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Liste des abréviations

B. Un pluralisme juridique éclectique

Face à ces transformations globales affectant les relations transnationales de travail 34.

offshore, les fonctions et les moyens du droit101 doivent être déterminés selon une approche

pragmatique. À travers cette démarche méthodologique, les règles de droit sont étudiées « telles qu’elles s’appliquent effectivement dans le contexte de leur mise en œuvre »102. Les normes sont

considérées selon un référentiel fondé sur les acteurs de la relation de travail, les entreprises pétrolières transnationales, les travailleurs et les États d’accueil, et selon les effets de droit qu’elles produisent sur la relation de travail. Or, l’existence des ordres juridiques transnationaux implique une confusion des fonctions assumées par les acteurs et des frontières entre public et privé, entre volontaire et imposé. Les règles de droit sont utilisées par des acteurs opportunistes qui entendent profiter des avantages de la globalisation tout en évitant ses contraintes103. Les

relations transnationales de travail offshore soulèvent des problématiques différentes dont la résolution passe par une démarche stipulative individuelle, en fonction des matériaux dont on peut avoir connaissance. Dès que possible, il est fait appel au matériau jurisprudentiel, aux normes d’entreprises, à la pratique des acteurs, aux données socio-économiques qui permettent de proposer des solutions aux problèmes soulevés. L’étude de la pratique des normes conduit au développement d’une démarche fondée sur un pluralisme juridique pragmatique ou éclectique.

100 Brownsword R., van Gestel R. A. J., et Micklitz H.-W., « Contract and regulation : changing paradigm », in New Methods of Law Making in Private Law, Edward Elgar Publishing, coll. Handbooks of Research Methods in Law series, 2017, pp. 1-35

101 Ces transformations globales affectent notablement le contenu des règles juridiques, leur forme,

l’identité de ceux qui les édictent, leur application et leur sanction.

102 Frydman B., « Les défis du droit global », Op. cit., p. 10. L’auteur écrit à cet égard : « la vérité du droit est

dans sa pratique ».

103 Ibid. Cette approche selon les profits et les pertes ne véhicule pas un jugement de valeur sur la

globalisation et ses effets, ni sur les actions des entreprises transnationales. Elle résulte simplement d’un constat.

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Comme le souligne Benoit Frydman, « le contexte global donne à la lutte pour le droit104 un

caractère d’autant plus complexe qu’en l’absence d’instances souveraines, il arrivera souvent que la même situation soit régie par des règles multiples et des injonctions contradictoires »105.

Cette situation est au cœur du pluralisme juridique.

Le pluralisme renvoie, en philosophie, à « la qualité ou l’état d’être pluriel »106. Dans son

35.

acception métaphysique, il est opposé au monisme qui prétend à l’existence d’une seule chose c’est-à-dire à la possibilité de réduire un tout à une seule chose107. Le pluralisme soutient au

contraire l’existence de plus d’une chose, voire qu’il est impossible que les choses puissent se résoudre en une seule. Sur le plan épistémologique, le pluralisme postule que plusieurs théories peuvent être valides en raison de l’existence d’une pluralité de vérités, de différentes formulations de la vérité ou en raison de ce que les théories en présence mettent en avant une variété d’aspects d’une même réalité108. La diversité des ordres juridiques transnationaux et la

confusion des frontières alimentent cette conception d’une absence de vérité unique et systématique109. Elles alimentent, en outre, l’impossibilité de résoudre les relations

transnationales de travail dans un système réduit à une seule chose. L’approche pragmatique des ordres juridiques transnationaux est fondée sur l’étude des problèmes qui surgissent de la pratique des acteurs. Elle part du postulat qu’à une situation conflictuelle donnée, plusieurs solutions sont envisageables.

Le pluralisme juridique vise plus spécifiquement des phénomènes différents110.

36.

L’acception qui a eu le plus d’échos, à la suite de la redécouverte des travaux de Santi Romano, est celle qui considère le pluralisme juridique comme la coexistence, au même moment, de

104 Frydman B., « Comment penser le droit global ? », in Chérot J.-Y., et Frydman B. (dir.), La science du droit dans la globalisation, 2012, p. 36. Benoit Frydman estime que le maillage de normes privées conduirait à considérer la société globale, non pas comme une société de « non-droit », ni comme un « vaste marché régulé par la seule loi économique de l’offre et de la demande », mais comme un « environnement complexe et fragmenté, risqué et incertain, au sein duquel différents acteurs qui poursuivent leurs propres objectifs cherchent à établir des normes qui soient favorables à leurs intérêts afin de consolider ou de faire progresser leurs positions ». La société globale ainsi constituée serait le théâtre d’une « lutte pour le droit ».

