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Le champ des responsabilités

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 187-193)

Le sujet de la responsabilité est très présent dans les discussions avec les dirigeants et les avis sont partagés. Il est difficile pour ces praticiens de savoir ce qui s'est accru dans leur domaine de responsabilités ou ce qui a diminué. Certains champs de responsabilités semblent plus grands alors que d'autres se sont tellement rétrécis qu'ils ont disparu. Les décisions, qui auparavant relevaient d’un seul individu, sont maintenant pour la plupart prises dans des comités permettant une gouvernance plus stricte et une meilleure traçabilité de ces décisions.

Franck O. dirige la filiale française de crédit à la consommation d'une grande banque internationale. Il a 48 ans, est diplômé de HEC et il a passé 18 années dans cette banque, après 6 ans comme consultant dans un cabinet de stratégie: « C'est complexe, cette question de la responsabilité pour une organisation comme la nôtre. Il y a une vingtaine d'années, c'était la pagaille: personne ne savait qui était responsable de quoi parce que rien n'était écrit et que souvent chacun essayait de prendre des morceaux de territoire à l'autre. On dit souvent que la victoire a plusieurs pères et la défaite est orpheline. La création de tous les "comités Théodule80" qu'on a créé dans ma boîte a augmenté cette tendance. Comme c’est toujours un comité qui décide, il y a toujours moyen de dire que c'est la responsabilité de quelqu'un d'autre.

Finalement, moi cela m’arrange un peu. Je suis responsable d’une petite filiale et chaque année, j’ai des objectifs précis en termes de business et de résultat. Il y a encore 5 ans [il veut dire avant la crise de 2008], comme patron de filiale, je pouvais décider seul de dépenser un million d'euros en budget de communication-publicité, et maintenant je dois passer en comité budgétaire groupe. L’année dernière, mon budget de publicité a été diminué de moitié en comité, mais comme j’avais établi le plan de ma filiale sur la base du budget de communication en entier, et qu’on n’a pas atteint les objectifs, j’ai pu expliquer qu’une partie des résultats dépendait d’une communication efficace et que la décision du comité prise contre mon avis nous avait desservis. La réalité, c’est que je ne suis pas sûr qu’on aurait réussi notre coup avec un budget entier. Finalement, je n’ai pas à me plaindre que la responsabilité ai pu être diluée ».

80 L’expression ‘’comité Théodule’’ selon Wikipedia, est une expression créée par le général de Gaulle lors d’un voyage à Orange en 1963 et désigne un comité ou une commission qui n’a que peu ou pas d’utilité : « L’essentiel pour moi, n’est pas ce que peuvent penser le comité Gustave, le comité Théodule ou le comité Hippolyte, c’est ce que veut le pays... ».

En fait, il y a un biais car la situation de Franck au sein du groupe s’est fragilisée depuis quelques années et il est de toute façon sur la défensive. Il a lui-même augmenté la gouvernance de son entité, certes sous la pression de la holding mais sans opposer de résistance81. On comprend à l’entendre qu’il a trouvé grâce au système de responsabilité collective une façon de masquer les insuffisances de sa filiale et de conserver son poste plus longtemps. Son collaborateur Alain Z., directeur commercial de l’entité a un discours parfaitement réglé sur celui de son patron : « Si on veut gagner de l’argent, il faut accepter d’investir un peu avant et depuis qu’on resserre tous les cordons de la bourse, il n’y a pas moyen pour nous de nous faire connaître et d’attirer de nouveaux clients. Après, il ne faut pas reprocher à mes gars de ne pas faire leur chiffre82 ».

Sophie K., Directrice des Ressources Humaines France pour InsurCol, une société française d'assurance collective, relie spontanément la responsabilité individuelle avec les risques pris dans l'entreprise: Sophie, qui a 44 ans, est ingénieure, ce qui est atypique pour une DRH surtout quand on sait qu'elle a commencé dans des métiers plus techniques puisqu’elle était auparavant responsable de l'organisation de cette même société d'assurance. Son intérêt pour les sujets de développement personnel et sa forte motivation ont convaincu le Directeur Général d'InsurCol de lui confier ce poste. Elle est ravie car elle a l'impression d'être plus cohérente avec ses valeurs : elle décrit avec fierté ses parents comme « très marqués à gauche et très concernés par les sujets sociaux ». Sophie, qui a un langage très direct, considère que les sociétés financières ont cassé la dynamique de responsabilité:

« Merci la gouvernance et la technocratie. On prend de très gros risques avec ces conneries. Il est facile de se planquer derrière un comité et un dirigeant peut faire sa carrière sans prendre une seule décision réelle. Mais c’est exactement pareil au niveau de leurs collaborateurs. Chaque fois qu’il y a un avertissement ou une décision disciplinaire que je dois prendre en tant que DRH, le collaborateur a mille façons de montrer qu’il n’y est pour rien. La dernière fois, j’ai eu à traiter un cas de licenciement.

