• Aucun résultat trouvé

L’habilitation des organes politiques

Section 1 La justification de la modification d’une Constitution provisoire dénuée de clause de révision

130. La Constitution provisoire, adoptée le 30 mars 2011247, fut modifiée ou envisagée

d’être modifiée, à plusieurs reprises par des actes et un projet qui contenaient tous des règles pré-constituantes. L’instrumentum de modification était intitulé « proclamation constitutionnelle complétive » (iʿlan dusturi mukammil) et nous l’appellerons « acte constitutionnel complétif ». Le recours à ce terme éclaire en effet trois caractéristiques de ces documents. Premièrement, ils possédaient pour les acteurs une existence propre par rapport à la Constitution provisoire qu’ils modifiaient248. Deuxièmement, leurs autorités

d’adoption leur attribuèrent une valeur constitutionnelle. Troisièmement, ils comportaient un caractère incrémental vis-à-vis de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011, dans le sens où la quasi-totalité de leurs dispositions étaient des ajouts.

131. Le premier de ces actes constitutionnels complétifs est, en fait, un projet qui

247 Voir annexe 5.

248Lorsque dans l’acte constitutionnel complétif du 12 août 2012 (voir annexe 10) le président Morsi abrogea l’acte constitutionnel complétif du CSFA du 17 juin 2012 (voir annexe 8), il ne renvoya pas aux articles de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 modifié par les militaires. L’article 1 de l’acte constitutionnel complétif du 12 août 2012 énonçait ainsi « l’abrogation de la Proclamation constitutionnelle complétive du 17 juin 2012 ».

90

n’aboutit pas. Lancé par le Conseil supérieur des forces armées à l’été 2011, alors que les militaires concentraient les pouvoirs législatif et exécutif avant les élections législatives et présidentielles249, il était destiné à encadrer le pouvoir du Parlement dans la nomination de

la commission constituante et celui de la commission constituante dans la rédaction du projet de constitution. Incarné par le « document El-Selmi »250, le projet fut abandonné en

novembre 2011, suite à ce que l’on désigna comme « les incidents de Mohamed Mahmoud ».

132. Le second est l’acte constitutionnel complétif du 17 juin 2012251 adopté par le

Conseil supérieur des forces armées. Les militaires s’y attribuèrent notamment la compétence législative252 que détenait l’Assemblée du Peuple dominée par les islamistes,

depuis son élection en février 2012253, et qui venait d’être dissoute par une décision de la

Haute Cour constitutionnelle254.

133. Le troisième est l’acte constitutionnel complétif du 12 août 2012255. Adopté par le

président Frère musulman Mohamed Morsi, élu le 30 juin 2012, il marqua l’évincement du Conseil supérieur des forces armées du pouvoir et la concentration des pouvoirs exécutif et législatif256 dans les mains de son auteur.

134. Le quatrième est l’acte constitutionnel complétif du 21 novembre 2012257. Adopté

lui-aussi par Mohamed Morsi, il visait principalement à restreindre les compétences des

249 L’article 56 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 attribuait au CSFA les compétences du président de la Républiqueet le pouvoir législatif jusqu’à la tenue des élections législatives et présidentielles. Le CSFA dominait la fonction exécutive en vertu de l’alinéa 7 qui rendait le gouvernement responsable devant un président de la République qui pouvait relever les ministres de leurs fonctions. Voir annexe 5.

250 Voir annexe 6. 251 Voir annexe 8.

252 L’article 33 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 attribuait à l’Assemblée du Peuple le pouvoir législatif. L’article 37 n’attribuait à la chambre haute, le Conseil consultatif, qu’une compétence purement consultative. Voir annexe 5.

253 Le parti Liberté et Justice des Frères musulmans et le parti salafiste al-Nour remportèrent respectivement 44% et 23% des sièges.

254Haute Cour constitutionnelle, 14 juin 2012, n° 20/34. Pour une analyse de cette décision voir infra.

255 Voir annexe 10.

256 L’article 2 de l’acte constitutionnel complétif du 12 août 2012 attribuait au président Morsi la compétence législative de l’Assemblée du Peuple que s’était attribuée le CSFA dans l’acte constitutionnel complétif du 17 juin 2012.

91

organes juridictionnels pour prévenir leur intervention dans la procédure constituante258.

