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C) « L'avènement de la qualité » dans les écrits géographiques

Chapitre 2 : Interactionnisme des acteurs et complexité spatiale

A) Le Sud-ouest, une gouvernance basée sur des milieux productifs d'apprentissage collectif

2) Gouvernance et fonctions territoriales

Aujourd'hui, la gouvernance doit être lue comme un système complexe où facteurs économiques, sociaux et politiques se combinent pour construire, volontairement ou non, un territoire. Face à l'universalisation des lieux, comment un espace peut se dépareiller des autres, comment peut-il se territorialiser ? Certes, le jeu des acteurs est essentiel dans cette démarche. Mais ces acteurs doivent aussi faire preuve d'imagination pour essayer de constituer un territoire singulier issu d'un progrès social et technique. Les espaces du vin de Bordeaux et de Bergerac s'auto-entretiennent par une auto-satisfaction innovatrice (Jurançon s'individualise sur ces registres par rapport aux deux autres modèles puisque ses vins n'ont pas les mêmes créneaux, ni la même image), un microcosme qui s'auto-régule grâce aux milieux innovateurs. Cette construction en boucle permet de définir des fonctions territoriales inhérentes à une gouvernance de ces milieux socio-économico-politiques. Les clusters ne sont plus de simples espaces économiques sans liens avec la société220. Les SPL se transforment en STP (systèmes territoriaux de production). La production s'avère être plus que la culture du raisin, elle englobe toutes les actions du monde du vin, du raisin jusqu'aux consommateurs.

D. Maillat221 établit des critères généraux pour identifier les systèmes territoriaux de production. Ils font référence à des territoires plutôt homogènes, abritant des systèmes de production spécialisés. Le Bordelais et le Bergeracois offrent des systèmes culturaux identiques et spécifiques comme l'utilisation de trois cépages emblématiques (merlot, cabernet-sauvignon, cabernet-franc), des vins plutôt proches au niveau organoleptique (tanniques, ayant du corps, puissants et charpentés), des vins associés à la même image (et notamment le Sud-ouest). Les

220 La société est forcément spatialisé, cette situation est considérée comme un axiome heuristique pour les travaux de cette thèse.

221 Denis Maillat, avant-propos, in CAMAGNI R, MAILLAT D (dir)., 2006, Milieux innovateurs, Théorie et politiques, Paris, Anthropos, Economica

STP s'appuient sur des ressources territoriales spécifiques comme les savoir-faire oenologiques (à titre d'exemple puisque les ressources territoriales de ces espaces sont nombreux et il ne s'agît pas ici de les lister un par un). Ils s'articulent autour d'un tissu d'entreprises animé par des logiques horizontales (réseaux de coopérations et d'échanges fondés sur des relations marchandes et non-marchandes comme les coopératives agricoles, les syndicats viticoles, les futures ODG...). Ils disposent d'un marché du travail spécifique et flexible composé de chaînes de mobilité qui assurent la permanence de la formation et le renouvellement des qualifications. En effet, la main d'oeuvre est principalement locale, quel que soit le niveau d'études requis. 94 % des viticulteurs rencontrés ont fait leurs études soit à Bordeaux (Blanquefort, Libourne), soit à Bergerac, soit aux alentours de ces deux pôles de fonctionnement. Il en est de même pour les hauts décisionnaires (administrateurs, négociants, courtiers, responsables INAO...) venant pour plus de la moitié de l'Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux et les autres venant de l'Ecole de Bordeaux-Management ou des universités bordelaises principalement. Les entreprises de ce STP bénéficient d'économies externes de localisation qui se développent par l'action collective des différents acteurs locaux et qui sont mises en commun pour produire. Les actions politiques et économiques profitent à l'ensemble des acteurs même si tous n'ont pas agit pour obtenir les avancées demandées, le meilleur exemple étant les interprofessions de Bordeaux et de Bergerac. Ces territoires productifs fonctionnent indépendamment de l'évolution des entités individuelles qui les composent. Effectivement, si une entreprise, une AOC ou un syndicat va mal, tout le système n'est pas ébranlé pour autant. Il se fragilise mais ne disparaît pas. De plus, les créneaux de ventes étant différents, les externalités économico-politiques ne sont pas identiques. Ces STP sont marqués par une imbrication étroite entre les relations économiques, les rapports sociaux et symboliques. Un vin ne se range pas dans la même catégorie que du lait par exemple. Tous les acteurs en ont conscience. Lors des entretiens, 74% des interviewés insistaient sur le fait que le vin ne se fabrique pas, mais que c'est un produit qui s'élabore, qui s'élève et même qui s' « enfante »222.

