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L’anticipation de l’exercice du pouvoir constituant originaire

Paragraphe 2 Les organes concurrents à la commission constituante

349. La question de l’institution d’organes concurrents à la commission constituante dans sa mission de rédaction de la constitution était posée par une disposition du document El-Selmi. Cet énoncé renvoyait à une procédure de certification582 du futur projet de

constitution et était rédigé comme suit :

Si le projet de constitution préparé par l'Assemblée constituante comprend une ou

plusieurs dispositions contraires aux composantes fondamentales de l'État et de la société égyptienne, et aux droits et libertés publiques reconnus dans les constitutions égyptiennes successives, y compris la proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 et les déclarations constitutionnelles qui ont suivi, le Conseil supérieur des forces armées, en vertu des pouvoirs présidentiels qu’il exerce pendant la période de transition, exigera que l'Assemblée constituante réexamine ces dispositions dans un délai maximum de quinze jours. Si l'Assemblée ne s’y conforme pas, le Conseil

580EL-SELMI, Ali, « Al-tahawwul al-dimuqrati », op.cit., p.169.

581 Document El-Selmi, 1er novembre 2011, Principes fondamentaux de l’État égyptien moderne et

Constitution de 1971, préambule. « Nous sommes fiers de nos anciennes luttes historiques pour la liberté, la justice, l'égalité, la souveraineté nationale et la paix. Nous sommes inspirés de ce que nous avons apporté à la civilisation face au défi représenté par la construction d'un État de droit et de ses nouvelles composantes démocratiques et civiles. Nous sommes convaincus que le peuple est la source de tout pouvoir, que sa volonté ne doit jamais être contournée par le biais de l'établissement de principes supra-constitutionnels irrévocables ou par toute autre déclaration constitutionnelle car la volonté du peuple suffit. Nous cherchons à garantir la satisfaction des objectifs de la Révolution égyptienne du 25 janvier 2011 : la liberté, la dignité humaine et la justice sociale. Nous sommes inspirés par l'esprit de la Révolution, qui unit tous les Egyptiens et toute composante, et nous respectons l'esprit des martyrs et les sacrifices de notre grand peuple dans ses révolutions successives. Nous déclarons donc les principes fondamentaux du nouvel État égyptien » (voir annexe 6). 582 La certification est ici définie comme le dispositif par lequel un juge vérifie la compatibilité du projet de constitution à une série de règles et de principes élaborés avant, comme ce fut le cas en Afrique du Sud après la fin du régime d’apartheid. Voir PHILIPPE, Xavier, « Le contrôle des lois constitutionnelles en Afrique du Sud », op.cit. La justification de l’institution de mécanismes de « certification » dans les processus constituants tend à se situer dans l’impartialité attachée à la fonction juridictionnelle qui rendrait les juges légitimes à résoudre les conflits politiques suscités par la rédaction de la constitution. CARTIER, Emmanuel, « Les transitions constitutionnelles : continuité ou discontinuité de la légitimité en droit », in FONTAINE, Laureline (éd.), Droit et légitimité, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 252.

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présentera la question à la Haute Cour constitutionnelle, qui adoptera une décision dans les sept jours suivant la date de soumission. La décision rendue par la Haute Cour constitutionnelle sera obligatoire pour toutes les parties et autorités de l'État583.

350. L’énoncé relatif à la compétence du CSFA de saisir la Haute Cour constitutionnelle faisait partie de ceux qui furent imposés par les militaires dans le document El-Selmi. Cette auto-attribution fut rejetée par toutes les forces politiques, islamistes comme non- islamistes584, et contribua à l’échec du « Développement politique et transformation

démocratique » tel qu’évoqué dans l’introduction de ce chapitre.

