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L’idéalisation de l’exercice du pouvoir constituant originaire

Section 2 Un exercice du pouvoir constituant originaire court

291. Pour les membres du comité El-Bichry, il apparaît que le bien public exigeait que le moment d’exercice du pouvoir constituant originaire soit bref. Autrement dit, à leurs yeux, un « bon processus constituant » devait être court.

292. Deux manifestations de cette conviction ont déjà été évoquées plus haut. La première était le délai de 15 jours entre la tenue du référendum et l’adoption du projet de constitution par la commission constituante. Comme évoqué dans le paragraphe précédent, il avait pour fonction de marquer le caractère obligatoire du référendum, mais il était aussi destiné à circonscrire dans le temps la procédure constituante, en évitant que le référendum constituant n’intervienne trop tard. La seconde manifestation est la décision d’instituer un organe de rédaction de la constitution limité à 100 membres qui, comme nous l’avons vu, devait réduire le temps d’écriture de la constitution, le postulat étant que moins il y aurait de rédacteurs, moins il y aurait de voix discordantes et de conflits à l’intérieur de l’organe et donc moins de temps perdu à la négociation.

293. La disposition principale visant à limiter la durée de la procédure constituante était toutefois le délai de six mois imposé à la commission constituante pour rédiger et adopter le projet de constitution483. Six mois représentent ainsi une durée particulièrement courte,

en comparaison à la durée médiane des périodes d’écriture des constitutions contemporaines, qui est de dix mois484.

294. Cette volonté du comité El-Bichry quant à la brièveté de l’exercice du pouvoir constituant originaire reposait sur deux fondements. Le premier était un postulat cognitif485,

selon lequel l’instauration d’une constitution définitive contribuerait au « retour à l’ordre » (Paragraphe 1). Le second était un constat socio-politique susceptible de conduire le comité

483Proposition d’amendement à la Constitution de 1971 soumise à référendum le 19 mars 2011, article

189 : « […] Cette assemblée sera chargée de préparer un nouveau projet de constitution pour le pays dans un délai qui n’excède pas six mois à compter de la date de sa formation […] ». Ce délai sera repris dans l’article 60 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 : « […] Cette assemblée sera chargée de préparer un nouveau projet de constitution pour le pays dans un délai qui n’excède pas six mois à compter de la date de sa formation […] ».

484 Ce chiffre provient d’une étude quantitative faite à partir de 150 processus constituants. GINSBURG, Tom, ELKINS, Zachary et BLOUNT, Justin, « Does the Process of Constitution-Making Matter? », Annual Review of Law and Social Science, 2009, Vol. 5, n° 1, p. 209.

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à être convaincu que les acteurs politiques s’accorderaient rapidement sur un projet de constitution (Paragraphe 2).

295. Cette dernière idée conduit à nuancer la thèse avancée dans l’introduction de ce titre, dans laquelle nous affirmions que le comité El-Bichry avait travaillé dans le flou s’agissant du rapport de forces politique susceptible de traverser la rédaction de la constitution, lorsque nous avancions que la seule manière dont le comité El-Bichry pouvait se représenter le processus constituant était par la manière dont il pouvait le réguler. Il n’existe pas de contradiction si l’on postule que l’optimisme concernant la capacité des acteurs politiques à s’entendre rapidement sur un projet de constitution a joué en combinaison avec le postulat cognitif relatif à l’effet « stabilisant » d’une constitution définitive. Pour le comité, l’entente présumée des acteurs politiques sur le contenu de la future constitution rendait l’idéal d’une procédure constituante rapide adapté au contexte politique.

Paragraphe 1 – Constitution définitive et « retour à l’ordre »

296. La volonté du comité El-Bichry d’instituer une procédure constituante courte paraissait reposer sur la croyance en un effet social axiologiquement positif des constitutions définitives. De tels documents bénéficieraient à leur environnement, en raison de l’ordre socio-politique qu’ils apporteraient. La nouvelle constitution définitive égyptienne devait alors advenir rapidement. Le Dr Mohamed Hassanein Abdel Al témoigne ainsi que dans le comité El-Bichry « on pensait qu’il fallait une constitution définitive vite afin de normaliser la situation du pays, car il fallait sortir de la période de désordre social et politique engendrée par la Révolution et la chute de Moubarak486 ».

297. Cette idée renvoie à un postulat d’ajustement entre la sphère sociale et la sphère juridique. Si le champ juridique est « normalisé », c’est-à-dire s’il comporte une constitution définitive, alors le champ social sera « normalisé » lui aussi. Cette normalisation se comprenait comme un retour à l’ordre, une restauration associée à la fin de la période initiée par la chute du régime de Moubarak. Le désordre pouvait se comprendre d’un point de vue matériel et être lié à l’usage de la rue par le peuple pour

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exprimer ses revendications487. Il pouvait aussi s’appréhender d’un point de vue moral et

être lié à l’incertitude politique qui accompagnait le début d’une période de changement politique, dans laquelle la fin de la transition juridique pouvait signifier mécaniquement la fin de la transition politique.