Ces systèmes territoriaux entretiennent des relations avec l'extérieur, ils sont exportateurs. Cette expression a un double sens. Certes, les vins s'exportent, mais les vins ne suffisent pas à faire un territoire, bien au contraire. Un territoire est avant tout un espace approprié, l'élément central demeure les êtres humains et leurs organisations sociales. Le STP s'exporte grâce au transfert de modèles. Ils ne fonctionnent pas en univers clos, mais ils interagissent en

permanence avec l'extérieur. Les acteurs localisés entretiennent des relations de coopération / concurrence qui vont générer des synergies, des processus d'apprentissage et des complémentarités nécessaires à leur développement. « Dans de tels systèmes, le territoire joue

un rôle actif, il n'est pas un simple support de localisation. Il est susceptible de générer un développement de type endogène puisque les acteurs disposent d'une certaine autonomie, ainsi que d'une certaine capacité à formuler des projets et à organiser le système dans lequel ils agissent. Les relations entre les différents acteurs sont auto-gérées par un milieu qui fixe les

règles et les codes de comportement »223.

Ces règles et codes (transfert de compétences, entraide, intégrité d'action collective, fabrication socio-économique...) s'inscrivent dans une catégorie « innovation ». Afin de s'auto-entretenir, le territoire (système de production au sens large) doit trouver des nouveaux moteurs pour assurer le bon fonctionnement des espaces du monde du vin. C'est le « déclic » indispensable pour la pérennité du système territorial. Sans introduire du neuf dans un espace qui connaît des racines historiques (ou du moins que les acteurs perçoivent comme tel, car les territoires du vin d'Aliénor d'Aquitaine sont loin de ressembler à ceux d'aujourd'hui), le territoire meurt et devient juste un support matériel pour des décisions qui n'ont plus lieu d'être224. Et c'est pour cela que la gouvernance doit sans cesse se renouveler et se moderniser en intégrant pleinement les innovations territoriales. Elle ne peut se contenter d'une reproduction d'un ailleurs ou d'un passé. Les innovations au sein d'un STP entraînent, inévitablement, des problèmes que les acteurs diagnostiquent rapidement comme étant liés aux dysfonctionnements. Les décisions sont alors déléguées à un groupe compétent (exogène et/ou endogène au territoire) afin que des acteurs cooptés gèrent les problèmes. Les pouvoirs sont alors redistribués afin d'aboutir à une coordination horizontale, une harmonisation des discours, ainsi qu'une structuration des conflits remarqués lors du passage de l'avant au présent (cf document 11). R. Camagni225 pense alors le territoire comme « un système de gouvernance locale, qui rassemble une collectivité, un

ensemble d'acteurs privés et un système d'administrations publiques locales ». Cette

gouvernance comprend trois fonctions cognitives pour un territoire. Tout d'abord, le transcodage de l'information à travers des contacts informels, des imitations, des interprétations de rumeurs, qui se traduit par un faux-semblant d'entente cordiale entre les acteurs du monde du vin. À Saint-Emilion, cette forme territoriale cognitive s'illustre par une façade. Monsieur X. viticulteur

223 Denis Maillat, avant-propos, in CAMAGNI R, MAILLAT D (dir)., 2006, Milieux innovateurs, Théorie et politiques, Paris, Anthropos, Economica, p 12

