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L’expérience des marchés financiers

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 33-40)

Un chasseur de têtes10 me contacte de la part de l'un de mes amis et ex-collègue de l'UAP, qu'il a également approché. Le poste dont il veut m'entretenir est si éloigné du mien qu'il refuse de m'en parler: "Si je vous dis pourquoi je vous appelle, vous ne viendrez pas me voir. Alors je vous dis juste de la part de qui je vous appelle, et je vous dis que quand je lui ai décrit qui je cherchais, il m'a dit que vous étiez exactement la personne que je cherchais, mais que vous refuseriez..." Intrigué, je passe le voir. Il me reçoit et me décrit le poste très astucieusement. Une société de bourse en pleine expansion, bientôt n°1 en France, cherche à recruter des analystes financiers, mais des personnes connaissant leur industrie '"de l'intérieur". Je me laisse séduire alors que je ne connais rien de ce monde ni de ce métier. Je rencontre l'équipe dirigeante d'Exane, jeune, exaltée, grisée par son incroyable succès. Ils semblent décidés à

10 Egon Zehnder

tenter une expérience un peu inédite dans le secteur en France : « on veut des analystes qui nous plaisent et qui connaissent leur industrie, et on préfère prendre le temps de les former que de recruter des gars qui ne nous plaisent qu'à moitié et qui préfèrent pour le moment rester à la Société Générale ou la BNP ».

L'un d'entre eux est pour moi encore plus convaincant que les autres: "Vous voulez changer le monde de l'assurance ? Qu'allez-vous faire dans les prochaines années, simple pion dans le comité de Direction d'une d'entre elles, même pas la plus grosse ? Venez avec nous et vous aurez votre mot à dire, et à écrire, auprès des principales sociétés européennes de la place...". Il ajoute: " Un bon analyste financier, c'est comme une profession libérale qui serait salarié et payé comme un joueur de foot... un type un peu comme un grand chirurgien, ou un grand avocat...". Un autre me dit: "c'est incroyable la liberté qu'on a dans ce métier : on est dans une organisation, mais au fond, on est souvent plus proche et plus fidèle aux boîtes que l'on suit, ou à ses collègues analystes d'autres organisations...".

Tout cela sent la camaraderie, l'efficacité et la liberté. Je suis convaincu et le fait de doubler mon salaire dans la foulée m’aide à prendre ma décision. J'ai trente ans, peur de devenir incompétent, et je suis déjà crispé sur mes privilèges acquis. Je lâche l'ambition d'une carrière très "normée" et je pars à l'aventure.

J'arrive chez Exane et c'est tout de suite le raz-de-marée culturel. Tout le monde se tutoie, on arrive au bureau avant 7h le matin (j'arrivais rarement avant 9h45 chez Médéric). Je passe brusquement de mon bureau particulier de l'avenue de Prony - de 40m2 en bois lambrissé - à un minuscule placard partagé avec mon collègue qui dès le matin est en forte tension. Je n'ai plus de secrétaire et je dois apprendre à utiliser le traitement de texte. Le stress démarre dès l'arrivée au bureau. Il est palpable, excitant. Je le perçois dans mes épaules en passant le seuil de l'entreprise. Dès l'arrivée au petit matin, l'analyste se précipite à la fois sur les nouvelles dépêches et sur son petit déjeuner, avalé en lisant fébrilement les journaux pour savoir si l'une de ses recommandations boursières va s'effondrer sur une mauvaise nouvelle ou au contraire s'envoler sur une bonne. Il se prépare à écrire sur le sujet avant 8 heures, car c’est le moment de la première réunion avec les vendeurs – le mythique ‘’morning meeting’’. Il traduit ensuite en anglais dans la foulée les

articles qu’il vient d’écrire et qui doivent arriver chez les clients avant 9h – heure d’ouverture du marché – puis il va aux différentes réunions avec les vendeurs pour les informer de ce qui est nouveau et de ce qu'ils doivent transmettre à leurs correspondants. Ensuite, il appelle directement les clients les plus importants pour leur donner les informations importantes du matin.

Et tout cela avant 10h, le moment où chez Médéric, je prenais tranquillement mon premier café.

Je sens rapidement que c'est un métier qui me plaît et me correspond à ce moment de ma vie. Il implique une certaine profondeur, de l'originalité, mais aussi une impulsivité qui n'hésite pas à juger, parfois à l'emporte-pièce, à sauter intuitivement aux conclusions, à utiliser fortement une démarche dont j'apprendrais plus tard que les académiques l'appellent abductive. Et surtout, l'analyse me permet de m'épanouir dans mon goût très marqué - voire trop - pour la problématisation et la critique.