351. L’énoncé conférait aux militaires une ressource contentieuse dans la rédaction de la constitution. Le CSFA devait pouvoir obtenir un arbitrage de la Haute Cour constitutionnelle si une disposition du projet de constitution de la commission constituante ne lui convenait pas. La disposition devait également leur permettre d’exercer un pouvoir sur la commission constituante de manière passive, à travers la menace du recours. La saisine pouvait être conçue comme un « levier585 » qui permettrait aux militaires d’inciter

la commission constituante à respecter leur volonté. Le recours à la menace de saisine pouvait être d’autant plus efficace que la Haute Cour constitutionnelle n’avait a priori guère d’affinités idéologiques avec les islamistes586. Le dispositif de certification pouvait

ainsi permettre une transaction entre la probable majorité islamiste de la commission constituante et les militaires, dans laquelle un engagement de non saisine de la juridiction constitutionnelle par les militaires conditionnerait un accord avec les islamistes sur le contenu de la constitution et notamment sur le statut des forces armées à l’intérieur de celle- ci.

De même, lorsque le CSFA modifia les amendements du comité El-Bichry afin de s’attribuer le pouvoir de déclencher la procédure constituante, le fait que les militaires

583Document El-Selmi, 1er novembre 2011, Critères de formation de l'Assemblée constituante pour la

rédaction d'une nouvelle constitution pour le pays, article 2 (voir annexe 6).

584Les non-islamistes supportaient l’institution de la procédure de certification. Mais ils entendaient que la compétence de saisine de la Haute Cour constitutionnelle soit attribuée à la minorité dans la commission constituante plutôt qu’aux militaires. EL-SELMI, Ali, « Al-tahawwul al-dimuqrati »,

op.cit., p. 185.

585 BENETTI, Julie, « La saisine parlementaire (au titre de l’article 61 de la Constitution) », 2013, n°38, Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, p. 87.

586 Comme nous le verrons ils donnèrent une portée très limitée à l’article 2 de la Constitution de 1971 qui définissaient les principes de la sharia comme « la source principale de la législation ».

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poussèrent Ali El-Selmi à inclure cette compétence de saisine de la Haute Cour n’était pas seulement un signe de leur volonté d’influencer le processus constituant. C’était également une indication de la volonté de l’armée de se maintenir dans l’organisation des pouvoirs publics de la période transitoire jusqu’à la fin du processus constituant. Comme nous l’avons vu, le CSFA était alors le gouvernement provisoire de la période transitoire587 et il

devait quitter le pouvoir après les élections présidentielles588. Cette prérogative en matière

de saisine de la Haute Cour constitutionnelle dans la procédure constituante aurait pu servir aux militaires à justifier la poursuite de leur mandat jusqu’à l’adoption de la nouvelle constitution et ainsi le report des élections présidentielles589. L’armée aurait ainsi pu quitter

le devant de la scène après s’être assurés de posséder les ressources juridiques suffisantes dans la nouvelle constitution pour garantir leur autonomie au sein de l’État égyptien. 352. Le mécanisme de certification du projet de constitution impliquait également l’institution d’un autre organe concurrent à la commission constituante dans la rédaction de la constitution : la Haute Cour constitutionnelle, à qui était attribuée une compétence virtuelle590, celle de refuser l’inclusion de certaines dispositions dans la constitution. Il lui

suffisait pour cela d’avancer que ces règles étaient non conformes « aux composantes fondamentales de l’État et de la société égyptienne et aux droits et libertés publiques reconnus dans les constitutions égyptiennes successives ». Le juge constitutionnel avait donc vocation à devenir co-constituant591, de par son pouvoir de valider l’opération de

rédaction de la constitution de la commission constituante.

587Voir articles 25, 33 et 56 de la Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 (annexe 5). 588La Proclamation constitutionnelle du 30 mars 2011 ne contenait aucun énoncé explicite s’agissant de la date de l’élection présidentielle. Le CSFA avait toutefois annoncé après l’adoption de ce texte et le début du « Développement politique et transformation démocratique » que les élections présidentielles se tiendraient après les élections législatives et le début de la procédure constituante. 589 Dans cette perspective, l’intervention de l’armée dans le « Développement politique et transformation démocratique » se retourna contre elle. L’auto-attribution par le CSFA de prérogatives dans le document El-Selmi déclencha les manifestations qui aboutirent aux incidents de Mohamed Mahmoud dans la semaine du 19 au 26 novembre 2011. Pour calmer la rue, les militaires durent s’engager à quitter le pouvoir avant le 30 juin 2012. Discours télévisé du chef du CSFA, le maréchal Tantaoui, 22 novembre 2011.