298. Cette opération de « normalisation » inhérente à l’adoption de la constitution définitive était concevable de trois manières. Premièrement, elle pouvait être le reflet d’un juridisme, en vertu duquel la situation sociale s’ajusterait automatiquement au système juridique, c’est-à-dire que la simple adoption d’une constitution définitive produirait en tant que tel un effet de stabilisation sur le champ social. Deuxièmement, la normalisation serait inhérente à la dimension populaire du processus constituant. La participation du corps électoral à la création de la constitution, à travers le choix indirect de la commission constituante et à son adoption par voie de référendum, légitimerait aux yeux de la population le nouveau système juridique : elle ordonnerait par ce mouvement la sphère sociale, à travers la relation qu’elle entretient avec l’État. Troisièmement, la normalisation procèderait de la force symbolique revêtue par l’adoption de la constitution, qui formaliserait la fin de la transition politique à laquelle les membres du comité El-Bichry associaient le désordre social.

299. Cette idée de la puissance sociale des constitutions définitive peut être qualifiée de

« constitutionnaliste », sauf que le sens de constitutionnalisme diffère de celui qui lui est communément attribué. Le concept de constitutionnalisme, comme le souligne Michel Troper, renvoie généralement à l’idée que « dans tout État, il faille une constitution, de

manière à empêcher le despotisme488 ». Cet objectif est atteint à travers l’inclusion dans la

constitution de quelques principes : « la séparation des pouvoirs, la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, le gouvernement représentatif, l’institution d’un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois489 ». L’effet sur la société de la

487 La révolution du 25 janvier 2011 s’est principalement jouée dans la rue. La place Tahrir, place principale du Caire, fut occupée une quinzaine de jours jusqu’au départ de Moubarak, et son occupation symbolisa le moment révolutionnaire égyptien. Cette appropriation de l’espace public par la population ne se limita toutefois pas à la capitale et se diffusa dans toutes les régions de l’Égypte. Voir par exemple EL CHAZLI, Youssef et HASSABO, Chaymaa, « Socio-histoire d’un processus révolutionnaire. Analyse de la configuration contestataire égyptienne (2003-2011) », op.cit.

488 TROPER, Michel, « Le concept de constitutionnalisme et la théorie moderne du droit », in Pour

une théorie juridique de l’État, op.cit., p. 358

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constitution490 - la prévention du despotisme - renvoie à une conception matérielle et

libérale de ce texte qui n’est pas celle que nous prêtons ici au comité El-Bichry.

300. L’objectif recherché à travers l’adoption rapide d’une constitution définitive n’était pas d’éviter le retour du despotisme mais de canaliser le champ socio-politique, quel que soit le contenu du texte. Bref, le constitutionnalisme était ici purement formel. La conception matérielle et libérale du constitutionnalisme était certes loin d’être étrangère aux membres du comité El-Bichry491, mais ce n’était pas elle qui fondait leur croyance en

la nécessité de la survenance rapide d’une constitution définitive. D’autant plus que le comité El-Bichry avait, comme évoqué plus haut, une compétence générale de rédaction de la constitution provisoire qui elle, de par son contenu, pouvait prévenir immédiatement le retour du despotisme492.

301. Ce lien entre constitution et ordonnancement de la société se comprend au regard de l’histoire constitutionnelle de l’Égypte, durant laquelle la constitution fut davantage conçue comme un instrument de pouvoir étatique contre la société que comme un instrument au service de la société pour limiter l’État. Dans son étude sur le droit constitutionnel des pays arabes, Nathan Brown affirme ainsi que les constitutions ont « principalement été envisagées comme des instruments permettant de parfaire l’effectivité de l’autorité politique de l’État493 ». Cette tradition constitutionnelle a pu imprégner

l’univers de sens des membres du comité et les conduire à concevoir que la survenance d’une constitution définitive permettrait de « discipliner » le corps social. Ce facteur historique permettrait de comprendre aussi que d’autres acteurs aient associé constitution définitive et « retour à l’ordre » à d’autres moments de la période transitoire. Ainsi avons- nous vu que l’adoption de l’acte constitutionnel complétif du 21 novembre 2012 fut notamment justifiée par le président Morsi par la nécessité de « stabiliser » le pays, dès lors qu’il permettrait l’adoption rapide d’une constitution définitive.

490Michel Troper présente l’idéologie constitutionnaliste du 18ème siècle comme visant à « structurer

le corps social ».Ibid.

491Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction de ce chapitre, les membres du comité El-Bichry

pouvaient globalement être qualifiés de libéraux.

492 Les propositions du comité El-Bichry concernant l’amendement de la Constitution de 1971, hors

règles de la procédure constituante, renvoyaient d’ailleurs à la conception matérielle du constitutionnalisme. Les amendements proposés visaient à rééquilibrer l’organisation des pouvoirs publics en réduisant les prérogatives du président de la République et à restreindre les conditions de mise en œuvre des régimes de restriction des libertés individuelles, comme l’état d’urgence.

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302. Une procédure constituante rapide était aussi concevable pour le comité El-Bichry étant donné que le champ politique postrévolutionnaire paraissait uni sur la question

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