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Revue de littérature de la proposition 2

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 57-71)

Rappel de la seconde proposition :

Les risques menaçant les multinationales de la finance ne proviennent pas tant de l'extérieur que du fonctionnement interne de ces organisations.

Dans un ouvrage général sur la sociologie du risque, Peretti-Wattel (2000) mentionne que les sociologues qui ont abordé la construction du risque "en général"

sont peu nombreux. Il rappelle qu'on retrouve toujours les mêmes auteurs, notamment Mary Douglas, Ulrich Beck, Anthony Giddens et François Ewald.

Travailler sur le risque demande de revenir à l'origine de ce qu'est un risque et notamment à son étymologie. Peretti-Wattel évoque les deux origines étymologiques possibles du mot : la première viendrait de l'espagnol riesgo ou de l'italien risco, du latin resecum "ce qui coupe", et qui désigne l'écueil qui menace les navires. La seconde étymologie possible viendrait du mot roman rixicare qui veut dire "se quereller" et qui évoque le danger du combat. L'étude des risques représente donc l'étude des dangers, sachant que la sociologie, mais également la psychologie expérimentale (Kahneman et Tversky - 1979) nous apprennent que les individus ont des représentations et des perceptions souvent totalement différentes des dangers et des opportunités. Ces différences et la fréquente impression d'irrationalité des ressentis individuels sont au coeur de notre étude. En effet, nous devons vérifier si les risques

(en particulier opérationnels) se sont réellement accrus dans les multinationales de la finance ou s'il s'agit simplement de croyances individuelles des acteurs.

Comprendre si les risques de la finance ont augmenté est également un problème de société, car comme le rappelle Giddens (1994), les risques financiers s'assimilent dans l'esprit du public à des risques externes incontrôlables, à l'instar des catastrophes naturelles. Le particulier ne peut échapper à la menace endémique de la finance en changeant son comportement comme il peut le faire pour protéger sa santé en mangeant différemment, en évitant de boire de l'alcool ou d'aller dans certains lieux.

La science du risque ou la science des dangers est d'ailleurs un nouveau champ de la recherche ouvert par Kervern (1991, 1995) - ancien directeur de la stratégie de l'UAP - qui la baptise "cindynique". Cette science a pour objectif en premier lieu d'identifier les risques. Ceux-ci peuvent être directs ou indirects, faibles ou forts et la cindynique tente d'en comprendre les nuances. Les mesures du risque et de sa mise en forme en échelle quantifiée, ainsi que les conséquences du risque et sa prévention forment une partie du champ de la cindynique. Les notions d'arbres de risques ou d'arbres des causes qui sont utilisées dans les cas pratiques de cette recherche sont d’ailleurs mises en avant par Kervern dans ses travaux sur la cindynique.

Kervern met l'homme au premier plan comme source de danger ("la cindynogenèse humaine" ou "tout homme est source de danger"). Cette idée de l'homme comme créateur des risques qu'il redoute est au centre des travaux d'Ulrich Beck qui constituent une partie importante des fondations théoriques de cette thèse et de son contexte sociologique.

Beck montre (1986) comment le risque doit être compris dans nos sociétés modernes, mais aussi comment les transformations sociales qui ont accompagné le mouvement vers sa "société du risque" se sont effectuées de façon progressive. Beck met en évidence les liens entre les risques et leur perception, ainsi que les impacts sociaux des risques, notamment sur l'accroissement de l'individualisation.

Sommes-nous entrés dans la société du risque, et que cela représente-t-il, appliqué aux multinationales de la finance ? La préface de Bruno Latour à l’édition française résume la pensée de l'auteur : "Nous n'échangeons pas que des biens mais

aussi des maux (....) La société du risque se caractérise avant tout par (...) l'impossibilité d'affecter les situations de menaces à des causes externes. La société est aujourd'hui confrontée à elle-même (...) Les sociétés sont devenues des manufactures de risque. (...) Nous avons nous-mêmes fabriqué les risques (...) Nous sommes tous devenus solidaires des risques que nous nous imposons les uns aux autres."

Ce qui est vrai de la société dans son ensemble serait vrai également pour des multinationales qui pourraient se comporter comme des "fractales" des sociétés et créer elles-mêmes les risques qu'elles redoutent. Cette notion scientifique développée par Mandelbrot en 197420 me semble refléter la pensée de Beck.

Selon lui, la nature est désormais exploitée et soumise, mais dépendre de la consommation et du marché - nouvelles sources de danger - c'est à nouveau, sous une autre forme, dépendre de la nature. Nous sommes livrés sans défense à ces nouvelles menaces. Alors que Tchernobyl est le premier signe qui donne naissance au livre de Beck, nous pourrions par extension analyser la crise financière comme l'équivalent d'un Tchernobyl économique.

