• Aucun résultat trouvé

Un premier tour d’horizon illustre biais et contradictions

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 145-150)

dirigeants de la finance au sujet du risque et du contrat psychologique

4.4. Un premier tour d’horizon illustre biais et contradictions

J’ai commencé par interroger des professionnels et je me suis rendu compte que mon opinion sur le lien entre les évolutions du contrat psychologique et les risques n’était pas aussi consensuelle que je le croyais. Il y avait des rapports entre les deux mais personne ne savait réellement les interpréter, chacun donnant ses réponses selon sa sensibilité, son expérience et son prisme. Je faisais erreur car je demandais à ces personnes de faire la sociologie à ma place en répondant à des questions au lieu de les interroger sur leur expérience, sur leur pratique et de recueillir des faits. J’ai cependant obtenu une compilation de leurs croyances.

Si l’étude des croyances de mes anciens condisciples m’a parfois conforté dans certaines idées, elle m’a aussi souvent forcé à revoir mon angle de vue lorsque la position prise par mes interlocuteurs était en contradiction avec mes hypothèses de départ. Par exemple, en mars 2012, j'interroge Pierre-Henry S., 38 ans, ancien responsable du trading chez Dexis, qui vient d'être licencié. Pierre-Yves a toujours travaillé dans cette société et dans les métiers du trading depuis sa sortie de l’ESSEC en 1998. Il me parle de sa banque qui a beaucoup souffert de la crise financière et du climat dans les équipes. Je m'attends à ce qu'il me décrive une atmosphère totalement démotivée, avec un tir à boulets rouges sur la façon dont les dirigeants ont conduit la banque à la ruine. En fait, Pierre-Yves est beaucoup plus pondéré, même s'il est encore en colère contre cette société qui l’a licencié (sans bien savoir vers qui diriger cette colère d’ailleurs). Lorsqu’il parle de certains de ses collègues et de ses patrons, il me dit: « c'est fou le nombre de gens qui y croient encore. Ils sont "à fond", des vrais bons petits soldats....Aucun état d'âme: j'en vois, même des jeunes, qui sont prêts à aller au feu avec la foi du charbonnier....non, je n'ai pas l'impression qu'il y ait un grand changement par rapport au moment où j'ai commencé à travailler il y a quatorze ans35 ».

De la même façon,. la vision du monde de la finance de Jean-Jacques L. est différente de la mienne. Jean-Jacques, ancien directeur financier de la Matimuf - une grande mutuelle nationale - a 63 ans. Il a été banquier d'affaires pendant 15 ans à sa sortie de l'école des Ponts et Chaussées avant d'intégrer la Matimuf où il a fait un long parcours et qu'il a quittée en 2011 à la suite d'un différent avec son Président. Il

35 i.e en 1998 avant les grandes crises financières Internet et Subprimes qu’il a connues par la suite

exprime une conviction que j’ai déjà entendue un peu différemment dans d’autres bouches (cf verbatim de Jeanne et d’Alexandre infra): « Je ne sais pas si les choses ont tant changé que cela. Au fond, les gens ont l'esprit de famille. Ils ont besoin de cela. Vous les maltraitez, vous les dégradez, vous leur donnez un autre travail moins valorisant...bien sûr ils sont malheureux, mais vous attendez 6 mois et ils se retrouvent des autojustifications pour bien travailler à nouveau...Ils ont besoin de se trouver des justifications malgré la meurtrissure.... ». Par contre, plus tard, quand je lui demande s'il pense que les salariés sont plus attachés à leur entreprise que vingt ans auparavant, il me dit: « non, bien sûr, ils étaient plus attachés avant...mais cela ne change pas grand-chose à leur façon de travailler", même s’il pense que cela peut avoir un impact sur les risques: « ...recruter un salarié, avant, c'était un peu comme une assurance tous risques : une fois qu'il était là, il regardait tout. Maintenant, c'est plutôt comme une assurance spécifique...c'est au dirigeant de s'assurer qu'on a bien couvert tous les risques avec les gens qu'il faut...si c'est possible ». Sa description relève un peu de l'"humour de spécialiste", mais elle décrit bien la réalité et montre à quel point Jean-Jacques considère que les risques opérationnels se situent aux "interstices"

(Morel - 2004, 2012, 2013). Les ‘’interstices’’ peuvent être ces endroits aux frontières de deux responsabilités et dont personne n’est vraiment responsable spécifiquement.

Ces ‘’interstices’’ ne sont indiqués dans aucune fiche descriptive de poste, puisque tout évolue plus vite que la mise à jour de ces fiches dans lesquelles on ne peut pas tout prévoir ; ils représentent le facteur imprévisible. Jean-Jacques développe cela dans la suite de la conversation, en ajoutant d'ailleurs un point intéressant sur ce qu'il appelle l'"endogénéité" du risque. Selon lui, lorsque l'on surveille un risque, on change sa nature, et le problème se déplace ailleurs: « Cette histoire, c'est comme dans le désert des Tartares36 : si on fait garder une porte, on change la nature de la porte...et on attend toujours au même endroit des ennemis invisibles qui doivent arriver un jour, mais on ne sait pas d’où... »

Un autre jour, j'interroge Jacques de F. sur les risques des sociétés d'assurance.