Le métier me plaît beaucoup malgré la forte tension nerveuse qu'il implique. J'aime avoir le sentiment de jouer sur les évènements et de participer à la transformation de mon industrie, d'autant que je joue le jeu ‘’à l'anglo-saxonne’’, interpellant les patrons de société cotés en réunion, parfois assez agressivement sur les points qui me semblent importants. Bien sûr, cette agressivité fait partie du jeu pour se faire une réputation rapidement et cela fonctionne, puisque je suis rapidement bien coté comme analyste. J'obtiens même après deux ans dans le métier le prix du meilleur analyste en France sur l'assurance11.

Le choc culturel ne s'arrête pas à l'ambiance. Je suis passé de l'assurance, un métier où ce qui compte est le long terme - en général plus de 10 ans - à la finance de marché dont l'horizon temporel est la journée et le long terme considéré comme deux ans au maximum. Il y a d'ailleurs une comparaison intéressante à faire entre les différences de management dans la finance selon l'horizon temporel des affaires (Stul in Barabel & Meier - 2010).

11 Classé n°1 en Europe en 2001 au classement AGEFI puis n°1 par les Investisseurs Institutionnels Français au classement Extel en 2003

Le métier d'analyste est un observatoire des entreprises fascinant et un piège possible pour l'analyste. En effet, je trouve un parallèle entre ce métier et celui de bouffon du roi : les analystes fréquentent les puissants de ce monde, leurs lieux de vie, participent à leurs conversations et ont le droit de les critiquer et même de les moquer, mais ils auraient tort de se prendre pour l'un d'entre eux. J'ai en souvenir un moment où j’arrive dans le hall d'un grand groupe, attendant un de mes contacts. Le président de cette société me voit au loin, traverse le hall et me dit: « Olivier, auriez-vous un moment, j'aurais bien besoin de vos conseils en ce moment... ». Puis il se met à m'interroger sur son cours de bourse et ce qu'il convient de faire. De quoi me faire tourner la tête, d’autant que j’ai le même type de marques de reconnaissance dans d’autres groupes. J’ai pourtant intérêt à garder la tête froide et à rester conscient de ce que je suis en réalité, mais j'avoue qu'il m'est parfois difficile de faire taire mon ego.

C'est aussi ce métier qui me permet d'observer que les dirigeants prennent des risques et des décisions en fonction de facteurs plus qualitatifs et symboliques qu'objectifs. J'observe par exemple un phénomène particulier entre 1999 et 2001 – au cœur de la bulle internet. À ce moment, les cours de bourse sont très dépendants des investissements que les patrons des groupes décident de faire pour positionner leur société sur Internet. Plus une société investit sur Internet, plus le marché la valorise. Je constate à ce moment que les sociétés dont l'actionnariat est en partie protégé des excès du marché (capital familial, mutualiste, ou participation croisée...) sont moins enclines à se précipiter pour dépenser des milliards dans des projets virtuels. Dans les sociétés que je suis comme analyste, la société qui se précipite pour gâcher plusieurs milliards pour satisfaire le marché est Zurich Financial Services - celle dont le capital est le moins bien protégé et le plus exposé au marché.

Quelques années plus tard, les choses commencent à se gâter car je sens que je commence à faire ce métier pour le plaisir d'avoir raison, d'être reconnu et de très bien gagner ma vie. L’argument qui m'avait convaincu de venir le pratiquer était pourtant celui de pouvoir influencer positivement mon secteur de l'assurance, ce que je fais de moins en moins. Le rythme très soutenu de ce

métier est difficile pour moi également. Après une double journée marathon12, je me rends compte qu'il est temps de passer à autre chose.

Je choisis alors de changer de métier, et après un détour par UBS qui me propose de faire le même métier différemment, plus calmement, mais qui ne peut pas tenir au final les promesses faites, je fais enfin une pause.

Je quitte UBS en 2004 pour prendre une année sabbatique et réfléchir à mon avenir. Depuis plus de deux ans déjà, je m'intéresse au coaching et à la psychothérapie suffisamment pour préparer des formations sur ces deux sujets - certaines académiques, d'autres plus atypiques - que je vais finaliser pendant mon année sabbatique.

Il est toujours très difficile de savoir pourquoi on fait des choses qui paraissent curieuses aux autres comme à vous-même. On ne le comprend souvent qu'après. À ce sujet, Steve Jobs - fondateur d'Apple - a fait un discours à Stanford en 2005. Il y expliquait qu'il avait décidé de quitter l'université, n'y apprenant rien d'utile, mais qu'ayant lâché le cycle classique de Stanford, il avait tout de même eu envie de suivre le cours de calligraphie qui l'attirait.

Selon lui, dix ans plus tard, alors qu'il travaillait à transformer l'industrie de l'ordinateur personnel avec le Macintosh, c'est l'étude de la calligraphie qui lui avait permis de faire cette révolution.

Sur un plan plus modeste, je crois que l'apprentissage du coaching à cette époque est exactement ce qui me sera utile pour recueillir l'information qui m'est nécessaire pour ma recherche. Tout mon travail sur l'empathie notamment me semble un outil précieux.

