• Aucun résultat trouvé

Un dîner entre amis

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 180-186)

dirigeants de la finance au sujet du risque et du contrat psychologique

4.6. Un dîner entre amis

En octobre 2012, l’un de mes amis, Arthur F., qui connaît mon travail de recherche et s’y intéresse, me propose d’organiser un dîner avec deux de ses amis, Richard de V. et Jeanne T. Ils se connaissent bien car ils sont tous les trois au conseil d’administration d’une organisation caritative dédiée à la recherche médicale. Leurs métiers sont connexes et ils ont pris l’habitude de se retrouver assez régulièrement.

J’ai déjà croisé Richard au cours de ma carrière mais je ne le connais pas vraiment.

Jeanne et lui ont accepté de se prêter à ce dîner ‘’sociologique’’. Nous convenons de nous retrouver assez tôt, vers 19h. Cela me permet de faire connaissance avec eux, de commencer à leur poser des questions et d’obtenir des réponses qui sont un peu formelles au début, sachant que de nouvelles informations arriveront pendant le dîner lorsque la glace sera brisée.

Richard de V. est directeur des risques et membre du comité exécutif d’une grande banque parisienne dans laquelle il travaille depuis 1995 (17 ans). Il est diplômé de l’Ecole des Ponts et Chaussées (pour sa formation initiale). Il a ensuite complété ses connaissances cinq ans plus tard avec une formation professionnelle d’actuaire au Centre d’Etudes Actuarielles (CEA)75. Richard, qui vient d’avoir 46 ans, est marié depuis 19 ans et il a trois enfants. Il est élégant, souriant, et il a beaucoup d’assurance, renforcée par un travail valorisant et une éducation raffinée. Elevé par des parents catholiques pratiquants Richard se décrit comme un traditionaliste sans engagement religieux réel. Le père de Richard était déjà dirigeant dans une grande banque nationale.

Richard est plutôt amusé lors de notre première discussion. Comme la plupart des gens que je rencontre, il est surpris du tournant que j'ai donné à ma carrière, après avoir en entendu un résumé. Il est curieux du sujet de mes recherches. Je le

75 Le Centre d’Etudes Actuarielles (CEA) est un organisme de formation dirigé par l’Institut des Actuaires qui délivre, après un cursus élitiste, un diplôme d’actuaire à des personnes qui ont déjà une longue expérience dans le métier mais qui n’ont pas bénéficié d’une formation initiale d’actuaire

questionne sur son parcours, sur ses rapports avec l’entreprise depuis qu'il travaille, sur le climat dans son organisation. Il met un certain temps à "se chauffer" et démarre par des banalités, comme s'il lui fallait prendre ses marques et m'imposer un peu de langue de bois avant de démarrer: « ...ah oui, c'est un sujet d'actualité c'est sûr...l'ambiance dans l'entreprise, ce n'est pas une chose simple...surtout depuis quelques années....On doit tous faire plus d'efforts qu'avant et il y en a qui ont plus de mal à l'accepter que d'autres...Vous avez raison de travailler là-dessus, il y a énormément de choses à dire....et on a besoin d'avoir des gens qui font avancer ces sujets.... ». Peu à peu, notre conversation devient plus ouverte, et avec le partage des souvenirs de gens que nous connaissons en commun ou de situations vécues similaires, le ton devient plus intime, plus sincère. « ...C'est difficile d'avoir la fidélité des gens s'ils ne sont pas rassurés sur leur sort....On est tous un peu pareils, non ?....Il n'y a rien de choquant à ce que les gens jouent plus perso qu'avant, au fond, c'est un peu le message qu'on a voulu leur faire passer en leur disant de prendre en main leur carrière...L'ambiance est assez tendue depuis quelques années et cela ne s'arrange pas...Il y a la pression de l'actionnaire, mais c'est comme si on avait intégré cela dans nos veines...Souvent, on se comporte comme des hamsters...J’ai justement un de mes collaborateurs qui dirige une de nos équipes et qui ne se rend même plus compte de la pression qu’il met sur les gens. C’est totalement disproportionné. Il est devenu tellement accro lui-même qu’il ne sait plus s’arrêter. Et c’est moi qui suis obligé de le calmer parce que sinon il met toute son équipe à cran ».