Jacques dirige la branche "retail banking" d'un grand établissement parisien et il siège au comité exécutif de sa banque. Je le connais depuis 20 ans et nous avons été collègues. Dans la conversation, j'évoque la crise financière et les risques dans les

36 Référence au roman éponyme de Dino Buzzati

banques et il se met presque en colère: « C'est du grand n'importe quoi à mon avis, cette façon partout de dire que les risques ont augmenté. Ce qui a augmenté, c'est notre prise de conscience de ces risques. Avant, on était juste complètement à côté de la plaque et on n'avait aucune idée de ce avec quoi on jouait....Souviens-toi, on n'avait aucun pilotage, aucun tableau de bord, aucune compréhension des risques. On pilotait à vue et comme on ne voyait pas bien loin, on croyait que ce n'était pas risqué. Cela m'énerve cette façon de croire que le passé était plus beau qu'aujourd'hui. A l'époque, je trouvais que mes patrons étaient incompétents et j'avais hâte de les remplacer pour faire mieux qu'eux, et c'est fait ».

Là encore, je suis pris à contre-pied. Ce témoignage est à relativiser par le fait que Jacques est dans le ‘’camp des dirigeants’’ par sa fonction, mais aussi presque par nature : il est passé par l’ENA après avoir fait Polytechnique et il vient d’une famille de financiers, son père ayant été dirigeant dans une grande banque et son grand-père directeur financier chez Saint-Gobain. Il peut avoir du mal à observer la situation de l’œil de ses collaborateurs qui doivent mettre en place et faire fonctionner la machinerie permettant de tout surveiller. Jacques reconnaît d’ailleurs qu’il est assez illusoire de croire, et de faire croire aux actionnaires, que tout est sous contrôle.

De la même façon, si dirigeants et managers voient clairement les liens entre les risques et les contrats psychologiques salariés/entreprises, ils ne sont pas capables d’en mesurer les impacts. Même les rapports de cause à effet sont complexes à relier avec certitude. Par exemple, on peut se demander si les risques ont augmenté par cause directe d’une baisse des liens salariés/entreprises ou bien si c'est finalement l'accroissement inéluctable de la taille des sociétés qui a créé à la fois une distanciation des salariés et des foyers de risques supérieurs. La baisse supposée des liens à l’employeur pourrait ainsi être causée par cet accroissement de taille sans qu’il soit possible d’établir de lien direct entre les deux phénomènes.

De même, si la baisse de l'autonomie et de la responsabilité de la plupart des managers, souvent diluée dans des comités, a été pointée par mes interlocuteurs comme une dégradation de la situation, il est impossible de savoir si l'autonomie supérieure qu'ont acquise de rares managers a compensé positivement cet effet, en termes d'efficacité globale pour la société. On ne peut pas savoir non plus si les comités en question sont plus ou moins efficaces objectivement que la décision

individuelle.

Ainsi, les croyances des salariés de la finance nous informent sur les différents schèmes argumentatifs auxquels ils adhèrent collectivement, mais elles ne constituent pas une réalité observable ou mesurable.

Rachel B., directrice de la clientèle privée37 chez CreditTrust à Paris, travaille en France depuis 17 ans, après un début de carrière à Londres chez RBS, puis chez HSBC. Elle connaît bien le monde anglo-saxon de la finance mais aussi le modèle continental. Rachel pense que les deux univers ne sont pas si différents, mais que c'est la perception des modèles par les salariés qui change: « Il y a un consensus dans le métier sur le délitement des relations humaines dans les entreprises financières, sur les jeunes qui sont moins motivées, l'ancienne époque sans vrais soucis qui s'est petit à petit durcie. La hausse des bonus, le resserrement des gens sur leur pré carré, la peur un peu partout n’a rien arrangé. On voit bien que les gens sont moins motivés pour proposer des initiatives, moins prêts à se bouger pour la boîte....Pour ceux qui n'ont pas compris que c'était dangereux, j'espère que la crise les a réveillés, mais j'en doute un peu. Je parle un peu avec tout le monde, dans CreditTrust et à l'extérieur. Je vois bien qu'on en a tous plein les bottes, qu'on est fatigués, sous stress, pas motivés, mais on fait semblant. Les trucs, on ne les exprime pas toujours pareil, mais on les ressent de la même façon. Ce n'est pas facile d'expliquer cela, mais bon vous me comprenez. Avec les Français, c'est assez facile de savoir, parce que beaucoup aiment se plaindre. Les Anglo-saxons ne sont pas très différents, mais par contre, ils ont une autre façon de le dire. En Angleterre, c'est toujours un peu "never explain, never complain38’’. Il y a moins de syndicats, de revendications mais chacun s'arrange avec sa situation : par exemple, les gens ne sont pas en RTT à Londres, mais quand vous n'arrivez pas à les joindre, on vous dit: "he is working from home today" et cela veut dire qu’il est resté avec ses mômes et qu’il ne prend le téléphone que pour les urgences. Je ne vois pas la différence avec les RTT. Je ne devrais pas dire cela, c'est une forme de trahison nationale, mais bon, mariée à un français, j'ai déjà un peu trahi, non ? »