Le directeur voulait que je monte un dossier pour faute parce que le collaborateur avait négligé plusieurs fois de vérifier des clauses dans le contrat de certains clients, ce qui

81 Les collègues de Franck disent qu’il fait partie des directeurs les plus zélés sur le sujet de la gouvernance.

82 Chiffre d’affaires.

nous avait forcés à payer pour des sinistres qui n’auraient pas dû être couverts. Le collaborateur m’a sorti sa fiche de poste et il a pu montrer qu’il n’avait pas la responsabilité directe de cette vérification. C’était complètement bidon dans le contexte car en pratique, il avait mal fait son job et depuis longtemps. Il n’empêche que je n’ai pas pu monter le dossier comme on voulait. Je ne critique pas le système des fiches de fonction parce qu’avant, c’était vraiment le souk, mais quand même, il y a beaucoup de gens qui en abusent pour jouer les ‘’brave soldat Chveik83" ».

Sophie est très sensible à ce manque de prise de responsabilité, à la fois du côté des dirigeants comme de leurs collaborateurs, mais elle est passionnée par ce sujet, sans doute parce qu’elle a été élevée dans un milieu familial militant qui prenait le sujet de la responsabilité individuelle très au sérieux.

Finalement, les témoignages sont souvent assez contrastés. Chacun fournit sa vision du monde selon son histoire personnelle et professionnelle, mais aussi selon le fonctionnement de son entreprise ou de celles dans lesquelles il a travaillé. Il y a des dominantes selon les organisations, mais on constate que l’analyse des personnes sur le sujet de la responsabilité, des risques, de l’appartenance, ou de tout autre sujet qualitatif varie au sein d’une même organisation, surtout si les métiers sont différents, par exemple dans une banque entre les réseaux ou les métiers de l’investissement ; chez un assureur, entre l’assurance-Vie ou les Grands Risques Industriels. Le thème de la responsabilité partagée revient souvent dans les entretiens notamment lorsque cette responsabilité est mal définie, ou que le sujet est au carrefour du travail de plusieurs personnes différentes et que cela entretient de la confusion. Cela crée un climat qui pousse les dirigeants à se défausser de leur responsabilité dans des situations où ils ne maîtrisent pas l’ensemble du processus. C’est ce qui se passe notamment dans les organisations matricielles, très prisées par les multinationales financières : chaque personne a alors un responsable hiérarchique et un responsable fonctionnel. Le fait d’avoir deux patrons ne renforce pas toujours la surveillance sur son travail, surtout si les objectifs de ces deux patrons sont opposés. On peut prendre un exemple avec le cas d’un directeur de pays qui doit augmenter son chiffre d’affaires : il va demander à son directeur du marketing de mettre sa priorité sur ce

83 Sophie fait référence au livre de Jaroslav Hasek (‘’Le brave soldat Chveik’’) qui met en scène un personnage appliquant le règlement à la lettre, en particulier lorsque celui-ci est totalement inadapté à la situation.

thème alors que celui-ci devra aussi composer avec le directeur du marketing mondial dont l’objectif prioritaire est d’homogénéiser la gamme de produits au niveau mondial, fût-ce au prix d’un peu de perte de chiffres d’affaires localement. Le directeur du marketing local sera pris entre deux fidélités contradictoires, des directives en doubles contraintes. Les situations de ce type, répétitives avec les organisations matricielles, ont peu à peu découragé les cadres et dirigeants dans leurs prises de responsabilité.

Lorsque j'ai démarré ma carrière, la plupart des conflits interservices avaient comme thème le sujet de la responsabilité: on se battait durement pour conserver les sujets de responsabilité dans son pré carré. Je constate aujourd’hui comme observateur que le paradigme a totalement changé. On pourrait dire que le manager souhaite maintenant se défausser au maximum de toute responsabilité qui n'est pas officiellement dans sa définition de fonction.

On peut trouver d’autres explications qui contribuent à cet état de fait: a) l'augmentation de la pression au travail qui laisse déjà peu de temps pour faire ce qui est "noté" dissuade de réaliser des missions qui ne sont pas au programme b) la reconnaissance de l’entreprise se faisant sur des bases très normées, les actions "en zone grise", qui pouvaient il y a vingt ans être "rentables à titre personnel" pour un manager dont le zèle finissait par être reconnu, ne le sont plus aujourd’hui c) peu de gens sont désormais motivés pour mener à bien des missions "gratuites", juste pour le bien de l'entreprise, parce que chacun se sent déjà "sous surveillance" sur ses propres missions.

Bien sûr, ce nouveau paradigme part du principe que chacun cherche uniquement son intérêt personnel, et dans un univers d'"homo economicus", cela a probablement toujours été en partie le cas. Par contre, l'"homo economicus"

considérait il y a vingt ans que son succès était étroitement relié à celui de son entreprise, ce qui semble moins évident aujourd'hui.

La négligence

Les témoignages qui évoquent spontanément le sujet de la négligence, plus ou moins volontaire, décrivent cela comme une alternative permettant aux salariés de se mettre en retrait lorsqu'ils manquent de motivation et d'éviter de prendre des initiatives qu'ils auraient prises par le passé.