Jeanne T. a 43 ans. Elle est entrée directement dans une compagnie d'assurance après l'ESCP. C’est une femme souriante, prompte à rire aux éclats même, qui a eu deux enfants très rapidement en début de carrière. Elle est assez détendue en surface même si son rythme et ses gestes sont ceux d'une femme qui a peu de temps à perdre et qui "optimise" au mieux son temps disponible entre son travail et ses obligations extérieures. Jeanne explique qu’elle a divorcé en 2010 et qu’elle est très occupée entre son travail et ses enfants, sauf lorsqu’ils sont chez leur père, comme ce soir-là. Elle a été élevée à Tours dans une famille laïque par des parents médecins tous les deux. Jeanne est aujourd'hui Directrice des Ressources Humaines d'une compagnie spécialisée dans une branche très technique de l'assurance au sein d’un grand groupe. Sa vision de l'entreprise est marquée par un idéal humaniste assez fort, tempéré cependant par ce qu'elle appelle son "sens des réalités".

Jeanne est d'un abord différent de Richard. Elle se sent souvent en conflit entre la règle qu'elle doit faire appliquer en tant que DRH et les messages qu'elle doit faire passer, et d'autre part ses convictions sur ce qui pourrait fonctionner: « ...On n'a pas trop le choix si on veut respecter les budgets, on est obligés de vivre avec cette pression sur les effectifs....c'est un grand groupe, et même si on est une filiale assez indépendante, c'est difficile de résister à toutes les ‘’règles groupe’’ ou à tous les machins qui nous sont imposés sur les rémunérations ou les évaluations...Mettre un peu d'ordre dans nos façons de procéder, ce n'était pas une mauvaise chose, mais si on va trop loin....C'est vrai que j'ai du mal à croire que c'est comme cela qu'on va motiver nos équipes...Les gens au final sont toujours les mêmes et s'ils ont l'impression que l'on ne fait rien pour eux, on le sentira au niveau des résultats....Entre nous, je suis sidérée parfois du niveau de motivation qu'ils gardent avec ce qu'on leur fait subir....Je trouve cela dangereux de croire qu'on peut traiter les salariés comme des robots et attendre d'eux qu'ils se comportent comme des chefs d'entreprise, on a un peu la tête à l'envers parfois....L'ambiance n'était pas très bonne depuis quelques années déjà, depuis la crise c'est carrément devenu infect dans certains endroits....Les gens ont peur pour leur job, alors soit ils la bouclent tout simplement, soit pire encore, ils font de la résistance passive.... ». Jeanne est convaincue que les gens ont besoin de croire à ce qu’ils font et que même si on les traite mal, ils continuent à faire de leur mieux parce que tout ce qui leur reste, c’est la qualité de leur travail. C’est un point de vue marqué par l’éducation ‘’humaniste’’ de Jeanne, et que je retrouverai plusieurs fois dans les discussions avec des professionnels, mais qui est assez éloigné de mes propres hypothèses initiales.

Le sujet des risques engage moins Richard et Jeanne à titre personnel que celui des rapports humains et le ton de nos conversations sur le sujet est plus technique. La vision spontanée de Richard, fonction oblige, concerne les risques techniques pris par l'entreprise: « ...c'est très difficile d'apprécier cela dans le temps je crois...trop de changement de périmètre sur la durée...Quand je suis arrivé à la banque, on travaillait sur 6 pays seulement et maintenant on a 28 implantations différentes....Les techniques d'investissement sont beaucoup plus complexes et diversifiées et personne ne maîtrise tout en même temps....Les outils de contrôle sont plus structurés qu'avant, plus suivis aussi...c'est obligatoire....on est contraints par la réglementation comme par la nécessité...Bien sûr, dans l'absolu on a beaucoup plus de risques, mais on les comprend

mieux que dans le passé...Au fond, je crois qu'il faut surtout qu'on essaie d’éviter d'avoir la poisse (rires)....Les bilans sont beaucoup plus "léveragés"76 qu'auparavant, et aussi mieux optimisés, ça c'est une réalité de marché...et il faut aussi dire qu'on a moins de

‘’mou’’ qu'auparavant en cas de problème.... ».