105 Frydman B., « Les défis du droit global », Op. cit., p.11.

106 Auroux S. (dir.), Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques. Dictionnaire, PUF,

tome 2, 2002, 3ème éd., p. 1968. Plusieurs types de pluralisme existent. Il est ainsi différencié entre le

pluralisme métaphysique, le pluralisme épistémologique et le pluralisme politique.

107 Sur l’analyse juridique de cette opposition, Ost F., et Van de Kerchove M., De la Pyramide au réseau. Pour une théorie dialectique du droit, éd. Facultés universitaires de Saint-Louis, 2002, réimp., 2010, pp.184-188.

108 Pour une telle présentation du pluralisme, v. Ibid., p. 1968.

109 Le droit contient à ce titre la fonction de sécuriser les rapports sociaux face à l’absence d’unicité de la

vérité.

110 Ost F., et Van de Kerchove M., De la pyramide au réseau. Pour une théorie dialectique du droit, Op. cit., p.

Introduction

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plusieurs systèmes juridiques111. Cette conception mérite quelques précisions. La coexistence de

systèmes juridiques suppose que le pluralisme ne concerne pas exclusivement la diversité des mécanismes112, des normes juridiques dont on peut dégager un ordre juridique distinct en soi.

La définition du pluralisme juridique doit s’affranchir d’une conception dogmatique113.

S’agissant de notre objet d’études, il s’agit de la coexistence de mécanismes, de normes et de systèmes différents qui encadrent les relations transnationales de travail offshore. Cette conception s’appuie sur l’existence d’une multiplicité d’ordres sociaux non-exclusivement étatiques114. Les relations de travail offshore apparaissent alors comme le creuset d’ordres

juridiques différents, privés et publics, autonomes et hétéronomes dont les frontières doivent être établies au regard de la pratique des cas et des conflits soulevés. À cet égard les relations transnationales de travail offshore s’inscrivent dans la coexistence de systèmes ouverts115,

notamment sur l’autonomie116 des acteurs de la relation de travail et sur la dynamique des

systèmes dans lesquels ils s’insèrent.

La disjonction des relations de travail au sein du réseau d’entreprises conduit à 37.

l’établissement de liens juridiques difficiles à rattacher à la réalité sociale. Le pluralisme institué

111 Romano S., L’ordre juridique, Dalloz, 2ème éd., Trad. François L., et Gothot P., Francsecakis P.

(introduction), et Mayer P. (préf.), 2002, 214 pages.

112 Le pluralisme juridique se définit sous ce seul aspect comme « l’existence de mécanismes juridiques

différents s’appliquant à des situations identiques », Vanderlinden J., « Le pluralisme juridique, Essai de synthèse », Études sur le pluralisme juridique, Éditions de l’Institut de Sociologie, 1972, in Vanderlinden J., Les pluralismes juridiques, Bruylant, coll. Penser le droit, 2013, p. 15. Or, le pluralisme n’est pas seulement interne au système, en raison des mécanismes qui le composent.

113 Roughan N. et Halpin A., In Pursuit of Pluralist Jurisprudence, Cambridge, CUP, 2017, 376 pages, 2017, p.

3.

114 Les ordres sociaux ne sont toutefois pas exclusivement des ordres privés. Or, les « ordres sociaux

autonomes » ont souvent été principalement présenté comme étant ceux qui sont situés hors de l’État ; v. Teubner G., Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l'ère de la globalisation, éd. Classiques Garnier, coll. Bibliothèque de la pensée juridique, 2016, p. 57.

115 Dans cette perspective, la théorie constitutionnelle des ordres juridiques sociaux établis ne nous

apparaît pas susceptible de constituer une approche suffisament ouverte, puisqu’elle envisage les rapports entre ordres juridiques « constitutionnels » seulement sous l’angle de frictions, v. Teubner G., « L’auto-constitutionnalisation des ETN ? Sur les rapports entre les codes de conduite « privés » et « publics » des entreprises », RIEJ, n° 2015/2, vol. 73, pp. 1-25.