Beck nous montre que nous ne pouvons plus - contrairement à ce qui a été fait au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle - cantonner les risques à un espace et un lieu déterminés. La mondialisation touche désormais à la fois la production et la reproduction en apportant des menaces globales transnationales et non spécifiques à une classe déterminée.

Beck évoque l'institutionnalisation du doute d'un recours à la science généralisé et démystifié tout à la fois. C'est ce que l'on constate dans les sociétés multinationales de la finance où les instruments "scientifiques" de gestion sont de plus en plus sophistiqués et généralisés alors même que leur efficacité est sans cesse remise en question, mais qu'on continue à les mettre en place partout et à les développer. On constate que ces outils ont montré leurs limites et même leurs effets pervers au moment de la crise financière mondiale de 2007.

20 Une fractale est une structure invariante de façon homothétique lorsqu'on change d’échelle. Les fractales sont souvent décrites comme des structures gigognes. Par exemple, un chou-fleur est un exemple de fractale en ce qu'un morceau de chou-fleur duplique la structure du chou entier. De même, une entreprise dupliquerait identiquement des mécanismes sociétaux que l'on retrouverait dans la Société qui la contient.

La société industrielle et financière se déstabilise dans le même temps où elle s'impose, alors que la production est systématiquement corrélée à la production sociale de risques et que la croissance exponentielle des forces productives donne naissance à des risques sans précédent.

Parmi ces menaces, Beck distingue le chômage de masse qui est "intégré" au système de l'emploi à travers des formes de sous-emploi plurielles et qui constitue un facteur de risque en soi. Beck relève que plus les risques augmentent, plus on doit promettre de sécurité et donc de garanties alors même que de plus en plus de gens savent que les sources de la richesse sont menacées par les nombreux effets induits.

Beck fait appel à Luhman pour nous expliquer que la société devient autoréférentielle avec les risques, indépendante du contexte de la satisfaction des besoins humains.

Ainsi, la société industrielle, "en exploitant économiquement les risques qu'elle déclenche, produit les situations de menace et le potentiel politique de la société du risque" (p42). Et quelle que soit la richesse qu'on aura accumulée, on sera touché par les risques.

Beck s'en prend également à la répartition des tâches hyper-élaborée dont il dit qu'elle ressemble à un réseau de complicité générale, lequel équivaut à une

‘’irresponsabilité générale’’ : chacun étant à la fois la cause et l'effet, personne ne peut être identifié comme la cause. La pensée du système est qu’"on peut très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans être tenu pour personnellement responsable"

(p59). On retrouve ici les risques de la bureaucratie managériale évoqués dans l'introduction de cette thèse (Weber - 1921 ; Gouldner – 1954, March & Simon – 1958 ; Crozier – 1961 et 1963). Ce système de déresponsabilisation trouve un écho particulier dans les entretiens réalisés dans cette recherche au chapitre 4. Beck explicite (p101) comment avec la "scientifisation des risques", le risque devient un fonds de commerce. Il décrit (p141-143) en parlant des risques industriels ce qui s’est aussi passé pendant la crise financière : "l'opinion publique s'immisce jusque dans les détails techniques des risques...dès que les gens ressentent les risques comme réels, ils sont réels....la société du risque est la société de la catastrophe et l'état d'exception menace de devenir un état normal".

Outre l'éclairage que Beck apporte sur les risques, il en constate et prévoit les impacts sociaux avec l'individualisation de l'inégalité sociale et le déclin de la tradition dans la société industrielle.

Selon lui, dans la modernité avancée, ce sont les risques (sociaux, biographiques, culturels) qui ont vidé de son contenu la structure interne de la société industrielle (classes sociales, formes familiales, statut sexuel, couple, parentalité, profession...) et les principes d'existence qui étaient inscrits dans cette structure. Les hommes se sont libérés de ces formes sociales selon une thèse qu'il formule en 7 points: 1) la poussée sociale de l'individualisme après la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'individu s'émancipe et est libéré de ses appartenances.

2) La création d'un capitalisme "sans classes" mais avec des inégalités sociales qui perdurent de façon individuelle 3) Un effacement des différences de classes qui n'empêche pas l'augmentation des chômeurs de longue durée et l'apparition de situations intermédiaires entre chômage et activité. 4) L'émancipation des statuts sexuels et donc un flou social et une individualisation qui fait son entrée dans les familles 5) Une disparition de la morale familiale, de la distinction entre travail domestique et travail professionnel 6) L'individu, libéré de la tradition, devient dépendant du marché du travail et donc de sa formation, et de la consommation des réglementations et des systèmes de protection des lois sociales 7) L'individualisation implique l'apparition de nouvelles communautés socioculturelles, avec une désertion de la tradition.

