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Revue de littérature de la proposition 4 (suite)

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 82-91)

Parmi les notions dans la littérature académique qui caractérisent les liens tissés entre salariés et entreprises, celle de contrat psychologique contient le mieux selon moi tous les éléments de cette relation, incluant la dimension affective.

La notion de contrat psychologique apparaît initialement chez Argyris (1960) et fait l’objet à partir des années 1980 de multiples études dans la littérature anglo-saxonne de sciences de gestion et de ressources humaines. Le contrat psychologique est un schéma mental des employés à propos de la relation d’emploi. Ce contrat

contient les croyances de l’employé sur ce qu’il considère devoir à son entreprise et ce qu’elle doit lui rendre en retour (Rousseau – 1989, 1995, 2001 ; Shore & Tetrick – 1994). La façon dont se forme le contrat psychologique a été décrite (Rousseau - 2001, Taylor & Tekleab - 2004) et des travaux ont été menés sur les violations par l’entreprise de ce contrat psychologique (Morrison & Robinson – 1997, Rousseau – 1995). Lorsque les contrats psychologiques sont perçus comme violés par les salariés, des conséquences négatives sont à prévoir dans leurs comportements : la satisfaction diminue (Kickul & Lester – 2001) ainsi que l’engagement (Turnley & Fernman – 1998) ; le cynisme s’accélère (Andersson – 1996) et la citoyenneté organisationnelle recule (Coyle & Shapiro – 2002).

On trouvera aussi dans cette recherche des références à la notion d’affectio societatis. En effet, lorsque j'ai présenté mon projet de thèse pour la première fois à Michel Villette, mon directeur de thèse, avant de l'affiner avec lui, j'ai spontanément avancé l'idée de relier l'accroissement des risques dans les organisations à la baisse de l'affectio societatis. Le choix de l'affectio societatis comme variable explicative a eu provisoirement son aval et alors même que j'avais du mal à en définir précisément les contours, il m'encourageait à poursuivre en attendant de trouver meilleurs substituts.

Il n’y a finalement que la notion de contrat psychologique qui s’est révélée plus adaptée, et surtout parce qu’elle avait fait l’objet de travaux antérieurs. Ce que l'"affectio societatis" évoquait pour moi dans l'entreprise s'apparentait à d'autres constituants, notamment le sentiment d'appartenance, la loyauté ou même la motivation. L'affectio societatis qui représente d'un point de vue juridique "l'intention de s'associer entre plusieurs personnes physiques ou morales", rarement évoqué pour parler de salariés, mais plutôt utilisé pour désigner des associés, était finalement bien adapté pour désigner les liens informels reliant volontairement les salariés entre eux et avec leur entreprise. On trouve peu de définitions de l'affectio societatis dans la littérature, même juridique. Tchotourian (2011) dit que malgré des efforts non négligeables au XIXe et XXe siècle, aucune définition unanime de cette notion n'a pu être donnée, mais il s'essaie à une définition (p610), qui nous éclaire malgré sa coloration juridique: "l'affectio societatis est la volonté d'intégrer un groupement, doté ou non de la personnalité juridique, et dans lequel chacun collaborera activement avec les autres membres ou organes à la marche de l'affaire, à la réalisation d'un objectif économique nouveau et commun, en même temps que chacun contribuera aux risques

de l'entreprise." Il explique d'ailleurs - citant Viandier (1976) - que l'affectio societatis par nature s'enveloppe d'incertitudes, s'agissant à la fois de la notion elle-même et des personnes qu'elles concernent, les salariés pouvant en faire partie. Ce flou qui pouvait être dérangeant dans une approche quantitative, m'a au contraire semblé utile dans une approche qualitative : il autorisait les personnes que j’interrogeais à tourner autour de cette notion sans s'enfermer et à aborder aussi bien les questions d'appartenance, de loyauté, de motivation. L'objet étant d'examiner la force de la relation du salarié avec son entreprise en relation avec les risques, la notion choisie devait être aussi large que possible.

C'est d'ailleurs en partageant avec d'autres chercheurs et en écoutant leurs réflexions à ce sujet, puis en cherchant des informations dans la littérature, que j'ai mieux compris pourquoi Michel Villette m'avait encouragé à conserver provisoirement la notion d'affectio societatis : d'une certaine façon, l'affectio societatis pouvait être perçu comme le contraire de l'anomie de Durkheim24.

D’autres notions plus restreintes étaient en outre controversées : le "sentiment d'appartenance", notamment, que j'aurais choisi en second lieu, faisait réagir très négativement les gens dans l’univers de la recherche: "c'est très mal défini...." ou encore..."on ne sait pas vraiment ce que cela contient..." ou bien "...cela ne va pas être facile de trouver des références homogènes sur ce sujet".

