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Le gouvernement des vins vu par un abbé du XVIII è siècle

heuristique sans le nier ?

B) Un objet géographique, construire et penser en terme d'espace

1) Le gouvernement des vins vu par un abbé du XVIII è siècle

Pourquoi commencer par une analyse d'un abbé et non d'un géographe ? La réponse est simple, cet abbé était persuadé de faire de la géographie (non universitaire). L'abbé Rozier, clérical de la fin du XVIIIè siècle, passionné de viticulture et de vin, écrit un mémoire sur « la

meilleure manière de faire et de gouverner les vins, soit par l'usage, soit pour leur faire passer

les mers »50. Ce travail écrit est le premier à utiliser le verbe « gouverner » par rapport au vin,

c'est pour cela qu'il est utilisé ici. Mais les mots n'expriment pas toujours les idées et le gouvernement n'a malheureusement rien à voir avec la gouvernance. Ce livre, dédicacé à « Monseigneur le duc de Lavrillière » (secrétaire d'Etat délégué à l'agriculture de Louis XV), est peu connu aujourd'hui, mais a eu une certaine renommée dans les milieux fermés du vin à la fin du siècle des Lumières. Ce texte illustre parfaitement le classicisme des études agricoles faites par les « savants » de cette époque. Deux préoccupations majeures sont caractéristiques de ce genre littéraire. Tout d'abord, une attention particulière aux travaux des champs, ici en l'occurrence, des vignobles. À ce souci d'entretien viticole se greffe la volonté de commercialiser au mieux les produits obtenus. Deux éléments économiques, deux éléments qui laissent penser à une géographie liée à la pédologie et au mercantilisme. L'abbé Rozier propose donc un déroulement classique, allant de l'entretien de la vigne à la vente des produits récoltés et transformés.

Tout au long des pages qu'il propose au secrétaire d'Etat, il évoque soigneusement tous les atouts du milieu, tous les changements à établir pour permettre une meilleure vente du vin, qu'il juge médiocre. Il prône donc un retour à la qualité. Il s'appuie sur l'exemple de vins de Provence.

50 TCHOU Cl., 1999, Mémoire sur la meilleure manière de faire et de gouverner les vins, soit par l'usage, soit pour leur faire passer les mers par l'Abbé Rozier, Paris, éd La bibliothèque des introuvables

Il essaie d'être le plus exhaustif possible. Il n'oublie rien et tente d'être le plus précis. Il commence par une explication purement déterministe (ce qui ne paraît pas étrange pour l'époque), avant d'arriver à des explications économiques. Il envisage son récit comme un commentaire scientifique, divisant son travail en neuf chapitres, deux dissertations et trois sections (qui correspondent à des tentatives d'amélioration des techniques adoptées par les viticulteurs qu'il a rencontré).

Cet exemple sert avant tout à illustrer les visions classiques des vignobles qui se retrouvent, plus tard, dans les travaux des universitaires de l'école française de géographie. L'abbé Rozier n'est pas le seul à s'attacher à cet exercice. Ce genre de recueil est typique de la vision naturaliste et économique qui émergea, au siècle suivant, dans les écrits scientifiques. Cependant, l'abbé Rozier apparaît comme un précurseur en ce qui concerne la vision d'ensemble du « pilotage » des vignobles. En effet, il utilise volontairement le terme « gouverner » dans le titre et tout le long des parties économiques. Mais à la lecture de ce recueil, ce terme semble galvaudé. Il ne parle pas vraiment du gouvernement mais plutôt de la manière de faire du vin et des méthodes d'élevage des vins pour qu'ils puissent « passer les mers ». Il est évident que le terme gouverner n'a pas la même signification au XVIIIè siècle qu'aujourd'hui, il se rapprochait plus du sens « gérer ».

Il commence son livre par l'analyse des facteurs physiques des vignobles, rappelant la nécessité de sols médiocres pour avoir un vin dit de qualité. Il n'omet pas, bien sûr, de faire référence à l'exposition des coteaux... il disserte longuement sur les cépages à utiliser. Cependant, il ouvre la brèche de la qualité. Il décrie déjà la volonté de produire trop au lieu de s'attarder à la qualité. Il pense que les ventes ne peuvent être que meilleures pour un vin qui se conserve plutôt qu'un vin qui ne saurait être de garde et se boirait rapidement par manque de soins que le vigneron lui apporterait. Il s'étend longuement sur les vendanges et les techniques à choisir pour de meilleurs résultats qualitatifs. Ensuite il plaide pour une modernisation des techniques, de vinification. Ce mémoire étonne par son paradoxe permanent. L'abbé Rozier prône la qualité et se dit précurseur par son discours. Effectivement, il s'efforce de raisonner, en permanence, en terme de modernité. Il conçoit que la seule manière de vendre mieux, c'est produire mieux ; non pas en quantité mais en qualité. Il remet en cause les acquis « populaires » des vignerons. « J'ai osé attaquer les préjugés, je réussirais difficilement à les détruire. Les

conservée de tout l'héritage. Il n'est point de préjugés mieux enracinés que ceux dont les

fondements sont les moins solides »51. Il se veut novateur dans son discours, mais n'arrive pas à

dépasser le déterminisme physique. Pour preuve, malgré des pages d'éloge à l'amélioration qualitative pour mieux « gouverner » les vins afin de les vendre à l'étranger, il conclut de la sorte : « Je le répète, c'est par les soins multipliés que les Champenois ont pris de leurs vignes,

et la perfection qu'ils ont donnée à leur méthode de faire le vin, qu'ils sont parvenus à fixer ce degré de délicatesse qu'on leur reconnaît. Il ne tient qu'à nous de les imiter, en appliquant chacun séparément et d'une manière convenable au climat que nous habitons, les lois et les préceptes dictés par l'expérience et la saine physique »52. Il est ancré dans une vision très religieuse des choses53 : le climat, la nature des sols sont inéchangeables, il faut conjuguer avec. Toutefois, il glorifie les avancées techniques et est convaincu que les producteurs de vin peuvent s'accommoder des contraintes et trouver les bonnes solutions pour faire du vin de qualité. Quant à sa vision des échanges économiques, il est très conservateur, très physiocrate.

Cet exemple permet de comprendre d'où viennent les différents travaux des géographes classiques. Ces analyses qui vont naître par la suite s'inspirent bien entendu d'un héritage scientifique et populaire. Il est impensable pour les premiers géographes de parler des vignobles sans faire l'apologie des sols, des climats, des plants, des techniques... Finalement, les travaux anciens sur les vignobles s'attachent plus à être des travaux généraux, des études exhaustives reprenant les grands facteurs des vignobles sans se préoccuper vraiment d'apporter une problématisation des choses. La description, l'analyse laborieuse mais quasi exhaustive, la mise en avant de la géographie physique sont les composantes des études faites des vignobles. Cette vision perdura longtemps, y compris dans les travaux des universitaires qui travaillent sur les vignobles. Chaque écrit n'est autre qu'un héritage, une continuité des travaux antérieurs, une continuité qui se veut respectueuse des travaux des « maîtres ». Il ne peut y avoir d'avancées heuristiques sans l'existence de travaux qui donnent les bases des critiques possibles.

51 TCHOU Cl., 1999, Ibid. p. 148

52 TCHOU Cl., 1999, Ibid. p. 286-287

53 Liée certainement à l'époque, mais il ne faut pas se contenter de cette « excuse », il y a toujours eu des penseurs indépendants de leur époque comme Galilée ou Copernic... Parallèlement, l'économie politique est orientée vers une idéologie physiocrate.

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