• Aucun résultat trouvé

C) « L'avènement de la qualité » dans les écrits géographiques

Chapitre 2 : Interactionnisme des acteurs et complexité spatiale

A) La gouvernance dans tous ses états

La gouvernance est un terme à la mode. Son utilisation est récurrente mais ne fait que rarement référence à un concept construit. Cette notion, ou plutôt cette idée178, constitue une aubaine pour le discours politique (souvent à l'échelon local) que les scientifiques réutilisent abondamment, sans pour autant se préoccuper de son contenu. Cependant, gouvernance devient un mot qui intéresse de plus en plus les chercheurs en sciences sociales.

Depuis une décennie, ils tentent de lui conférer un sens, une substance. Mais son utilisation par les politologues, les économistes, les juristes, les sociologues ou les géographes date d'un certain nombre d'années. En réalité, ce terme entre dans le discours des sciences humaines et sociales dans les années 1930. En revanche, il est d'essence plus ancienne.

178 La notion s'apparente à une connaissance qualifiée d'élémentaire, alors qu'une idée s'inscrit dans un rapport des choses, où le sens donné à un mot se focalise par rapport à une manière de voir ou de se représenter les choses.

1) De l'Europe médiévale à la suprématie internationale : une lecture chronologique de cette notion

Le mot en lui-même apparaît, en Occident, dans des textes au XIIe siècle179. En France, au Royaume-Uni, en Espagne, au Portugal et en Italie, le terme est annoté dans les écrits officiels. Les traductions pourraient être à l'origine de sa disparition pendant les siècles suivants. Par la suite, le « bon gouvernement » remplace le mot « gouvernance », mais l'idée associée à cette expression réitère le sens sous-jacent. Plusieurs sources illustrent le changement d'expression, mais alloué au même sens que le terme gouvernance du Moyen Age. Tout d'abord, l'illustration la plus connue est le tableau du peintre de Sienne, Ambrogio Lorenzetti intitulé « Les effets du Bon Gouvernement à la ville » (1338-1339). Cette iconographie reflète la consubstantiation entre l'idée et le sens. Ce tableau ne fait qu'illustrer le mot gouvernance appliqué au gouvernement local. Effectivement, la naissance de « gouvernance » est étroitement liée aux préoccupations des souverains locaux. À la Renaissance, Nicolo Machiavelli, dans son oeuvre politique De

principatibus180 (1513), fait l'éloge du bon gouvernement des princes. Pour cet auteur, ces derniers ne doivent pas hésiter à utiliser la ruse, avec l'accord du peuple, pour gouverner les cités. Machiavel prône un nouveau mode de pouvoir qui allie le pouvoir des « Grands » (expression de l'auteur) et le regard des gouvernés. Certes, les moyens mis en oeuvre ne relèvent pas de la gouvernance, mais la construction de ses hypothèses n'est autre qu'un mode de pouvoir se rapprochant incontestablement de la gouvernance. Toutefois, Machiavel n'est pas le seul à penser les rapports de force en terme de coopération (inégale) entre gouvernants et gouvernés (base essentielle de la gouvernance). Cinq siècles plus tôt, la Perse peut se féliciter d'avoir un traité évoquant les différentes façons de gouverner en « harmonie » avec les sujets : le

Siyasset-Nameh181. Cet ouvrage prône une dialectique incessante entre le pouvoir décisionnel et la base.

Son auteur conseille aux souverains de prendre en compte les attentes de leur peuple pour les différentes décisions. Il encourage les réunions entre le collège du pouvoir suprême et les individus lambda de la cité, au moins deux fois par semaine en cas de périodes tranquilles. Ces

179 HERMET G, KAZANCIGIL A, PRUD’HOMME J.F., 2005, La gouvernance, un concept et ses applications, Paris, Karthala, Recherches internationales

180 Nicolas Machiavel donne un titre en latin à son oeuvre monumentale, plus connue sous le titre « Le Prince ». De principatibus signifie « Des monarchies ». Les traductions de son oeuvre retiendront plus tard le titre Il Principe, à savoir le terme italien pour désigner la figure emblématique du système aulique. (BALIBAR E., 1989, Le Prince de Nicolas Machiavel, Paris, Nathan).