Cette réticence des chercheurs à travailler sur le sentiment d'appartenance est expliquée par le seul ouvrage que j'ai trouvé qui en fait son thème central (Pierre DuBois - 2005). On comprend dans cet ouvrage les contradictions dans lesquelles se trouve celui qui s'engage résolument sur ce terrain mouvant : DuBois commence par critiquer toutes les études sur le sentiment d'appartenance en expliquant la difficulté à trouver une mesure homogène pour enchaîner -d'une façon bien paradoxale - sur les conclusions de ses 400 propres études réalisées dans son activité de consultant.

Il fait cependant un rappel des synonymes perçus au sein des entreprises de la notion de "sentiment d'appartenance", au point selon lui d'être interchangeables :

24 En sens inverse, l’importance de la satisfaction des individus au travail et de leurs liens interpersonnels pour la productivité et l’efficacité a fait l’objet d’études nombreuses depuis la première d’entre elles – parfois contestée - faite entre 1927 et 1932 par l’équipe Elton Mayo à l’usine d’Hawthorne (Rouleau - 2007).

"engagement organisationnel (‘’organisational commitment’’ en anglais), loyauté, identification à l'entreprise, fidélité, mobilisation, allégeance".

Au final, il décrit le sentiment d'appartenance comme "ce qui amène le salarié à se dépasser et à considérer l'entreprise comme son entreprise". Pour cela, il utilise la définition classique de Porter, Steers, Mowday et Boulian (1974) à laquelle il adhère :

" le sentiment d'appartenance, c'est le degré d'attachement et d'identification d'une personne à l'endroit d'une entreprise". Cela se définit selon les auteurs par trois éléments : a) l'adhésion et la croyance dans les valeurs et objectifs de l'entreprise b) la volonté de rester dans l'entreprise c) l'objectif de faire réussir son entreprise et de faire de son mieux pour cela. DuBois (2005) récuse les travaux qui éloignent l'analyse de celle de la relation purement affective. Par exemple, il considère comme une confusion inutile les notions introduites par Meyer et Allen qui apportent une vision tridimensionnelle de l'engagement du salarié. Meyer et Allen (1991) – qui ont selon DuBois réussi à surimposer leur vision à celle de Porter, Steers, Mowday et Boulian qui supplantait les autres depuis 30 ans - analysent l'engagement organisationnel ("organisational commitment") au-delà de l'affect. Leur modèle qui constitue actuellement un standard en ce qui concerne les études sur l’engagement s'articule autour de trois de ses composantes :

1) La composante affective : le salarié est réellement attaché à son entreprise et il veut tout faire pour le bien de son organisation

2) La composante d'obligation liée aux circonstances : le salarié a trop investi, d'une façon ou d'une autre dans l'entreprise pour la quitter. Cela se rapproche de la notion de "side-bets" développée par Becker (1960)

3) La composante d'obligation normative : le salarié se sent l'obligation morale d'être engagé dans l'organisation (par exemple parce que celle-ci lui a payé ses études, ou parce que son père en était le directeur général)

Allen et Meyer restituent une large revue de littérature dans cet article (1991) qui montre les lacunes des modèles académiques sur le thème de la relation à l’entreprise. Ils font apprécier leur modèle simple qui résulte de ces trois sphères poussant le salarié à s’engager et à demeurer dans son entreprise.

Le choix d"affectio societatis" permet lui aussi - à l'instar du modèle en trois composantes de Meyer-Allen - de parcourir un champ plus vaste que celui de l'affect.

Il autorise des thèmes allant de la motivation au lien affectif avec l'entreprise et il couvre aussi les obligations normatives ou le lien établi par la communauté d'intérêts.

On cherche également à savoir ce que peut faire le salarié - et en particulier le dirigeant - lorsque sa relation avec l’entreprise se distend ou lorsqu'il désapprouve sa société sur un sujet précis. Un salarié qui est en désaccord avec son entreprise a schématiquement selon Hirschman (1970) trois solutions possibles : s'exprimer ("Voice"), se soumettre ("Loyalty") ou se démettre ("Exit"). Les risques identifiés pour l'entreprise d’une telle situation sont doubles : le premier consiste à passer à côté de l'information car le salarié se soumet alors qu'il devrait réagir vigoureusement dans l'intérêt de sa société. Le second risque est celui de perdre un bon salarié qui quitterait l'entreprise.