Cela évoque le modèle EVLN (Farrell, 1983; Rusbult & Zembrodt, 1983;

Rusbult et al., 1982) où la négligence est un paramètre qui doit être ajouté au célèbre modèle "Exit Voice Loyalty" de Hirschman (1970).

Un salarié qui est en désaccord avec son entreprise a schématiquement selon Hirschman (1970) trois solutions possibles: s'exprimer ("Voice"), se soumettre ("Loyalty") ou se démettre ("Exit"). Les risques identifiés pour l'entreprise sont doubles: le premier consiste à passer à côté de l'information car le salarié se soumet alors qu'il devrait réagir vigoureusement dans l'intérêt de sa société. Le second risque est celui de perdre un bon salarié qui quitterait l'entreprise. D'autres auteurs ont par la suite dressé un portrait beaucoup plus risqué en ajoutant d'autres possibilités de réaction des salariés à leurs insatisfactions, notamment l'apathie (Bajoit -1988), source d'inefficacité et d'absence de vigilance, ou encore pire, la négligence (Farell – 1983, Rusbult – 1982, 1983 et 1988; Whitey & Cooper - 1989), fréquente source de catastrophes.

Frédéric L. est senior banker84 dans une grande banque parisienne. Chargé de grands comptes pour sa banque, et donc de la relation avec les clients, il est en contact avec de nombreux managers de la place dans le secteur de la finance et son constat est assez alarmant: "plus on avance dans le temps, plus j'ai l'impression que mes clients85 s'en foutent. Tout ce qui les intéresse, c'est de ne pas être pris en faute vis-à-vis de leur hiérarchie, qui est pourtant souvent directement le président ou le directeur

84 Un senior banker dans une banque est en charge de l'ensemble de la relation avec un grand client, à un niveau de responsabilité très élevé (source: Dictionnaire Vernimmen du Corporate Finance).

85 Frédéric est spécialisé sur l’assurance et ses clients sont tous des cadres supérieurs de compagnies d’assurance.

général. Sur certains sujets, ceux qui sont sur les sujets moins ‘’visibles’’, même rentables, il n’y a aucune motivation. Il y a trois semaines, j’avais trouvé une idée pour faire économiser facilement 400kEuros à un de mes clients dans l’un des départements de sa compagnie. Cela demandait juste un petit développement informatique très simple, mais mon interlocuteur principal dans la banque qui n’est pas particulièrement copain avec le directeur de ce département m’a tout simplement dit de laisser tomber, qu’ils avaient d’autres priorités". En fait, la compagnie d’assurance cliente dont Frédéric parle est le théâtre de beaucoup de luttes internes. Frédéric est lui-même un fin politique et alors que son rôle devrait être de faire passer ses idées, et éventuellement de trouver une autre façon de mettre en place cette économie de 400 keuros avec d’autres responsables de la banque qu’il connaît très bien, il préfère garder son bon contact avec son interlocuteur favori dans la compagnie et il enterre donc son idée.

Sur le même thème de la négligence, on peut trouver des expériences différentes comme celle d’Alexandre A. qui est un ancien consultant d’Accenture reconverti dans l’assurance. Alexandre est directeur d’un grand centre de gestion qui rembourse des sinistres : ‘’ …dans mon équipe, il y a de tout. Bien sûr, j’ai des gens qui font toujours le travail parfaitement et dans les règles, mais j’ai aussi pas mal de

‘’planqués’’. Normalement, mes collaborateurs sont censés vérifier un certain nombre de critères avant de procéder à un remboursement. Il y a un an, j’ai fait faire un audit de leur travail pour vérifier que les contrôles étaient faits et on a constaté que plus de 25%

des contrôles n’étaient pas effectués. Et selon les gestionnaires, ça change beaucoup puisque par exemple, un tiers des personnes du panel effectuent tous les contrôles.

Quand on a interrogé les personnes qui étaient les plus déficientes, elles ont donné des tas d’explications (le besoin d’aller plus vite pour faire leurs quotas, le refus de clients de donner les bons justificatifs, etc.) mais pourtant certains arrivent sans problème à vérifier tous les critères et d’autres pas ’’.

La simple mise en place de l’audit montre qu’Alexandre soupçonnait déjà qu’une grande partie des contrôles n’était pas effectuée. Je lui ai demandé si des sanctions avaient été prises contre les personnes qui étaient les plus négligentes et il m’a dit qu’il avait failli avoir une mini-révolution dans sa direction à cause de l’audit et que même ceux qui étaient irréprochables avaient très mal pris la chose. Il faut dire qu’Alexandre est une personne très douce, qui supporte mal la confrontation et dont

l’exercice de l’autorité est souvent malmené selon l’un de ses collaborateurs directs. Il faut dire aussi qu’avant 2009, il y avait des primes de qualité chaque année dans le service d’Alexandre et que depuis qu’elles ont été réduites, voire supprimées, beaucoup de collaborateurs ont été démotivés pour effectuer tous les contrôles.

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