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géographie du politique / pouvoir

Chapitre 4 : Pouvoir et politique, une nouvelle lecture du terroir

A) Qu'est-ce qu'un terroir ?

1) Un espace, un territoire, une territorialité

Aujourd'hui, la modernisation des sociétés entraîne des paradoxes caractéristiques des sociétés urbanisées. L'hygiénisme de la fin du XIXe siècle a imposé des réglementations strictes. Après les années 1960, l'alimentation devient industrielle et se veut saine au point de vue de l'hygiène, le règne sanitaire s'impose. À la fin du XXe siècle, les produits biologiques et ceux issus directement de la production agricole sont à la mode. Les consommateurs et producteurs vont entrer dans une sphère infernale, celle du terroir. C. Delfosse294 montre que même sur les points de vente « artisanale », les producteurs tiennent des discours valorisant le terroir pour satisfaire aussi bien le consommateur local que le touriste. Le terroir est le signe de la qualité suprême, faisant croire que le produit est lié à la terre, aux cailloux, au vent, à la pluie... Les viticulteurs de Bordeaux, de Bergerac, de Jurançon jouent sur ce thème. Pour preuve, des appellations sont délimitées par des sols (à première vue seulement). Un vin vient de la terre nourricière, encore une vision religieuse qui hante nos sociétés.

Le terroir est certes basé sur des qualités pédologiques, du moins le terroir de nos grands parents. Sur les 57 appellations bordelaises, une est l'exemple typique du lien terroir-sol : les Graves. Cette appellation au sud de Bordeaux porte le nom d'un sol caillouteux à granulométrie lâche. Pourtant, tous les domaines ne possèdent pas des graves. Un des plus fameux châteaux de cette appellation est Domaine de Chevalier. Ses vins font partie des Grands Crus Classés, et cependant, cette propriété s’individualise par rapport aux autres de la région. Le sol atypique se compose de sables et d’argile. Les graves apparaissent comme minoritaires. Le domaine de Chevalier démontre parfaitement le rôle de l’homme et de la technique, abandonnant le côté trop «physique» du terroir. Le terroir ne peut plus être analysé uniquement à partir des qualités agronomiques. Aujourd'hui le terroir est bien plus que cela. Il est espace, territoire et territorialité.

Alors qu'est-ce qu'un terroir ? Pour J.-C. Hinnewinkel295, le terroir est une construction

294 DELFOSSE C., 2007, « Vente directe et terroir » in Méditerranée Terroirs : caractérisation, développement territorial et gouvernance, N°109, p. 23-31

sociale. Il s'appuie sur la définition que J. Maby propose dans son HDR, un « outil

d’organisation de la connaissance. Mieux encore, le terroir n’est pas seulement une notion, laquelle permet d’organiser le contenu, mais un concept, qui pour sa part, permet d’organiser le connaître…Le géographe doit inventer sans cesse des terroirs pour se représenter plus

commodément l’espace, conformément à la problématique qu’il a choisie »296. Alors le terroir

devient un instrument de la production d’objets spatiaux, « un subtil instrument d’analyse

géographique »297. Le terroir s'apparente à une structure sociale née des héritages ainsi que de

son implantation dans le monde présent, s'adaptant à celui-ci grâce aux innovations de savoirs. Il est gestion et organisation des groupes qui l'utilisent et qui le diffusent. Il est un outil d'auto-régulation des espaces productifs. « Construction sociale, le terroir est d’abord un lieu où les

rapports, conflictuels ou non, entre les différentes unités d’action passent par un objectif

commun - la gestion de la rente territoriale – et se nouent autour de cet unique enjeu »298. Le

terroir est bien plus un espace gouvernanciel qu'un espace-matériau. Il devient l'espace d'enjeux notamment lors des réformes. Il sert de « certificat » à tous les acteurs du monde du vin. Effectivement, lorsque l'Europe demande une harmonisation des appellations au niveau européen, les tenants du discours « les vins de France sont des vins de terroirs » s'opposent radicalement aux volontés européennes. Le terroir est donc un espace approprié par les acteurs mais aussi par les non-actants de l'espace qui se servent des médias, dont le poids est considérable, pour la diffusion d'une idée299, et devient donc un territoire. Ce dernier évolue, bouge selon les aspirations de chaque utilisateur, il est territorialité. Le terroir se décompose en quatre pôles mouvants, perméables et complémentaires. Il est à lui seul un géosystème.

Le premier composant est le milieu (non pas physique mais socio-culturel) singulier. Le deuxième est lié à la rente territoriale (qui se fonde essentiellement sur les caractéristiques économiques). Le troisième pôle est la dimension patrimoniale du territoire, il appartient aussi bien au cultivateur qu'au consommateur, le terroir est affaire de tous. Enfin, le terroir est un projet réunissant divers acteurs qui travaillent tous pour le même but mais avec des visions différentes. J.-C. Hinnewinkel le synthétise sous une forme graphique composées de quatre ellipses entrecroisées300.

296 MABY J., 2002, Campagnes de recherches, Avignon, HDR, p.28

297 MABY J., 2002, Ibid. p.31

298 HINNEWINKEL J.-C., 2004, Ibid., p.114

299 Aussi bien la presse écrite quotidienne comme Sud Ouest ou la presse spécialisée, que les médias télévisés [J.-P. Pernault est l'archétype du journaliste qui utilise le terroir glorieux et glorifié]

300 HINNEWINKEL J.-C, 2007, « L'avenir du terroir : gérer de la complexité par la gouvernance locale », in Méditerranée, n°109, PUP, p.17-22

Document 18 : Le terroir vu par J.-.C Hinnewinkel

source : HINNEWINKEL J.-C, 2007, « L'avenir du terroir : gérer de la complexité par la gouvernance locale », in Méditerranée

De ces quatre pôles naissent quatre « avantages comparatifs »301. Tout d'abord d'ordre spatial. Il se traduit tout simplement par un territoire, c'est la vision classique d'un espace de rente liée à l'image. Le terroir offre un avantage économique, fortement imbriqué dans le premier (l'image). Les produits issus des terroirs sont plus rémunérateurs que les produits industriels, même s'ils passent forcément par les trajectoires industrielles. L'acheteur est prêt à mettre plus cher dans un produit de « terroir » qu'un produit industriel. Un Graves se vendra bien plus cher qu'un Bordeaux générique confectionné par une maison de négoce. Le surplus économique n'est pas lié au système de production mais bien à l'image « terroir » ainsi qu'à un savoir faire plus élaboré (l'essence même du terroir) dans les deux cas. Le troisième avantage comparatif peut se définir comme culturel. Il est dû à l'ancienneté, à l'identité conférée au produit... Les vins de Bordeaux ne sont-ils pas les vins de la Guyenne ? Enfin, le dernier est social. Le terroir repose

essentiellement sur des organisations sociales bien structurées, bien organisées, où la hiérarchisation est acceptée par tous puisqu'elle est perçue comme légitime et non contestée. Ce dernier avantage se résume à « il y a une place pour tous »302. L'alliance de ces pôles est l'objet même de la gouvernance... les terroirs sont le noyau dur des espaces gouvernanciels du vin.

Finalement, grâce aux jeux de tous les acteurs mis en relation au sein de ces territoires (et même des territorialités), les actions qui permettent la durabilité du terroir ont une nature géosystèmique regroupant des entités spatiales, économiques, sociales et culturelles, qui ne sont autre que la combinaison du politique. Alors, le terroir peut être analysé comme un véritable espace politique et de pouvoir

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