590 La compétence de certification de la Haute Cour constitutionnelle était virtuelle, dans le sens où elle était conditionnée à sa saisine par le CSFA.

591 Xavier Philippe recourt à l’expression « gardien du processus constituant » pour qualifier le rôle du juge dans la procédure de certification sud-africaine après l’apartheid. PHILIPPE, Xavier, « Le contrôle des lois constitutionnelles en Afrique du Sud », op.cit., p. 22. Le terme « co-constituant » est ici préféré, car il reflète le pouvoir exercé par le juge sur le projet de constitution. En le censurant ou en le validant, la juridiction accompagne l’organe constituant politique dans l’écriture du nouveau document constitutionnel.

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353. La contrainte représentée par le pouvoir des juges sur la commission constituante paraissait avoir vocation à s’exercer aussi bien pendant la rédaction du projet de constitution qu’après son adoption. Dans cette dernière hypothèse, la commission constituante devrait modifier le projet de constitution, si la Haute Cour constitutionnelle le lui enjoignait. Pendant la rédaction du projet de constitution, l’organe constituant devrait respecter la jurisprudence du juge constitutionnel en matière de « composantes fondamentales de l’État et de la société égyptienne » et de « droits et libertés publiques » afin de prévenir, en cas de saisine, une invalidation du projet de constitution. Ces énoncés correspondaient en effet aux titres des premiers chapitres de la Constitution de 1971592, au

sujet desquels la juridiction avait produit une jurisprudence fournie. Ces arrêts permettaient d’ailleurs de comprendre pourquoi la Haute Cour constitutionnelle fut instituée dans la procédure constituante pour minorer l’influence anticipée des islamistes sur la rédaction de la constitution. Les décisions de la juridiction constitutionnelle révélaient en effet que les juges partageaient peu d’affinités avec les islamistes, s’agissant de la reconnaissance du référent islamique dans le droit constitutionnel égyptien593. La Haute Cour avait notamment

interprété l’article 2 de la Constitution de 1971 qui disposait que « les principes de la sharia sont la source principale de la législation594 » de manière restrictive et lui avait donné une

faible portée contraignante pour les organes politiques595. L’imposition à la commission

592 Chapitre 1, « L’État » ; Chapitre 2, « Les composantes de bases de la société » ; Chapitre 3 « Les droits et libertés publiques ».

593Nathalie Bernard-Maugiron développe également une analyse sociologique de la « réticence sinon de l’hostilité des magistrats égyptiens à l’égard des islamistes ». Cette opposition tient à la procédure de recrutement des magistrats : « […] Tous les jeunes recrutés proviennent d’un même milieu social, la moyenne bourgeoisie. La loi exige qu’ils présentent toutes les garanties de moralité et de bonne réputation, ce qui se traduit en pratique par un contrôle sévère opéré à l’entrée dans la magistrature, avec en particulier une enquête des services de sécurité menée sur chaque candidat et la mise à l’écart systématique de ceux qui seraient issus de familles des couches basses de la population, qui auraient des proches dans les milieux islamistes, gauchistes ou qui auraient fait l’objet d’une condamnation pénale. Cet écrémage fait que les juges sont souvent recrutés de père en fils, dans des milieux sociaux conservateurs mais plutôt libéraux au niveau politique […] » BERNARD-MAUGIRON, Nathalie, « Les juges et les élections dans l’Égypte post Moubarak : acteurs ou victimes du politique ? »,

Confluences Méditerranée, 2012, vol. 3, n° 82, p. 127.