Lorsque Richard parle du ‘’mou’’, il évoque deux choses : a) la première découle d’une logique très financière : pendant longtemps, banques et sociétés d’assurance ont gardé en réserve des ‘’poches’’ d’argent permettant de faire face à des évènements imprévus. L’optimisation des bilans et la surveillance accrue des régulateurs, actionnaires, et commissaires aux comptes ont supprimé peu à peu ces réserves de sécurité que Richard regrette, b) en second lieu, le ‘’mou’’ dont il est nostalgique concerne aussi la marge de manœuvre pour camoufler les problèmes (le temps de les résoudre le cas échéant) qui a baissé avec la multiplication des indicateurs, de la gouvernance et de la conformité (Chiapello, Gilbert, Baud – 2013).

Richard considère que la compréhension des risques et son pilotage se sont améliorés, mais qu'en contrepartie, on s'est autorisé à prendre plus de risques qu'auparavant. De façon métaphorique, on pourrait comparer cela à un alpiniste qui s'autorise à monter des sommets plus techniques et plus risqués dès lors que son matériel s'améliore.

Pour Jeanne, le sujet des risques se pose différemment, car elle ne l’envisage pas spontanément du point de vue technique mais le mesure plutôt en termes de risques psychosociaux, d'erreurs professionnelles, ou encore en termes de motivation: « c'est difficile d'avoir une idée juste des évolutions dans le temps sur des sujets comme celui-là car on ne peut pas faire des mesures de longue durée, c'est tellement subjectif comme appréciation. Ce que je vois quand même, c'est une certaine amélioration depuis le début de l’année [2012]. Après la crise, les gens soufflent un petit peu, ils ont un peu plus le moral et donc moins de choses à régler...En même temps, on n’est plus à l'âge d'or de l'assurance, quand il y avait beaucoup d'argent et de temps disponible pour s'occuper des gens...Je ne sais pas si cela a vraiment un impact sur les risques. Sans doute pour les salariés, oui, parce que le stress constant, cela n'arrange personne....Je ne sais pas non plus si la mise sous tension permanente de l'organisation

76 Il évoque les effets de levier des banques (cf chap. 6).

améliore ou non notre capacité à contrôler les risques. De toute façon, les gens, s'ils ont des comportements dangereux pour la boîte, c'est pas à la DRH qu'ils vont le confier...Pour moi, malgré nos enquêtes annuelles qui sont plutôt rassurantes, ce que je sens, c'est plutôt un éloignement des salariés qu'un plus fort attachement. Et j'ai du mal à imaginer que cela donne des résultats positifs, même si les gens font quand même attention et qu’ils sont plutôt plus professionnels qu’avant : déjà parce qu’on a recruté des gens plus diplômés, plus compétents...

On essaie d'inverser la vapeur, en leur donnant des choses auxquelles ils tiennent pour compenser : par exemple un accès au travail à domicile, la possibilité de s'impliquer dans des projets qui les inspirent....C'est toujours risqué pour une boîte d'avoir des salariés moins impliqués affectivement....Mais l'affectif, ce n'est pas toujours la meilleure chose non plus pour faire du business et c’est à double tranchant. Par exemple, on voit bien que nos commerciaux, après quelques années à tourner avec un client ou avec un courtier ont aussi noué des relations parfois aussi fortes avec eux qu’avec nous, et ce n’est pas très bon pour la boîte parce qu’ils ne défendent plus forcément nos intérêts en priorité... »

Certaines de ces remarques peuvent sembler contradictoires ou paradoxales, mais elles expriment bien les conflits de Jeanne : elle doit composer avec sa propre sensibilité, ses croyances dans un management "humain" ; et d’autre part avec le

"réalisme" froid de la multinationale qui lui demande des résultats exploitables, repérables dans des "templates" et une certaine homogénéisation avec les techniques du groupe.

Concernant leur situation personnelle plutôt que leur position de manager, leurs réactions sont différentes. Richard ne se sent pas du tout menacé, mais reconnaît que la "donne" a changé : « Je ne peux pas comparer ma situation de jeune cadre avec ma position de dirigeant d'aujourd'hui. Franchement, je ne suis pas inquiet pour moi, mais le risque de perdre mon job d'aujourd'hui, cela fait partie de la fonction, il n'y a même pas à se poser la question...si ça arrive, cela sera peut-être pour des raisons politiques ou techniques, cela ne change rien. À l'époque, comme jeune diplômé d'une grande école, il aurait fallu que je tue mon patron, et encore devant témoins, pour être viré...Je pense quand même que la personne qui faisait mon job actuel au moment où j'ai débuté dans la banque était plus en sécurité que je ne le suis aujourd'hui... » Il poursuit :