Le constat fait par Beck s'appuie aussi sur un certain "désenchantement du monde" au sens de Weber et décrit un système où la création de risques engendre un système d'individualisation qui lui même engendre de nouveaux risques. Beck analyse les dimensions analytiques de l'individualisation en rappelant de façon documentée qu'elle n'est pas propre au XXe siècle. Ce qui est nouveau dans la modernité, c'est une "triple individualisation : 1) un arrachement aux formes sociales et aux liens sociaux historiques...(dimension de l'émancipation)... à savoir les rapports de domination traditionnels 2) une perte des certitudes traditionnelles dans le domaine du savoir pratique, de la croyance et des normes directrices (dimension du désenchantement) 3) une signification de la notion purement renversée, une nouvelle forme de lien social (dimension du contrôle et de la réintégration)..." (p276-277).

Ce modèle possède dans son analyse une seconde dimension, celui des conditions de vie (objectives) et de la conscience (subjective - identité, constitution de la personnalité). Ulrich Beck explique qu’on analyse souvent uniquement les conditions de vie par rapport aux trois dimensions, et aussi les liens conscience/émancipation qu'on associe à l'individualisation. La réalité est qu’on ne tient en général pas compte des notions des trois dimensions dans l'espace de la conscience, et surtout concernant la perte de stabilité et le mode de contrôle. Les études de cas de cette thèse (chap. 7) illustrent comment cette forte individuation accompagnée d’une perte de stabilité fragilise le modèle social de l’entreprise, déstabilise les contrats psychologiques entre les salariés et leurs entreprises et au final accroit des risques opérationnels qui n’apparaissent pas dans le radar des contrôleurs de risque.

Beck décrit ensuite l'apparition du travail temporaire et du sous-emploi comme des facteurs de régulation du travail et du capital. Le principe de la division du travail est remplacé par le processus inverse : la réunion des différentes tâches à un niveau de qualification élevé dans la ‘’souveraineté technicienne’’.

Il avance l'idée que l'individualisation croissante, la cassure "sociogenre", et la fin des dernières limites au travail ont poussé tous les individus sur le marché du travail ce qui a constitué un formidable réservoir pour le sous-emploi et l'emploi flexible.

Son analyse (p341) sur la Scientifisation et la Modernité Réflexive suppose que nous sommes passés des menaces "externes" d'autrefois (Les Dieux, La nature...), à une logique nouvelle de construction scientifique et politique des risques, la science étant à la fois la cause et la solution des risques, ce qui crée de nouveaux marchés pour la scientifisation.

En finance, on peut constater cette évolution. Les entretiens menés ont permis de recueillir des témoignages qui concernent les réglementations de Bâle II et III et de Solvency II 21 : les contraintes imposées par ces systèmes de régulation créent de nouveaux risques alors même que l'objectif était de diminuer la charge globale de

21Bâle II puis Bâle III et Solvency II sont des réformes réglementaires européennes qui fixent les règles prudentielles à respecter - notamment en termes de solvabilité - pour respectivement les banques et les compagnies d'assurance.

risque de l’entreprise. L'évolution scientifico-technique devient contradictoire selon Beck : 1) la science est à la fois source et solution des problèmes 2) la science est de plus en plus nécessaire, mais de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition établie de la vérité 3) La science n'est plus seulement un "briseur de tabous"

comme avant mais aussi un "constructeur de tabous". La science fait les risques et les défait en même temps. Cette évolution décrite par Beck pour l'industrie se retrouve en finance lorsque la surveillance des risques fait imposer par le régulateur – sur la foi de résultats techniques – des règles qui accroissent en fin de compte les périls redoutés : on en verra des exemples au chapitre 6.

Un autre point clé décrit par Beck concerne "la posture du "comme si" qui domine la scène du XIXe siècle jusqu'au XXIe siècle. Les scientifiques font comme s'ils étaient détenteurs de la vérité et doivent le prétendre quand ils s'adressent à l'extérieur, parce que leur position en dépend. Les hommes politiques sont de la même façon contraints de faire semblant de posséder un pouvoir décisionnel dont ils savent qu'il s'agit d'une légende propre au système qui risque de leur retomber dessus à la première occasion"(p488). On pourrait parler des membres du comité de direction générale d'une entreprise exactement de la façon dont Beck décrit les hommes politiques : il ne s'agit que d'un jeu de rôles. C'est le résultat, en politique comme en finance, des modernisations réflexives.