594 Article 2 de la Constitution de 1971 : « L'Islam est la religion de l'État et l’arabe sa langue officielle ; les principes de la sharia islamique constituent une source principale de la législation ». 595 Dans sa jurisprudence, la Cour distinguait entre principes absolus et principes non absolus de la

sharia. Ces derniers renvoyaient à des règles islamiques sur lesquelles il n’existait pas de consensus

dans la doctrine théologique. La Cour considérait ces principes comme variant en fonction du temps et du lieu, elle octroyait donc au législateur la liberté de les interpréter pour les adapter aux besoins de la société. Au contraire, les principes absolus obligeaient le législateur. Toutefois, la restriction imposée était légère. D’une part, la jurisprudence de la Haute Cour constitutionnelle n’avait explicitement inséré dans cette catégorie que quelques règles, comme par exemple la légalité de la polygamie. D’autre part, les juges constitutionnels tendaient à considérer les principes absolus en fonction de leurs propres perceptions des finalités du système normatif musulman plutôt que comme un catalogue de règles explicites. Voir DUPRET, Baudouin, BERNARD-MAUGIRON, Nathalie, « «

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constituante de la Haute Cour constitutionnelle comme autorité tutélaire pouvait donc aussi être considérée comme une garantie contre l’ « islamisation » du droit égyptien, redoutée tant par l’armée que par les autres acteurs politiques.

Les principes de la sharia sont la source principale de la législation » La Haute Cour constitutionnelle et la référence à la Loi islamique », Égypte/Monde arabe, 1999, vol. 2, n°3, pp.4-7 ; JOHANSEN, Baber « The Relationship Between the Constitution, the Sharî ’ a and the Fiqh : The Jurisprudence of Egypt’s Supreme Constitutional Court », Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und

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Conclusion du titre 1

354. L’étude des règles d’élaboration de la nouvelle constitution, les règles pré- constituantes, a souligné l’importance de l’exercice du pouvoir constituant originaire dans la période transitoire, avant même que la procédure constituante ne débute. La formulation des règles censées instituer et contraindre le processus constituant fut en effet informée par la manière dont leurs auteurs, ou les organes qui les adoptèrent, se projetèrent l’exercice du pouvoir constituant originaire. Cette représentation fut contingente à la temporalité dans laquelle les acteurs pré-constituants se situaient. Le concept de « voile d’ignorance596 » de

John Rawls peut être ainsi employé pour identifier une rupture de temporalité ayant traversé cet imaginaire. Les auteurs des règles pré-constituantes évoluèrent d’abord dans le flou, s’agissant du contexte socio-politique dans lequel se déroulerait le processus constituant. Puis le référendum du 19 mars 2011 qui portait en matière pré-constituante sur les règles élaborées par le comité El-Bichry, permit de préciser la représentation de ce que serait le processus constituant. Eu égard au succès politique des islamistes et au fait que l’on savait désormais que l’organe de rédaction de la constitution serait nommé par les parlementaires élus aux élections législatives, il devenait probable que l’exercice du pouvoir constituant originaire serait contrôlé par les islamistes. La manière dont la représentation du processus constituant à venir informa la formulation des règles pré- constituantes peut être résumée par deux questions que se posèrent successivement leurs auteurs : quelles sont, dans l’absolu, les meilleures règles ? puis, après l’adoption de ces règles, comment éviter que les islamistes n’en tirent profit ?

355. Cette représentation de l’exercice du pouvoir constituant originaire sortit de l’imaginaire une fois que la procédure constituante débuta. Les acteurs du système juridique élaborèrent alors de nouvelles règles pré-constituantes pour influer sur son déroulé afin de le faire correspondre à leur volonté politique.

596 Le concept du « partially lifted veil of ignorance » est appliqué par John Rawls aux processus constituants. Il renvoie à une situation dans laquelle les acteurs connaissent leur conception de la justice et les circonstances de la société (culture politique, mode d’interactions des acteurs) mais pas leurs intérêts ni ceux des autres acteurs. L’usage fait ici du concept s’écarte toutefois quelque peu de la pensée de Rawls. Le « partially lifted veil of ignorance » n’est pas appliqué pour comprendre des constituants mais des individus qui élaborent les règles du processus constituant. Par ailleurs, le concept n’est pas employé à des fins évaluatives pour déterminer la conformité des règles pré- constituantes à un modèle libéral, mais à des fins descriptives afin de comprendre les facteurs qui ont présidé à l’élaboration des règles pré-constituantes. RAWLS, John, A Theory of Justice, 2nd ed.

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