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Les « étiquettes spatiales » 117 , les rôles sans personnages

C) « L'avènement de la qualité » dans les écrits géographiques

Chapitre 2 : Interactionnisme des acteurs et complexité spatiale

C) Les « étiquettes spatiales » 117 , les rôles sans personnages

Qui sont-elles ? Existe-t-il vraiment des rôles sans personnages ? La réalité est bien plus complexe. Derrière chaque acteur se cachent des personnalités qui sont spatialisées. Mais quelquefois les marionnettes ont plus de poids que les marionnettistes et les espaces construit par des acteurs peuvent être ces marionnettes. Deux grands acteurs apparaissent comme immatériels, un peu comme des avatars, des icônes sans avoir de formes physiques réelles, simplement des mots pour être désignés même si des individus et des espaces géographiques sont derrière ces constructions d'images.

1) Bordeaux et son image, un rôle narcissique

Bordeaux, capitale mondiale du vin... mais pas seulement. Bordeaux peut être vue comme un objet urbain, une ville, une agglomération qui serait un pôle pour le monde du vin. Mais Bordeaux est avant tout une image, en quelque sorte un label qui permet d'identifier un produit lié à la ville elle-même (et ses fonctions portuaires qui la placèrent au centre du système de production pendant des siècles, fonctions mythiques à l'heure actuelle...). Bordeaux, nom de ville, nom de vin... l'alliance se fait comme un automatisme, comme une vérité vraie, comme une tautologie. Bordeaux est, également, une appellation... qui se retrouve à l'échelle du département de la Gironde. Même à Sainte-Foy-La-Grande, les producteurs font du bordeaux. Le nom (donné par des acteurs intentionnellement pour donner du poids à leurs actions) devient, finalement, un acteur, grâce à sa simple renommée internationale. Ce générique permet la reconnaissance d'un produit associé immédiatement à un vin, un vin de qualité. Mais tous les bordeaux ne sont pas de cet ordre, bien au contraire, et pourtant bénéficient de cette image positive.

117 Cette expression fait allusion à des dénominations géographiques qui favorisent des actions (humaines) donc intentionnelles, se regroupant derrière des grands découpages matériels ou cognitifs.

Pourquoi avancer l'hypothèse que le nom de Bordeaux est un acteur à part entière ? Ce n'est pas simplement un positionnement heuristique. Certes, ç'en est un. La géographie peut étudier les représentations. Un nom posé sur des millions de bouteilles chaque année ne passe pas inaperçu... il représente quelque chose en terme de spatialité. Bordeaux est autant une ville qu'un vin118. Les différents acteurs (producteurs, courtiers, négociants...) par l'intermédiaire du CIVB ont choisi de sceller leurs bouteilles et/ou leurs cartons d'un « B » majuscule couleur bordeaux. Ce signe distinctif n'est pas obligatoire mais vivement recommandé. D'après le directeur du CIVB, seule une petite majorité respecte cette signalétique, surtout pour les petits vins. Comme le reconnaît un propriétaire d'un Grand Cru Classé à Saint-Emilion, « les vins qui se vendent

chers n'ont pas besoin de mettre un grand B, les amateurs savent que c'est du Bordeaux »119. « Il

y a la moitié qui l'utilise. Euh non même pas, la moitié c'est juste « Bordeaux », le grand sigle on encourage les gens à l'utiliser. Mais s'ils ne veulent pas mettre le sigle, ils peuvent mettre bordeaux en toutes lettres, (il tousse), mais c'est un bon exemple. Ça fait 5 ans que l'on dit qu'il faut que toutes les bouteilles portent le nom de bordeaux. Bon alors, il y a celles de l'appellation

Bordeaux et en dehors de ça, la moitié à peu près qui font allusion à Bordeaux. »120. Mais ce

signe reflète bien l'importance de l'avatar Bordeaux.