Beck montre le danger à ne pas lutter pour que les salariés aient le droit de critiquer la technique au sein de leur profession et de leur entreprise, et garantir ce droit comme on l'a fait pour le droit de grève. Si dans les entreprises anglo-saxonnes, ce droit est censé être en place, sous la forme du "whistleblowing", l'histoire récente - au moins de la finance - a montré l'inefficacité de fait de ces systèmes. L’étude de cas n°15 en est une illustration : dans ce cas, il a fallu que la presse soit informée et intervienne parce que les donneurs d’alerte au sein de l’entreprise étaient muselés

Beck nous rappelle (p491) que "si cette institutionnalisation de l'autocritique a une telle importance, c'est que dans bien des domaines, l'absence de connaissance sur ce qui se passe ne permet ni d'identifier les risques, ni d'élaborer des alternatives pour les éviter."

La théorie culturelle du risque, mise en lumière par l'approche ethnographique de Mary Douglas, a été un autre fondement théorique de cette recherche. Selon son analyse, les menaces sont partout et de natures diverses. Il est impossible de toutes les capter et les comprendre. Les êtres humains vont hiérarchiser et choisir les risques sur lesquels ils vont se focaliser. Ce choix ne se fera pas selon des critères objectifs et statistiques de potentiel de réalisation du risque mais selon la valeur plus ou moins grande qu'ils accordent au risque, celle-ci dépendant à son tour de leurs propres systèmes de valeurs. Cette approche est détaillée dans "Risk and Culture"

que Douglas écrit avec Wildavsky (1982). Les auteurs expliquent que nous ne connaissons pas vraiment nos risques - ni maintenant ni dans le futur - mais que nous devons agir comme si c'était le cas.

Les gens n'ont pas la même perception de ce qui est risqué ni des quantités de risques qui y sont attachés. Douglas et Wildavsky établissent une matrice carrée avec en abscisse "ce que l'on connaît du risque": le degré de "knowledge": risque connu ou pas, de certain à incertain. En ordonnée, on établit notre degré d'acceptation du risque, allant de "contesté" à "totalement consentant". La plupart des problèmes apparaissant lorsque le risque est incertain et que son degré d'acceptation est contesté : il n'y a alors pas de solution connue au problème.

Tableau n° 2 : Les différents comportements selon quatre types de risques

Source : Douglas et Wildavsky (1982)

Les auteurs cherchent à comprendre pourquoi, à un moment donné, une société se concentre sur un certain risque et choisit de se focaliser sur celui-ci (sur la pollution par exemple au moment de la rédaction de l’ouvrage). Des valeurs communes et partagées conduisent ainsi à des peurs communes et partagées et sur un accord qui concerne ce qu'il faut redouter et ne pas redouter.

Dans une société donnée, un groupe humain doit choisir les risques qu'il accepte de prendre et ceux qu'il veut combattre ou éviter à tout prix. Cela n'explique pas pour autant comment est sélectionné le risque qui fait peur au groupe. Le risque est en premier lieu culturel puisque c'est notre culture qui va définir notre perception et nos peurs. Selon Douglas et Wildavsky, plus l'histoire d'une communauté est longue, plus forte est la capacité de ses membres à se projeter ensemble dans le futur, et à unifier leur perception du risque. L'horizon temporel joue ainsi un grand rôle dans nos perceptions puisqu'une communauté précaire avec une histoire commune récente aura peu d'inquiétude par rapport à un futur commun qu'elle a du mal à anticiper, au contraire de nos sociétés occidentales actuelles dont l'aversion au risque

Problème : La technique Solu-on : la mesure, le calcul

Problème : L’informa4on Solu-on : La recherche

Problème : Les désaccords

Solu-on : la coerci4on ou la discussion

Problème : La connaissance et le consentement

Solu-on : ???

Consentement Contesté Complet

Connaissance

Certaine Incertaine

a paradoxalement augmenté alors même que les moyens mis en place pour assurer la sécurité n'ont jamais été aussi importants.

Le fait que les risques soient cachés joue un rôle important, car les gens font une grande distinction entre les risques qu'ils connaissent et acceptent de prendre et ceux qu'on leur impose sans qu'ils en sachent rien (cela a été le cas de la crise financière qui est apparue comme une surprise pour nos contemporains qui ont découvert que les financiers leur faisaient prendre un risque inconnu d'eux, et très largement supérieur à ce qu'ils pensaient possible). Cet effet est encore plus fort si le risque est irréversible, même s'il s'agit d'une probabilité de survenance infime (les auteurs prennent l'exemple de la "vache folle", avec une panique liée à l'extinction possible de l'humanité, même dans un scénario très improbable).

L'approche culturelle ethnographique nous montre à quel point les risques sont culturellement sélectionnés. Douglas et Wildavsky s'appuient sur l'exemple des

L'approche culturelle ethnographique nous montre à quel point les risques sont culturellement sélectionnés. Douglas et Wildavsky s'appuient sur l'exemple des

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