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Les risques de la méthodologie et de l’approche compréhensive

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 123-126)

La complexité de cette recherche a tenu à la fois au terrain, au sujet, à mon passé professionnel et à la pluralité des techniques utilisées.

Il y avait un impératif pragmatique : il me fallait être flexible sur la façon d'obtenir le matériel à traiter, afin de me plier aux exigences d'un terrain inquiet de confidentialité, et méfiant en général. En outre, il me fallait des méthodes susceptibles de saisir à la fois les dimensions subjectives du sujet - notamment reliées aux opinions des salariés des entreprises sur leur propre environnement - et des caractéristiques plus objectivables - par exemple des données chiffrées brutes ou des entretiens croisés sur des études de cas. Suivant les conseils de Royer et Zarlowski (2003), je suis toujours parti du principe que les dispositifs méthodologiques devaient être adaptés afin de permettre de tester efficacement ma problématique et pas l'inverse. Cette flexibilité dans le recueil d'informations me semblait d'ailleurs validée par les arguments développés par Stéphane Beaud (1996) dans son plaidoyer pour l'entretien ethnographique.

Le travail de cette recherche s'est appuyé sur le "dit" des interlocuteurs ou sur des interprétations d'entretiens. Demers (2003) explique que lorsque l'on examine une problématique encore mal explorée et que l'on ne peut pas utiliser de méthodes qu'il qualifie de "dures", comme le questionnaire, alors l'utilisation des entretiens se justifie parfaitement.

Dumez (2013, p7) nous guide dans l'introduction de sa "méthodologie de la recherche qualitative" en indiquant les trois grands risques de la recherche compréhensive : "elle pose trois grands problèmes. Le premier est de perdre le projet même de connaissance: au lieu d'analyser les actions des acteurs, les explications données par le chercheur font agir des êtres abstraits, comme les structures. Le deuxième est le risque de circularité : le chercheur retrouve sans difficulté dans son matériau les théories qu'il y a mises et pense avoir "vérifié" ces théories. Le troisième consiste à passer à côté du phénomène d'équifinalité, c'est-à-dire le fait qu'un même

résultat observé peut s'expliquer par plusieurs enchaînements causaux. Il faut alors, pour chaque observation, évaluer les pouvoirs explicatifs de plusieurs hypothèses. "

Premier risque : perdre le projet de la connaissance

Pour échapper à ce premier risque, j'ai tenté de distinguer ce que les acteurs disaient (et ce que je voyais de leurs interactions), et les interprétations d'autre part.

Weinberger (1998), cité par Dumez (2013 - p13) résume cette marche à suivre : "il est essentiel que les analyses de l'action comprennent deux approches différentes en tant que champ d'application du formalisme déterminant l'action : 1. les réflexions de l'agent, la personne qui agit, sur la manière dont elle doit agir, et 2. l’effort d'interprétation de l'observateur qui, en reconstruisant de manière interprétative les caractéristiques intentionnelles de l'action, essaie de comprendre le comportement observé de la personne agissante comme une action".

J'ai été aidé par ma connaissance du terrain me permettant de mieux définir les unités d'analyse. Dumez explique que c'est le point crucial pour éviter ce risque.

Second risque : le risque de circularité

Le risque de circularité, qui incite le chercheur à ne chercher que le matériau qui confirme l'interprétation qui a sa faveur, m'a semblé le plus difficile à éviter et le plus dangereux. Connaissant bien le terrain, je voulais éviter de m'aveugler en allant chercher les preuves aux endroits où j'étais susceptible de les trouver et en ignorant ceux qui auraient pu infirmer mes propositions de départ.

Pour limiter ce risque, je me suis imposé quelques règles simples : 1. Ne jamais refuser un entretien qui s'offrait à moi

2. Laisser le plus souvent possible d'autres personnes que moi choisir mes informateurs, et si possible des gens qui ne savaient pas ce que je cherchais.

3. Poser des questions sur certains sujets à des gens que j’étais venu voir sur un autre sujet

4. Faire certains entretiens totalement ouverts, sans poser aucune question directe pour voir si le discours changeait lorsque mon interlocuteur ignorait mon

point de vue, voire parfois, dans certains cas extrêmes, soutenir le contraire de mon point de vue.

5. Chercher systématiquement dans le matériel à disposition des informations qui invalidaient mes propositions. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'une certaine façon de chercher à invalider la théorie proposée selon le principe de réfutabilité de Popper. Cette technique n'a pas été systématiquement utilisée, mais a servi de test de robustesse.

Troisième risque : le risque d'équifinalité

Restait enfin le risque d'équifinalité, défini à l'origine par Bertalanffy (1973) comme la possibilité pour un état final d'être atteint à partir d'états initiaux différents par des itinéraires différents. Ce risque consistait notamment à croire à une explication spécifique pour expliquer une conclusion alors que cinq autres explications donneraient la même conclusion. On le comprend très bien dans le cadre d'une enquête policière où la plupart des preuves présentées peuvent provenir d'autres explications que celles que donne la police. Le suspect dont on trouve les empreintes digitales sur le couteau du crime peut l'avoir utilisé auparavant pour couper son pain; son absence d'alibi est aussi la preuve qu'il n'en a pas bâti un de toutes pièces, etc.

Dans le cas qui nous occupe, le risque d'équifinalité concernait surtout l'une de mes propositions, celle qui établissait des liens entre l'évolution des risques et les changements dans les contrats psychologiques des dirigeants et des entreprises (proposition n°6). En effet, comme en Statistique Mathématique, même si on peut mettre une corrélation en évidence entre deux séries d'éléments, une corrélation ne prouve en aucun cas une causalité: une autre cause extérieure peut être la raison unique ce que qui relie les deux évènements entre eux.

Ce qui a partiellement protégé ce travail du risque d'équifinalité, c'est que le propos n'était pas de démontrer un lien de cause à effet. En effet, l'objet de la recherche n'était pas de démontrer que les risques étaient causés par une baisse de l'affectio societatis. Même si j'ai pu être séduit par cette thèse au tout début de ma recherche, elle m’a rapidement semblé réductrice. Le but était plutôt de donner des éléments permettant de voir que dans de nombreux cas de réalisation du risque, le

facteur humain lié à l'affectio societatis avait joué un rôle important et participé à la réalisation de ce risque. Certains cas étudiés ont aussi permis de voir qu'une implication différente, ou en général une relation différente des protagonistes à leur entreprise aurait permis d'éviter la réalisation du risque. Et ceci était vrai quelle que soit le scénario envisagé, ce qui nous éloignait du problème d'équifinalité : par exemple, dans le cas n°9 (arbre des causes n°9 sur un cas de ‘’rogue trading’’), il aurait suffit d’un peu plus d’initiative des contrôleurs dans leur façon de procéder pour éviter les pertes, toutes choses étant égales par ailleurs. On ne se trompait donc pas sur les hypothèses qui permettaient d’aboutir à la conclusion, mais on constatait que des hypothèses légèrement différentes auraient changé radicalement ce qui arrivait.

Les échanges réguliers que j’ai pu avoir avec mon directeur de thèse et d’autres collègues ont été pour moi la meilleure protection: en me signalant tout au long du processus que je risquais de tomber dans ces écueils, et en particulier dans celui du risque de circularité, ils m’ont mis en alerte permanente.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 123-126)