Allan Sichel, négociant bordelais, président de la fédération des négociants de Gironde, vice-président du CIVB, fait l'apologie du nom Bordeaux. « Ce qui est important, en ce qui me

concerne, c'est le nom Bordeaux. Donc il faut fédérer, là j'en reviens à nos contacts avec les politiques, c'est de fédérer toute l'activité girondine autour du nom Bordeaux. Un exemple, c'est la compétition de surf, là, le Lacanau Pro, personne ne l'associe à Bordeaux, il s'appelle Lacanau, bon, c'est les surfeurs... Ce ne sont pas les surfeurs qui consomment le plus de vin, mais ce que l'on doit c'est de prendre tous les vecteurs, tous les axes possibles pour parler de Bordeaux, mais que de Bordeaux. Quand les gens parlent du Lacanau Pro, ça fait plaisir à Lacanau et les gens de Lacanau, le maire de Lacanau, j'imagine qu'il n'accepterait jamais que ça soit baptisé, euh, le Bordeaux Surf Competition, non mais attend ! C'est Lacanau, ce n'est pas Bordeaux. Mais quand on est à l'autre bout du monde, qu'on surfe à Hawaï ou en Californie et qu'on parle du Lacanau Pro, alors oui il va connaître le Lacanau Pro, mais il ne va pas du tout l'associer à Bordeaux. Et c'est dommage, car Lacanau ne va pas apporter autre chose. Et c'est vrai pour beaucoup d'autres choses, c'est vrai pour nos appellations. Quand les Graves de

118 Pour illustrer ces propos, le débat entre les producteurs du bergeracois et ceux du bordelais est intéressant à analyser. Pourquoi des producteurs de vin en dehors du Bordelais souhaitaient faire du bordeaux et non du bergerac ? Uniquement pour une question d'image qui permet de donner de la plus value au produit.

119 Entretien avec un viticulteur à Saint-Emilion, anonymat souhaité, le 30 novembre 2006

Vayres veulent rester Graves de Vayres, personne n'a la moindre idée de ce qu'est un Grave de Vayres. Eux, ils sont persuadé d'avoir leur terroir, leur authenticité, leur raison d'être. Ils ont leur budget, ils vont faire leur promotion, mais c'est un coup d'épée dans l'eau total. Ça ne sert à rien, si ce n'est pour faire plaisir à une douzaine de viticulteurs. Mais sur le plan pilotage de la filière, on essaie de sensibiliser les politiques à nous aider à créer cette cohésion, mais ça c'est difficile »121.

Cependant, des efforts sont faits chaque année un peu plus. La sensibilisation permet au moins d'utiliser encore plus le nom de Bordeaux. La mairie de Bordeaux joue aussi sur ce créneau avec l'instauration de la fête des vins de Bordeaux tous les deux ans au début de l'été. Cette manifestation renforce l'association Bordeaux – vin. En revanche, Bordeaux en tant que générique devient un acteur narcissique... un acteur qui regarde son reflet et se complaît ainsi. Certains viticulteurs se satisfont de la réputation de Bordeaux (en tant que nom de vin mondialement connu) sans faire d'efforts, leur vin est un bordeaux, donc il est obligatoirement de qualité, même si ce dernier est plus proche d'un vin de table qu'un vrai bordeaux. Pour un responsable du CIVB, les problèmes de méventes s'expliquent par cette position narcissique. « Pourquoi faire du bon vin puisqu'ils arrivent à vendre leur vin à partir d'un nom. Je pense que

ce nom ne devrait pas appartenir à tout le monde. Ça devrait être un symbole, une vrai marque interdite aux petits c... qui abusent de ce nom prestigieux et après ils foutent en l'air tout le

système, provoquent des crises de ventes dans tout le vignoble »122.

Finalement, certains acteurs locaux instrumentalisent le nom de Bordeaux, non pas Bordeaux comme véritable étiquette spatiale mais comme « nom-générique-abstrait-métaphorique ». L'abstraction de certains acteurs ne se lit pas qu'à travers l'exemple de Bordeaux. Une autre entité territoriale est devenue depuis quelques années un acteur sans substance physique (autre que construction territoriale), mais avec un rôle symbolique important.