Je passe donc une année à reposer mon organisme, à participer à des actions caritatives et à me former. Après cette année et une première expérience de pratique du coaching, je découvre que j'aime cette activité - que

12 Levé à 5h30, au bureau à 7h, une mauvaise surprise m'attend sur le titre Aegon que je soutiens. Je passe quatre heures dans un stress extrême, puis je pars en avion pour la Haye pour en apprendre davantage sur le sujet. Retour à Paris à minuit pour finir d’écrire mon papier, couché à 3h du matin, impossible de dormir,…, je prends une douche et je retourne au bureau pour une nouvelle journée identique...

je vais continuer à pratiquer par la suite - mais que je n'ai pas envie de la pratiquer à temps plein. Je suis d'ailleurs encore bien trop stressé à ce moment pour envisager la solitude et l'incertitude que suppose l'exercice de cette profession en indépendant.

Je fais alors le tour de mon carnet d'adresses (qui contient à l’époque plus de 900 références, dont une cinquantaine sont dirigeants ou membres du comité exécutif de leur entreprise et donc potentiellement en capacité de me trouver assez facilement un emploi intéressant) afin de trouver à la fois un patron et une organisation qui soient compatibles avec mes envies et mes valeurs. J'ai envie de refaire du management, je me sens prêt à aider et accompagner une équipe dans une nouvelle aventure. Je sélectionne trois noms de dirigeants dont la personnalité et l'organisation me semblent proches de ce que je souhaite. Je leur fais une proposition: je ne veux plus être à la lumière, mais j'ai envie d'être utile pour transformer une organisation. Je veux à la fois faire du management et être en capacité de donner des conseils dans l'ombre. J'ai la chance d'avoir deux propositions sur ces trois possibilités.

J'accepte l'offre de Barclays dont le patron en France est à la fois un manager efficace et un ami, aux valeurs qui me correspondent. Je vais l'accompagner pendant 5 ans, d'abord comme n°2 de sa branche d'asset-management et de gestion privée, puis rapidement comme directeur général.

Je vais donc vivre toute la crise financière aux commandes de la filiale, à un moment où le management de Londres essaie de reprendre la main directement sur cette activité.

Les deux premières années de l'activité sont très agréables pour moi. Je reprends pied dans une organisation. J'ai à la fois la possibilité de m'exprimer comme conseiller sur des sujets qui m'intéressent et l'opportunité de guider des femmes et des hommes dans leur carrière avec une véritable fonction de manager. Mon année sabbatique et mes formations m'ont aidé à acquérir de la distance, et mes années d'analyste me font trouver presque tous les métiers assez tranquilles en terme de stress et de charge de travail. Bien sûr, étant très détendu dans mes fonctions et plus à l'écoute que je ne l'étais auparavant, j'attire un certain capital sympathie dans l'organisation qui m'aide à réussir

dans mes missions quotidiennes. De plus, les marchés sont plutôt en bonne forme, ce qui met tout le monde de bonne humeur dans ce métier.

Je suis ensuite nommé directeur général de la branche dans laquelle j'exerce, et membre du comité exécutif de la Banque. C'est en contradiction avec le poste "de l'ombre" que je souhaite occuper, mais dans lequel j'ai décidement du mal à rester. Au final, je prends un certain plaisir à diriger intégralement l'activité, et à voir des choses dont je ne m'occupais pas directement auparavant. Cependant, je découvre ce que je soupçonnais déjà, à savoir que j'ai d'autant moins de pouvoir que je semble en avoir plus. Le faisceau de contraintes est paralysant, entre l'exigence de l'actionnaire, la bureaucratie interne, les contraintes du réseau, celles de mes loyautés et de l'intérêt de mes collaborateurs. Les leviers du pouvoir - en devant respecter toutes ces contraintes - sont finalement très ténus. Barclays en France est une maison très agréable, peuplée de beaucoup de gens sympathiques et compétents. La dose de critique interne y est cependant paralysante et souvent peu constructive. Paradoxalement, le sentiment d'appartenance des salariés de Barclays est très fort, mais c'est à la société en France qu'ils se sentent appartenir et pas vraiment au groupe.

Finalement, je décide de quitter le groupe car le grand écart que je dois faire entre un actionnaire londonien devenu omniprésent dans ma branche et ma conception de la direction des affaires est devenu trop large pour moi.

Je tente d'abord de fonder une société avec deux de mes meilleurs amis, rencontrés pendant mon parcours. Cette société aura pour objectif la création d'un fonds d'investissement. L'affaire tournera rapidement court - en pratique car la profondeur de la crise financière est telle que nos sponsors nous confient beaucoup moins d'actifs à gérer que prévu. En réalité le débriefing avec mes associés montrera que la raison de fond provient davantage de notre manque de motivation réel : nous étions motivés pour quitter nos organisations, pas vraiment pour créer une affaire.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 33-40)