224 Cependant, ceci arrive très rarement. Ce fut le cas pendant la colonisation, entre autres.

225 R. CAMAGNI., 2006, « compétitivité territoriale, milieux locaux et apprentissage collectif : une contre-réflexion critique » in CAMAGNI R, MAILLAT D (dir)., 2006, Milieux innovateurs, Théorie et politiques, Paris, Anthropos, Economica

depuis quarante ans pour l'appellation Saint-Emilion Grand Cru, collabore avec les châteaux voisins. Et pourtant lors de son entretien226, il avoue ouvertement qu'il profite des visites chez ses voisins pour « choper quelques recettes vinicoles ». Il dénonce, par la suite, les pratiques de son entourage, « ils vendent du vin qui ne mérite pas son prix et moi, je ne peux pas faire de même

parce que je n'ai pas le nom qu'il faut ! ».

La deuxième fonction territoriale cognitive s'articule autour de la « coordination ex ante des

décisions privées »227 (pour une action plus aisée, mais aussi pour reconnaître l'action collective).

Cette fonction se base sur la confiance et la complicité mais aussi sur des relations d'exclusion / sanction qui frappent les « transgresseurs ». Cette fonction s'inscrit uniquement à l'amont d'une gouvernance. Elle ne peut être que le fondement d'un des piliers du système gouvernanciel puisqu'il se compose principalement d'une multitude d'acteurs multi-facettes. Pour la cohésion du groupe, la confiance doit être intrinsèque à la « communauté » qui a les mêmes intérêts. Toutefois, tous les acteurs du monde du vin n'ont pas les mêmes intérêts. A. Sichel228 en fait la remarque, « moi mon intérêt privé c'est que les vins se vendent le plus bas possible, pour pouvoir

vendre plus facilement avec une marge d'intérêts important, mais en tant que président du négoce bordelais, j'ai intérêt aussi à ce que les vins de Bordeaux ne soient pas des vins bas de gamme, tout dépend comment je me place, je prends des décisions qui ne me plaisent pas forcément, mais qui traduisent les volontés de mes confrères ».

La troisième fonction territoriale se présente comme l'apprentissage collectif s'articulant autour de l'incorporation. L'effet groupe est nécessaire à la survie et à l'innovation d'un territoire. Il est le pilier sine qua non d'une gouvernance territoriale d'une région clusterisée. L'individualisme n'a de fonctions que dans des choix individuels, alors que les individus d'une même entité territoriale qui tourne autour d'une production (et tient sa légitimité de cette même production) doivent se regrouper en corporation afin de représenter un vrai lobby pour pouvoir tenir un discours qui sera écouté au plus haut de la hiérarchie au sein des décisions qui concernent le milieu. Ce « nid décisionnel » et gouvernanciel s'avère être un « milieu-action »229, terme qui se substitue au terme territoire dans la nouvelle logique spatiale des régionalistes. Quelque soit le terme utilisé, l'idée reste la même, le discours change, toutefois les intentionnalités demeurent.

226 Le 7 mars 2006, anonymat souhaité

227 R. CAMAGNI., 2006, Ibid., p 262

228 Le 2 février 2007

229 Vocable de Véronique Peyrache-Gadeau « les milieux innovateurs : apports pour une socio-économie territoriale » in Milieux innovateurs, Théorie et politiques, Paris, Anthropos, Economica, p 324

Mais la gouvernance peut-elle se limiter à l'échelon local, favorisant ainsi une construction folklorique à un échelon surreprésenté, un local qui est le support d'une identité de groupe sur un espace restreint, empli d'une proximité et d'une continuité socio-spatiales inventées qui se nomment localisme ? Les territoires détiennent des fonctions cognitives qui favorisent une lecture locale des problèmes. Mais peuvent-ils se satisfaire d'une telle démarche ? L'approche par la complexité spatiale et territoriale se doit d'analyser l'échelle la plus évocatrice aux yeux des personnes interrogées230, à savoir le local, sans pour autant s'en satisfaire. La gouvernance est vue alors comme une régulation de l'espace local par et pour les décisions locales.

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