du contentieux administratif ne statua pas sur le fond. Sa décision constituait une ordonnance de renvoi préjudiciel à la Haute Cour constitutionnelle, adoptée en application de l’article 29 de la loi n°48 de l’année 79 relative au fonctionnement de la Haute Cour constitutionnelle qui disposait que :

S’il apparaît à un tribunal ou un organe doté d’une compétence juridictionnelle, au cours d’une instance dont il est saisi, qu’un texte légal ou réglementaire nécessaire au jugement du litige est entaché d’inconstitutionnalité, il sursoit à statuer et renvoie l’affaire, sans frais, devant la Haute Cour constitutionnelle pour qu’elle juge de la constitutionnalité du texte en cause.

232. Lors du litige concernant la nomination de la commission constituante du 24 mars 2012, la question du renvoi préjudiciel n’avait pas été soulevée. Car, entretemps, était intervenue la loi pré-constituante du 12 juillet 2012, dont l’article 1 confiait le contentieux de la nomination de la commission constituante à la Haute Cour constitutionnelle402. Pour

statuer sur la nomination de la commission constituante du 12 juin 2012, la Cour du contentieux administratif décida qu’elle devait écarter l’application de cette disposition législative, et que l’article 29 de la loi relative à la Haute Cour constitutionnelle ne lui attribuait pas la compétence de le faire, elle sursit donc à statuer et posa une question préjudicielle à la juridiction constitutionnelle, relative à l’article 1 de la loi pré-constituante du 12 juillet 2012403.

233. La question préjudicielle devait rallonger considérablement la procédure et fut accueillie comme une victoire par les partisans de la commission constituante et une défaite par ses opposants404. Tous deux estimaient que ni la Cour du contentieux administratif, ni

même la Haute Cour constitutionnelle ne rendraient leurs décisions avant la fin du processus constituant. La mise en état du dossier devant la Haute Cour impliquait en effet

402 Article 1 de la loi n° 79 du 11 juilllet 2012 sur les critères de nomination de l’Assemblée constituante chargée de préparer un projet de constitution : « Conformément à l’article 60 de la Proclamation constitutionnelle, les membres non-nommés de l’Assemblée du Peuple et du Conseil consultatif élisent une Assemblée constituante de cent membres pour préparer un projet de nouvelle constitution pour le pays. Ils élisent également cinquante membres réservistes. Leurs décisions dans ce domaine sont soumises au contrôle de la constitutionnalité des lois et des décisions parlementaires » (annexe 9). Pour une analyse de cette disposition voir infra.

403 Pour une analyse du fond de l’ordonnance voir infra. 404Al Ahram Online, 23 octobre 2012.

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un délai incompressible de 45 jours.405 Combiné à des nécessités pratiques406 et à la lenteur

habituelle de la juridiction constitutionnelle407, il était hautement improbable qu’elle statue

avant la fin du processus constituant supposé se clôturer en décembre 2012.

234. Cette anticipation fut confirmée par le fait que le juge constitutionnel statua le 2 juin 2013, soit six mois après l’adoption de la Constitution du 25 décembre 2012. Le contrôle de la Haute Cour ne porta pas alors, comme indiqué plus haut, sur l’article 1 de la loi pré-constituante qui dessaisissait le juge administratif, mais sur l’ensemble du texte qu’elle déclara inconstitutionnel au motif qu’il contrevenait au principe de la séparation des pouvoirs constituants et constitués. La juridiction constitutionnelle ne statua pas sur la décision de nommer la commission constituante du 12 juin 2012 et ne renvoya pas l’affaire à la Cour du contentieux administratif, reconnaissant ainsi implicitement l’inefficacité du contrôle de la légalité de la procédure constituante après l’adoption de la constitution408.

L’efficacité des règles du contentieux de droit commun ne fut pas seulement questionnée par le caractère provisoire du pouvoir pré-constituant mais aussi par les délais encadrant l’exercice des compétences des organes de la procédure constituante.

Paragraphe 2 - L’efficacité du contentieux de droit commun et les délais

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