Le modèle d’Hirschman a par la suite été affiné par d’autres auteurs qui ont analysé les autres possibilités de réaction de salariés en situation d’opposition à leur entreprise. Bajoit (1988) évoque l’apathie qui crée inefficacité et non-vigilance et de ce fait accroît les risques. Les travaux de Rusbult (1982, 1883, 1988) puis de Whitey et Cooper (1989) y ajoutent la dimension de la négligence pour compléter le modèle, dit désormais EVLN (Exit-Voice-Loyalty and Neglect) dans la littérature anglo-saxonne. La négligence peut être volontaire ou involontaire (elle se rapproche alors de l’apathie de Bajoit) mais elle peut dans tous les cas conduire à des catastrophes comme on l’observe dans les études de cas de cette recherche.

La notion de lien d'affect entre salarié et entreprise est mal couverte en tant que tel par la littérature académique, mais de nombreux concepts s'y rattache et font l'objet de travaux abondants - notamment dans le domaine de la gestion et du management et en particulier dans le monde anglo-saxon. Cela ne suffit pourtant pas à circonscrire le thème. Ces concepts concernent notamment l’engagement ("commitment") (Becker – 1960), la loyauté, la motivation (Gilibert&Al - 2008), l'implication, la satisfaction (Miller et Monge - 1986). L’étude de la souffrance au travail (Clot - 2010; Dejours - 1998) apporte également des informations sur les liens d’affects salarié/entreprise.

Une autre notion importante qu’on trouve dans les revues anglo-saxonnes de management concerne les comportements de citoyenneté organisationnelle : l’"Organizational Citizenship Behavior" ou encore OCB (Bateman & Organ - 1983;

Williams & Anderson - 1991, Organ - 1990 et 2001). Ce concept est d’ailleurs redéfini et centré sur le civisme organisationnel (Van Dyne&Al - 1994). L’article définit ces comportements de salariés : l’OCB sert à distinguer les performances des salariés et leurs conduites selon qu’elles découlent de tâches prescrites par l’employeur ou qu’elles sont spontanées, trouvant naissance dans leur ‘’civisme’’ d’entreprise sans considération de reconnaissance ou d’encouragement par l’employeur (Borman &

Motowildo -1993 ; Werner – 2000 ; Stein - 2002). La revue de la riche littérature consacrée à ce concept faite par Podsakoff & al (2000) illustre la confusion conceptuelle de ce construit et les résultats souvent contradictoires trouvés par les auteurs. La notion reste cependant utile pour donner un terme générique qui distingue dans les comportements des salariés ce qui est demandé explicitement par l’employeur et ce que le salarié réalise spontanément pour le bien de la communauté et de l’organisation. L’article fondateur du concept dans sa formulation actuelle (Bateman & Organ – 1983) donne d’ailleurs une clé essentielle de ces comportements

‘’citoyens’’, qu’on retrouve en filigrane dans les études de terrain : l’importance de la qualité de la relation avec le ‘’n+1’’.

Toutes ces notions, ainsi que celles de "valeurs", d'éthique, d'interdépendance, d'"empowerment", et même d'adaptation, de productivité ou de leadership tournent autour du rapport affectif à l'entreprise sans en donner une mesure satisfaisante, compte tenu de la difficulté à évaluer ces notions de façon homogène sur une durée significative. En effet la notion de mesure - sous-jacente à la plupart de ces travaux - rend les comparaisons difficiles : comment mesurer sur la durée les liens qui unissent des salariés à l'entreprise ? Il y a plusieurs complexités dans cette question : quelle est la mesure du lien ? Les salariés sont-ils les mêmes dans les deux unités de temps ? Et même si ce sont des individus identiques que l'on étudie, ils ont changé sur la période observée. Leurs perceptions et ce qu’ils expriment dans un questionnaire sont-ils des reflets fidèles de leur réalité vécue ?

Dans un premier temps, je me suis interrogé sur ma capacité à mesurer par questionnaire la variation d’un déterminant comme l'affectio societatis, l’OCB ou le

sentiment d’appartenance. J'ai cherché dans les travaux académiques ce qui se rapprochait d'une telle évaluation. En premier lieu, j'ai regardé si je pouvais utiliser l'échelle d'appartenance de Richer (1998) mais sa mise en place me semblait complexe et réductrice. Après une revue des méthodes quantitatives existantes, l'analyse en trois composantes d'Allen et Meyer me semblait la plus complète mais même avec un bon outil, les analyses ne pouvaient pas être utilisées sur longue période puisque je ne pouvais pas remonter le temps, rendant l’analyse homogène presque impossible. C'est pour cela que j'ai renoncé à une analyse quantitative pour me concentrer sur la façon dont je pourrais utiliser le matériau récolté dans mes entretiens et interactions.

Il y a cependant une étude homogène sur longue période que j’ai pu trouver et qui examine l’évolution du rapport au travail en vingt ans, entre 1977 et 1997/98.