37 La clientèle ‘’privée’’ est constitué par les clients particuliers les plus riches de la banque. Ils ont droit à des traitements, des produits et des services spécifiques et ils sont isolés du reste de la banque.

38 "Ne jamais s'expliquer, ne jamais se plaindre". Phrase attribué à la reine Victoria s'adressant à son fils Edouard VII, et dont on dit qu'Elisabeth II s'est inspirée toute sa vie (Caron - 2011).

Il est parfois caricatural de voir l'impact qu'une décision concernant la façon de traiter un salarié peut avoir sur la perception des autres salariés dans une société.

A ce titre, l'affaire Kerviel à la Société Générale est un modèle du genre. Andrea J.

travaille à la Société Générale chez SGCIB (Société Générale Corporate and Investment Banking - la partie Banque d'Investissement de la Banque) à un poste de responsabilité important. Sa vision de l'impact de l'affaire Kerviel sur le moral des troupes est apocalyptique. Il est même difficile d'imaginer qu'il n'y ait pas un peu d'exagération dans ses propos. Il dit: « Kerviel, ça a tué la Société Générale....pas du tout au niveau financier car on s'en est très vite remis, mais cela a totalement détruit le tissu social et la confiance que les salariés avaient dans la société. Comment faire pour travailler en confiance quand on sait qu'une personne peut se faire abandonner en rase campagne par son management, et pire encore se faire ‘’charger’’ de façon aussi forte pour servir de fusible alors que personne d'autre dans la banque n'a assumé ses responsabilités. Dans le staff, personne n'est dupe de ce qui s'est passé et personne ne l'a accepté. A la Société Générale, il y avait un fort sentiment d'appartenance, une grande fierté, ..., certains disaient même qu’on était arrogants. Cette affaire a tout détruit, à la fois le lien que les salariés avaient avec la boîte, mais aussi une partie des liens que les gens avaient entre eux... ».

Philippe G., qui est l'un de ses collègues d'un autre département a une vision un peu plus pondérée, sans être contradictoire : « Cela a accéléré une évolution qui était déjà là et qui existait aussi dans d'autres banques....Difficile de dire ce qui vient de Kerviel et ce qui vient de la crise...En tout cas, cela n'a pas arrangé l'ambiance, d'autant que les rebondissements juridiques de l'affaire reviennent régulièrement animer les conversations..Mais tout le monde ne s’est pas démotivé pour autant : ce que je vois à l'inspection, c'est quand même des gens qui bossent beaucoup, quelle que soit l’ambiance, à la limite du burn-out souvent...mais bon, à l’inspection, on a la crème39, et c’est loin d’être la même chose partout.... »

Au final, c’est la première récolte des opinions des protagonistes de la finance qui m’a conduit à déplacer la problématique : je ne pouvais pas continuer à espérer trouver dans les opinions de mon panel une démonstration hypothético-déductive

39Philippe travaille à ‘’l’inspection’’. Dans une banque, l’Inspection est un département très puissant, qui a pour rôle de contrôler tous les autres départements et qui est considéré comme un corps d’élite.

Beaucoup de dirigeants sont passés par l’Inspection à un moment ou un autre de leur carrière.

pour montrer le lien entre l’accroissement des risques et les facteurs humains. Je pouvais en revanche me concentrer sur les croyances d’une classe professionnelle et reprendre de nouveaux entretiens avec cet objectif plus modeste.

De toute façon, dans une logique de recherche de la preuve, les conditions de l'expérience auraient manqué de rigueur: en premier lieu, sur longue durée, il n'est pas possible de mesurer objectivement l'évolution de paramètres comme le contenu du contrat psychologique ou comme le sentiment d’appartenance. Il faudrait pour cela qu'un questionnaire identique puisse être distribué sur 20 ans aux mêmes personnes dans les mêmes conditions, ce qui n'est pas réaliste. En second lieu, les sociétés multinationales ont tellement changé sur la période considérée que même avec des observateurs identiques, l'analyse pourrait être remise en question. Les paragraphes suivants reflètent cet approfondissement sur les croyances des dirigeants de ma génération.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 145-150)