181 Le Siyasset-Nameh est une oeuvre (écrite vers 1092) du khan de Samarcande, Nizam-El-Molk. Ce « traité du gouvernement » (traduction littérale du titre) est un des livres clés de l'Orient musulman. Il est écrit dans un contexte tendu. Face au pouvoir en place, un mouvement extrémiste apparaît : la secte d'inspiration ismaélienne de Hassan Sabbah, L'Ordre des Assassins, dont les adeptes n'ont pas le moindre regard sur le fonctionnement de la cité d'Alamout.

deux oeuvres fondamentales pour l'implication de la base dans les prises de décisions ne vont pourtant pas impulser un engouement pour le terme de gouvernance. Il faut attendre le XXe siècle pour revoir ce mot dans les écrits.

Dans les années 1930, « gouvernance » est utilisée pour le nouveau fonctionnement institutionnel des entreprises. Puis les politiques urbaines s’emparent du concept en Angleterre sous le gouvernement de M. Thatcher, la gouvernance est alors un désengagement de l'Etat pour la gestion des villes. En 1989, le terme est utilisé pour les « pays en développement ». Le quatrième site de diffusion est celui de gouvernance mondiale (dans les années 1995). Puis une cinquième utilisation s'articule autour de la gouvernance supranationale… comme en Europe. Avec ces différentes utilisations, le terme perd alors de sa consistance. Tout devient « gouvernance ». De ce fait, l'instrumentalisation du terme est chose courante. De plus, cette notion tend à avoir une consonance néolibérale afin de discréditer le rôle de l'Etat182. En Angleterre, le terme gouvernance est également appelé « troisième droite ». Et pourtant cette notion mérite plus qu'une simple utilisation idéologique. Tout au long de cette thèse, « gouvernance » ne sera pas un concept politique, mais une concept phare de la géographie politique des territoires vitivinicoles et ne doit pas être attribué à un courant de droite. Un autre biais existe. Le mot gouvernance est souvent utilisé pour désigner un gouvernement local. Cette notion mérite donc d'être soigneusement définie, après avoir décliné ses usages par les différentes disciplines.

2) Des sciences politiques à la sociologie : une lecture pluridisciplinaire de cette notion

La gouvernance intéresse les économistes. Elle se préoccupe, selon les économistes américains institutionnalistes, de la « coordination pour accroître l'efficacité de la firme [...]. La

firme peut ainsi être analysée en tant que structure au sein de laquelle se décident différents

types de transactions »183 (travaux de Coase, de Chandler...). Mais, la gouvernance ne se conçoit

pas de la même façon selon les divers courants économiques. Pour la mouvance née de la théorie des contrats (Williamson en 1981), elle s'apparente à une structure contractuelle de coordination des acteurs. Les principaux choix s'effectuent selon un contrat basé sur la confiance mutuelle des

182 LEVY J, LUSSAULT M (dir)., 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin

parties engagées. Parallèlement, les économistes partisans de la théorie de la régulation184, considèrent la gouvernance comme une structure représentée par l'Etat qui intervient localement.

A l'heure actuelle, ce sont les politologues qui travaillent le plus sur cette notion. Elle peut être perçue comme une forme, parmi tant d'autre, de régulation des systèmes complexes. C'est une des acceptions premières, mais qui est encore très présente dans le discours en science politique. « La gouvernance se conçoit comme un mode de gestion d’affaires complexes –

« mode de gestion de la complexité » en novlangue – dans lequel les acteurs principaux se

déploient sur le même plan, à l’horizontal sinon à égalité »185. Mais cette tentative de synthèse ne

suffit pas à cerner la notion définie par les politologues. La complexité, au sens d'Edgar Morin, n'est pas le facteur intrinsèque de la gouvernance, mais un facteur sine qua non. Le courant de la « troisième voie » considère qu'elle devient le système de décision publique impliquant les acteurs privés. Elle est le savant mélange entre les deux idéologies qui se sont partagées, pendant plus d'un siècle, le monde : le public et le privé.