116 C’est le sens du renversement de la conception du pluralisme juridique opéré par Jacques Vanderlinden

à l’occasion d’un article publié en 1993. Il évoque à ce sujet le passage d’un sujet de droit à un sujet de droits, c’est-à-dire situé simultanément au cœur « d’un nombre variable de réseaux sociaux, et donc d’ordonnancements juridiques », Vanderlinden J., « vers une conception nouvelle du pluralisme juridique », R.R.J., 1993-2, in, Vanderlinden J., les pluralismes juridiques, Op. cit., pp. 92 et 93 ; v. aussi Perrin J.-F., Le droit de choisir. Essai sur l’avènement du principe d’autonomie, Schulthess, éd. Quid Iuris, 2013, 320 pages. Selon cet auteur, l’avènement de la régulation par le bas devant être restreinte par les valeurs qui définissent l’État de droit, dans la sauvegarde ou la promotion de l’essentiel, v. pp. 307 et s., c’est-à-dire par le recours à un ordre public construit autour d’un nouvel impératif catégorique, v. pp. 316 et s. Il précise, dans ce cadre, que c’est le rôle contemporain de la sociologie juridique de rendre compte de l’hybridation de la normativité sociale et de la juridicité en tant que vecteur de la dimension de principe juridique d’autonomie. Ce rôle s’appuie sur une théorie pluraliste de sources du droit, « qui ne sous-estime aucun dynamisme normatif, ni celui de la société, ni celui du droit, ni surtout celui de l’individu ». Dans le même sens, v. Belley J.-G., « Droit et non-droit du gouvernement de soi : une conjonction démocratique ? », éd. Juridiques associées, Droit et Société, n° 92, 2016/1, p. 248.

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repose, en matière offshore, sur l’existence d’une hiérarchie interne au réseau assise sur des relations de pouvoir et sur le déploiement de sources juridiques, entre et par les parties au réseau117. Malgré l’inscription territoriale de l’activité, cette dernière reste avant tout réalisée

par des entreprises transnationales situées à la tête de la hiérarchie organisationnelle et normative du réseau, en premier lieu à travers la conclusion du contrat initial (Partie I).

La conception des ordres juridiques qui encadrent l’activité offshore, par nature 38.

transnationale118, conduit à une approche fondée sur le pluralisme juridique. La régulation du

pluralisme institué encadrant les relations transnationales de travail offshore relève d’une approche éclectique qui, selon la définition qu’en donne le Professeur Symeon Symeonides, consiste en un « pluralisme volontaire, plutôt qu’imposé ou accidentel »119. Le pluralisme

éclectique, volontaire, actif, constitue alors la méthode de sa propre régulation (Partie II).

Partie I : Le pluralisme institué, travail et réseau d’entreprises Partie II : Le pluralisme régulé, responsabilité et relations de travail

117 En ce sens, le pluralisme dont il est question n’est pas complètement libéré de sa forme institutionnelle,

c’est-à-dire de sa structuration par les sociétés ou les organisations. Il ne s’apparente pas au « nouveau pluralisme » au sujet duquel Gunther Teubner écrivait : « The new legal pluralism is non-legalistic, non- hierarchical-and non institutional. It focuses on the dynamic interaction of a multitude of « legal orders » within one social field », Teubner G., « The Two Faces of Janus : Rethinking Legal Pluralism », in Law and Power : Critical anDroit socialio-Legal Essays, Deborah Charles Publications, 1998, p. 126.

118 Le terme offshore, « au large », renvoie dans une certaine mesure lui-même à une forme de

transnationalité, à un détachement de la frontière terrestre étatique.

119 « When pluralism is voluntary rather than forced or accidental it is called eclecticism », Symeon

Symeonides, Idealism, Pragmatism, Eclecticism, General Course on Private International Law, Op. cit., p. 348. L’auteur estime que l’éclestisme est au centre des caractéristiques contemporaines du droit international privé.