La commission constituante formée le 12 juin 2012, dominée par les islamistes, risquait, en effet le même sort que celle nommée le 24 mars 2012, dissoute suite à une décision de la Cour du contentieux administratif du 10 avril 2012259.

135. Le président Morsi adopta, enfin, un cinquième acte constitutionnel complétif, le 9 décembre 2012260, en réaction à la crise politique qu’avait provoquée celui du 21 novembre

2012261.

136. La question de l’habilitation à modifier la constitution provisoire se posait, dans la mesure où la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 ne contenait pas de clause de révision262. Le CSFA et le président Morsi, d’une part, s’auto-habilitèrent à adopter les

actes constitutionnels complétifs263 et, d’autre part, justifièrent l’attribution de cette

compétence. Si ce ne fut pas par un argument explicite, la justification pouvait être tirée des circonstances de l’adoption ou de l’élaboration des actes constitutionnels complétifs. Cet effort de persuasion semblait destiné à convaincre l’opinion publique et l’espace socio- politique qui s’exprima relativement librement pendant la période transitoire264. Du reste,

d’un point de vue organique, ces justifications pouvaient viser à convaincre les organes juridictionnels265 et, le cas échéant, le ou les organes politiques concurrents de

258Voir infra.

259Cour du contentieux administratif, n°26657/66, 12 avril 2012 (annexe 7). Voir infra. 260 Voir annexe 12.

261Voir infra.

262Il est assez courant que les constitutions provisoires ne contiennent pas de clause de révision (Loi du 2 novembre 1945 portant organisation des pouvoirs public en France, Loi constitutionnelle du 16 décembre 2011 en Tunisie). Deux hypothèses explicatives peuvent être avancées. En raison du caractère éphémère de ces textes, leurs auteurs estiment qu’il ne surviendra pas de circonstances politiques qui nécessiteront leur modification. L’autre explication part d’un postulat inverse. En raison de l’instabilité qui caractérise ces périodes de changement politique, il doit être ménagé la possibilité à un acteur de la modifier comme s’il adoptait une simple norme de valeur législative. 263Guillaume Tusseau montre que l’auto-habilitation d’un organe à exercer une compétence constitue un phénomène relativement répandu. TUSSEAU, Guillaume, Les normes d’habilitation, op.cit., pp. 482-502.

264 Comme illustré tout au long de cette thèse, les règnes du Conseil supérieur des forces armées et du président Morsi suscitèrent de nombreuses controverses publiques.

265La Haute Cour constitutionnelle s’était toujours refusée à contrôler la légalité des lois de révision constitutionnelle sous l’égide de la Constitution de 1971. BERNARD-MAUGIRON, Nathalie, Le

politique à l’épreuve du judiciaire : La justice constitutionnelle en Égypte, op.cit., p. 545. Mais la Cour pouvait toujours revenir sur sa jurisprudence d’incompétence en matière constituante. Un tel revirement était d’autant plus plausible que les circonstances juridiques n’étaient pas identiques. La jurisprudence concernait l’exercice d’un pouvoir constituant habilité par une clause de révision (art. 189 de la Constitution de 1971), alors que la Constitution provisoire n’en contenait pas. Le pouvoir

92 l’organisation des pouvoirs publics266.

137. Les arguments légitimant l’habilitation à adopter des actes constitutionnels complétifs pouvaient être distingués en ce qu’ils renvoyaient soit à la nécessité pratique soit à la nécessité aléthique267. Les arguments de la nécessité aléthique présentèrent

l’habilitation comme nécessaire du fait d’un état des choses, à savoir la qualité de représentant des tables-rondes ayant participé à la procédure d’élaboration de l’acte (Paragraphe 1). Les arguments de la nécessité pratique présentèrent, eux, cette habilitation comme nécessaire du fait de la finalité poursuivie par l’auteur de l’acte (Paragraphe 2). Enfin, l’adoption d’un des actes constitutionnels complétifs fut justifiée par la combinaison d’un argument de la nécessité pratique et un argument de la nécessité aléthique : la nécessité de combler une lacune constitutionnelle et la qualité de représentant de l’auteur de l’acte (Paragraphe 3).

Paragraphe 1 - L’argument de la nécessité aléthique : le recours aux

Outline

Documents relatifs