À l'heure actuelle, des scientifiques comme G. Stoker186 en sont les porte-paroles. « La

gouvernance fait intervenir un ensemble d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère gouvernementale… La gouvernance traduit une interdépendance entre les pouvoirs des institutions associées à l’action collective. La gouvernance fait intervenir des réseaux d’acteurs autonomes »187. L'Etat laisse donc place à un nouveau mode de gestion qui ne s'assimile pas avec le privé, mais qui semble être un hybride entre privé et public, où les agents régulateurs déconstruisent l'existant pour faire une place aux entre-deux188. Pour les plus radicaux, la gouvernance n'est qu'un masque qui tente de faire croire en la disparition de l'Etat, laissant une opportunité aux mouvements de libéralisation à outrance, afin de donner un pouvoir majeur aux entreprises189. En revanche, les différentes vues s'accordent toutes pour dire que la gouvernance met tous les différents acteurs décisionnels sur le même plan. Le système décisionnel vertical n'est plus de mise et les décisions s'établissent à l'horizontal selon une logique de cooptation, ou du moins de coopération. Les politologues se retrouvent tous (ou presque) dans la définition de la Commission on Global Governance (1992) : « La somme des

184 BERTRAND N, MOQUAY P., 2004, « La gouvernance locale, un retour à la proximité », in Economie rurale, n °280, SFER, p 77-95

185 HERMET G, KAZANCIGIL A, PRUD’HOMME J.F., 2005, Ibid. p.8

186 STOKER G., mars 1998, « Governance as a theory : five propositions » in International Social Science Journal

187 STOKER G., mars 1998, Ibid.

188 Ne serait-ce pas là l'avènement du post-modernisme en sciences politiques ?

différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus de coopération et d’accommodement entre les intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont

tombés d’accord ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt »190. Finalement, la gouvernance pour

les politologues n'est autre que le passage « de la politique de l'agora à celle des agendas

concoctés dans le secret des négociations « entre soi » »191. Elle renvoie, alors, à un consensus

institutionnel qui partage le pouvoir décisionnel entre les officiels et les officieux. Mais cette structuration du pouvoir ne fait que reproduire un schéma intermédiaire qui ne prend pas en compte le jeu spatial et « géoactoriel ».

La sociologie s'est également emparée de cette notion. Plusieurs courants de cette science se penchent sur la notion de gouvernance. Par le biais de la structuration des rapports existants au sein d'un établissement ou d'une institution, la sociologie des organisations192 se rapproche des préoccupations de la gouvernance, sans y en faire appel directement : peu de travaux utilisent explicitement le terme, mais ce courant prend en compte les différentes mises en exergue des régulations dans les sociétés capitalistes. L'utilisation de cette notion est plus ostentatoire en sociologie économique193, qui reprend les interrogations des économistes institutionnalistes. Cette branche se positionne autour de l'intérêt de l'efficacité des firmes. Elle étudie les conflits de pouvoir nés des rapports entre les groupes sociaux, via les mécanismes et les processus économiques et politiques. La gouvernance se définit alors selon trois axes194. Tout d'abord, elle semble être « un mode de coordination de diverses activités, ou de relations entre acteurs ». Elle peut, aussi, être « l'allocation de ressources en lien avec ces activités ou acteurs ». Enfin, elle n'est autre que « la structuration des conflits ». La sociologie économique analyse la gouvernance selon des visions réticulaires des relations sociales au sein d'un système de décisions, où le jeu de pouvoir fabrique une stabilité de la société. Proche de cette école, la sociologie politique commence à délaisser la notion de gouvernement pour s'intéresser de plus près au terme gouvernance. Elle étudie les fonctionnements internes et externes des jeux de pouvoir, dont le focus se limite à la praxis. Les sociologues de cette école (largement dominés par les Néerlandais) perçoivent l'Etat comme insuffisant en terme de régulation sociale et/ou sociétale. Les principaux problèmes de société s'articulent autour du fait que les interactions

190 GRAZ J.C., 2004, La gouvernance de la mondialisation, Paris, Repères, La Découverte, p. 41

191 HERMET G, KAZANCIGIL A, PRUD’HOMME J.F., 2005, Ibid. p.218

192 CROZIER M, FRIEDBERG E., 2004, Ibid.

193 POLANYI K, entre autre

entre les parties concernées créent une coopération plus ou moins bien assumée, d'où une nécessaire régulation entre le privé et le public. Les deux doivent se consulter mutuellement (école de Kooiman). Pour conclure, « l'intérêt de cette sociologie de la gouvernance consiste à

réfléchir sur les articulations entre les différents modes de régulation de la société, de manière à mieux cerner la place respective ainsi que les transformations de la régulation politique et sociale »195. Toutes ses analyses n'évoquent pas (ou peu) la dimension spatiale de la gouvernance. Et pourtant, elle est aussi géographique, spatialisable et territorialisante.

C'est pour cela que les géographes utilisent aussi cette notion. En plus de la prise en compte des visions précédentes, ils insèrent une dimension spatiale à la gouvernance.

Documents relatifs