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Partie I : Le pluralisme institué, travail et réseau

d’entreprises

La mer représente l’espace où se poursuit la quête d’énergie de nos sociétés. À travers 39.

l’activité pétrolière et gazière offshore, les États cherchent, au plus loin et au plus profond des territoires sur lesquels ils exercent leur souveraineté, à extraire les ressources minières qu’ils recèlent. Cette quête, les États ne la mènent pas en solitaire. Ce sont les entreprises pétrolières qui dirigent en réalité l’exploration et l’exploitation des matières premières. L’accès aux ressources, dont la difficulté ne cesse de s’accroître, a construit la relation entre les États d’accueil et les entreprises pétrolières transnationales.

Deux mouvements révèlent d’importantes répercussions sur cette relation fondatrice. En 40.

premier lieu, l’affaiblissement des États-nations dans la production de normes150 associé au

développement d’une contractualisation globalisée151 saisie par les entreprises pétrolières

transnationales152. En second lieu, l’intensification de l’emprise des techniques industrielles

offshore sur la nature de l’activité153 et son environnement154.

Le travail sur les plateformes offshore favorise la formation d’un pluralisme juridique 41.

générateur de fragmentation sectorielle, autant qu’il est affecté par les mouvements du secteur pétrolier offshore. Les structures techniques de l’industrie, ainsi que la diversité des formes de travail offshore, mettent en tension les régimes juridiques terrestres et maritimes applicables au travail offshore, à travers la coexistence de statuts spécifiques (Titre I).

Les relations de travail se déploient dans un réseau d’entreprises. De ce réseau, il faut 42.

sonder les fondations, en faire émerger l’organisation. Enfin il sera possible de déterminer les

150 Frydman B., Petit manuel pratique de droit global, éd. Académie Royale de Belgique, coll. « L'Académie

en poche », série « L'économie de marché est-elle juste ? », Bruxelles, tome 4, 2014, 128 pages.

151 Supiot A., « Les deux visages de la contractualisation : déconstruction du Droit et renaissance féodale » in Chassagnard-Pinet S. et Hiez D. (dir.), Approche critique de la contractualisation, LGDJ, coll. « Droit et société », Paris, 2007, p. 19 et s.

152 Teubner G., Fragments constitutionnels : le constitutionnalisme sociétal à l'ère de la globalisation, éd.

Classiques Garnier, coll. Bibliothèque de la pensée juridique, Paris, 2016, 326 pages. Pour Gunther Teubner, l’application de la notion de Constitution s’étend à d’autres rationalités que l’État-nation. La société est ainsi fragmentée en plusieurs systèmes constitutionnels sociaux autonomes. En particulier les entreprises transnationales créent des ordres sociétaux autonomes, structurés au-delà de la distinction entre les sphères publiques et les sphères privées.

153 La réalisation de l’activité offshore nécessite un investissement capitalistique considérable et croissant,

qui accentue nécessairement les risques encourus par les entreprises pétrolières transnationales.

154 Les techniques industrielles se sont, en effet, « maritimisées » afin d’être en mesure d’affronter des

risques de mer corrélativement plus élevés à mesure que les ressources sont situées sous une profonde colonne d’eau.

Le pluralisme institué, travail et réseau d’entreprises

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moyens de son expansion. Le premier constat est que le pluralisme juridique intrinsèque est de nature à créer les conditions de développement des formes d’organisations réticulaires. Par ailleurs, la relation entre l’État d’accueil et les entreprises du réseau produit des confusions. La confusion entre la sphère publique et privée est la plus révélatrice. Les contrats d’accession à l’activité offshore lient les entreprises privées aux États à travers un temps long. Ils investissent les entreprises pétrolières transnationales de la fonction d’exploiter les ressources censées participer au développement de leur population. Le réseau d’entreprises offshore repose sur cette confusion qui tisse entre les parties des liens d’allégeance155 empreint du renversement

dialectique lié aux fonctions souveraines de l’État en matière de progrès social, vers l’entreprise pétrolière transnationale156.

Le réseau d’entreprise se développe dans un monde globalisé, au sein duquel 43.

l’instrument privilégié est le contrat. L’entreprise pétrolière transnationale, en tant qu’entreprise cruciale157, est au centre d’un réseau de contrats dont il faut repenser les

fonctions158 et les techniques à l’aune des liens qu’il compose. L’approfondissement des rapports

fondés sur la solidarité juridique au sein du contrat et par le contrat est à ce titre déterminant

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