C’est un travail d’exploitation secondaire (Palmade et Dorval – 1999) par codage du matériel de deux études qualitatives de tailles significatives, réalisées sur 204 et 202 individus.

L’étude montre que la perception de la dégradation du rapport au travail est déjà tendancielle en 1997. Cela se traduit pour les salariés par un ‘’déclin du sentiment d’efficience à agir sur leur existence individuelle et collective’’ (p29), une baisse de l’ancrage au travail lié à la naissance de la précarité et des liens entre cet ancrage et l’investissement dans l’action collective. Il y a encore en 1997 une forte disparité entre les résultats obtenus sur les cadres supérieurs dont les emplois sont encore relativement protégés et les autres populations. Les auteurs notent des aspects que j’ai observés quinze ans plus tard comme la réticence à participer à ce type d’enquête et un souci de l’anonymat particulièrement marqué avec des acteurs qui expriment des inquiétudes à répondre. Elaborée par codage après entretiens et questionnaire, puis exploitation statistique, l’étude de Palmade et Dorval investigue : les conditions de travail et d’emploi, le rapport au travail et à son devenir, les activités hors travail, la famille actuelle et l’enfance, l’évolution de la société (représentation, attitudes, positions idéologiques) et les dimensions de personnalité (réalisation de soi, mécanismes de défense du ‘’moi’’, identifications parentales, etc.).

Les résultats montrent une forte évolution négative sur la période concernant l’emploi, avec une plus grande importance accordée à la stabilité et une moins grande

aux revenus et à ‘’la richesse’’. Un sentiment d’affaiblissement de l’intégration sociale apparaît également, mais en même temps que la montée de nouvelles préoccupations telles que celles liées à l’environnement. L’accent est mis sur la dégradation des normes et valeurs ainsi que sur l’accélération des disparités. Les différences les plus significatives notées entre les deux périodes dans l’étude sont :

a) la hausse du sentiment d’angoisse et de résignation dépendante

b) la hausse du sentiment de mainmise sur la vie des personnes du pouvoir économique et/ou technocratique

c) la montée de l’attitude de retrait

d) la moindre confiance aux acteurs du changement social

e) la moindre volonté de s’adapter aux exigences de la vie contemporaine f) la diminution de l’accord avec le sens du changement considéré comme favorisant l’évolution personnelle/sociale

La notion de métier s’efface et les ‘’hommes-postes’’ sont remplacés par des

‘’hommes-systèmes’’. Le changement plus fréquent est considéré comme anxiogène par les salariés. Dans leur imaginaire, l’entreprise est désormais unifiée et toute puissante.

Au final, l’étude conclut (p51) que ces changements sur la période se traduisent par :

a) un certain retrait qui individualise, relié à de moindres solidarités et à une plus grande compétition

b) une dépendance croissante aux supérieurs

c) une utilisation croissante de l’organisation à des fins individuelles

d) un plus grand investissement au travail - qui prend des formes de surinvestissement (plus ou moins défensif) - mais aussi du simulacre et du désinvestissement

e) Une anxiété sur le devenir professionnel

Certains points ont évolué positivement sur les vingt ans de l’étude mais concernent davantage les cadres supérieurs. Ces points positifs sont :

a) la perspective de promotion supérieure liée à l’effort personnel b) l’évolution de la mobilité sociale par rapport aux projets personnels

c) la plus grande capacité à composer avec le pouvoir et à utiliser le système de façon individuelle

d) une certaine forme de rapport au travail dans sa valeur expressive

Il y a des choses qui ont faiblement varié au cours du temps comme la proportion relative des personnes qui considèrent le travail par sa valeur de subsistance et ceux qui y voient une valeur existentielle. Les mesures sur les relations amicales et d’entraide entre collègues ont peu évoluée.

On voit qu’il est difficile de faire la part des choses entre les changements économiques liés à la sortie des trente glorieuses et l’évolution de fait des fonctionnements d’entreprise. L’étude, rigoureuse et intéressante, apporte peu d’informations originales mais indique une tendance qui permet d’établir un lien entre :

a) le moindre ancrage au travail, la hausse de l’insécurité et de l’anxiété

b) la baisse de l’investissement des salariés au sein de leur entreprise et l’accroissement de comportement perçus comme ‘’négatifs’’ par leurs employeurs.

On constate la complexité à mesurer et parfois à définir ce qui concerne la relation d’affect des salariés et de leur entreprise. Cette difficulté s’accroît lorsqu’on cherche à mesurer son évolution dans le temps. C’est pourtant un enjeu majeur car l’affect des salariés est corrélé à leur attitude dont dépend leur performance, comme leur aptitude à éviter les risques (DuBois - 2005).

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 82-91)