« de toute façon, à mon niveau actuel au comité exécutif, il n’y a pas de ‘’poste suivant’’ : je sais que je n’aurais pas celui de mon patron [le président], alors je garde le mien tant que je peux et après c’est la porte. J’ai intérêt à être préparé psychologiquement et financièrement parce qu’entre 50 et 55 ans, c’est l’hécatombe. C’est le problème d’atteindre un certain niveau hiérarchique. Au moment où vous ne faites plus l’affaire, c’est très difficile de vous dégrader et de vous retrouver un autre job. Ce n’est pas impossible, mais c’est difficile… »

La position de Jeanne diffère parce qu’elle n’est pas au comité exécutif où les postes sont souvent plus menacés mais aussi à cause du contexte de son entreprise:

« ...je n’ai pas vraiment d'inquiétude à ce sujet, non...j'ai un côté polyvalent et on a un métier très technique....je me sens assez flexible...même si on me changeait de fonction pour une raison ou une autre, je sais qu'on me récupérerait à un autre poste dans la compagnie ou ailleurs dans le groupe... : des managers capables de diriger des équipes, on n’en a pas en excès, vous savez...finalement dans l’assurance, objectivement, les gens ne sont pas beaucoup plus menacés qu'avant de perdre leur job.... nous, on va plutôt bien et on n'a jamais fait de plan social, mais c'est le climat qui fait que les gens sont plus inquiets, moins en sécurité…ils en parlent plus souvent...il y a des pays dans le groupe où c'est beaucoup plus dur qu'en France77 et on a quand même des contacts avec nos collègues dans ces pays-là...peut être aussi que l'époque veut cela.... »

Richard évoque le travail d'équipe qui reste selon lui une valeur importante pour les gens: « c'est assez marrant les équipes, on a beau leur en faire voir, elles continuent de trouver des raisons de travailler ensemble, de rester motivées....oui, je trouve que l'esprit d'équipe reste assez intact...des francs-tireurs, il y en toujours eu et il y en aura toujours...je ne sais pas s'il y en a plus qu'avant, ce n'est pas sûr... »

Sa vision est toutefois distincte selon les différentes populations de la banque:

« ....dans les métiers de la banque d'investissement, c'est quand même cela qu'on

77 Jeanne explique que dans son groupe, la politique de RH est encore assez protectrice alors qu’elle est plus dure dans d’autre pays comme l’Espagne ou le Royaume-Uni. A la tête de son groupe, on redoute les conflits sociaux à la Française, les coûts légaux liés aux licenciements ou l’intervention de l’Etat. En évoquant sa holding, Jeanne pense d’ailleurs qu’ils surestiment largement les risques sociaux, mais elle ne voit pas l’intérêt de les convaincre du contraire car elle privilégie largement les équipes en France à sa loyauté au groupe.

encourage :"you eat what you kill"78....il n'y pas que des Kerviel dans la banque, mais on peut imaginer qu'on a des gars qui pensent à leur pomme avant de penser à l'équipe. Ce comportement avide et agressif, c'est pratiquement dans leur "job description"79 ».

Dans cette remarque sur les différences entre la banque d’investissement et la banque de détail, Richard invite à ne pas généraliser et à distinguer les comportements et les croyances selon que les niveaux de poste et de salaire, mais aussi selon les branches d’activité. C’est ce qu’on a déjà observé avec les témoignages de Fabrice, Catherine et Michaël.

Le point de vue de Jeanne est plus contrasté sur le thème de l’équipe : « ...je ne vois pas comment les jeunes auraient vraiment le "team spirit" qu'on leur demande...on ne leur donne pas l'exemple...on leur demande de prendre des initiatives, de l'’’empowerment’’, de diriger eux-mêmes leur carrière....il faut s'attendre à des comportements "solos"...c'est bien joli de parler d'esprit d'équipe, après il faut regarder ce que l'entreprise récompense comme attitude.... ».

J’aurai plus tard, en mars 2013, la chance d’être invité par Jeanne pour assister à un événement institutionnel destiné à motiver les équipes de management. Elle y intervient dans sa posture de DRH et elle tient un discours assez différent: « ...on a la chance d'avoir encore pas mal d'autonomie dans le groupe...c'est une opportunité pour nous de rester soudés....le travail d'équipe, c'est ce qui fait notre différence et qui nous permet de marquer notre efficacité et notre technicité au sein du groupe.... »

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 180-186)