121 Entretien avec Allan Sichel, le 8 février 2007

2) Le Sud-ouest, un rôle grand public joué sans conviction

Le Sud-ouest est une notion vague, qui mériterait une thèse de géographie pour en définir son contour (pas uniquement physique, mais aussi ses caractéristiques identitaires)123. Il n'est pas question d'essayer de le faire, mais simplement de démontrer que l'étiquette Sud-ouest est un référent actoriel. Il existe bien des débats entre les différents acteurs pour savoir ce qu'est le Sud-ouest français (comme par exemple le problème entre la dénomination du bassin Sud Ouest et le CRINAO Sud Ouest... ce problème sera soulevé plus loin, cf chapitre 5). Mais cette référence « territoriale » joue un rôle dans le monde du vin. Cette « appellation » est un acteur à part entière pour certains viticulteurs, mais aussi pour les consommateurs.

L'image du Sud-ouest ne concerne pas ou peu les vins de Bordeaux. Mais les acteurs du vin de Jurançon et de Bergerac jouent pleinement dessus. Tout d'abord, les classifications commerciales de la grande distribution stigmatisent ces vins dans le « rayon » Sud Ouest (ils ne sont pas les seuls, ils sont accompagnés souvent des autres appellations comme Gaillac, Cahors, Madiran, Buzet...). Bergerac joue sur ce registre. Un responsable du syndicat des vins de Bergerac revendique l'image du Sud-ouest. « On ne veut pas de nous à Bordeaux, et bien tant pis

pour eux, on se met avec le Sud Ouest... En plus le Sud Ouest, ça a une image positive, une bonne gastronomie, et qui dit gastronomie dit vin, ça va ensemble. C'est plus vendeur d'être rattaché à une image plutôt qu'à une simple appellation Bergerac. Tout le monde ne connaît pas Bergerac, même si on a Cyrano (rires), alors que le Sud Ouest, c'est la fête, la bonne bouffe et le

bon vin »124. Le Sud-ouest est donc une icône vendeuse d'images positives pour le vin. Cependant

le Sud-ouest reste un acteur de second plan, loin derrière Bordeaux. Quelques viticulteurs (8 sur 17) regrettent de ne pas faire partie de la catégorie des bordeaux, jugeant leur vin proche de ceux-ci. En contre-partie, ils insistent sur l'étiquette « chaleureuse » du Sud-ouest qui est un bon moyen pour identifier leurs produits. L'imaginaire spatial devient alors un acteur à part entière125. Il est « personnifié » et les producteurs ainsi que les acteurs officiels mettent en avant son rôle : Sud-ouest, une image qui agit sur la vente du vin par exemple.

123 Plusieurs thèses sont actuellement en cours de réalisation comme par exemple celle Marie Pendanx sous la direction de G. Di Méo.

124 Entretien avec un responsable du Syndicat des vins de Bergerac, anonymat souhaité, le 13 octobre 2007

125 VELASCO-GRACIET H., 2006, Territoires, mobilités et sociétés, Contradictions et enjeux geographiques, HDR en géographie, UMR ADES, Tome 3

À Jurançon, les discours sont assez similaires. « On est du Sud-ouest, on a la culture dans le

sang, on aime le vin, on aime le faire, alors qu'en on en vend, les gens savent que c'est du bon

vin, il vient de chez nous »126. Le caractère revendicateur est, quand même, plus important pour

les producteurs de Jurançon que pour les Bergeracois. Mais que ce soit par défaut ou voulu, le « rattachement » identitaire au Sud-ouest est une étape importante dans la valorisation du produit. Et c'est en cela que le Sud-ouest (ou plutôt son image) devient un acteur à part entière, un construit.

Des images peuvent constituer des acteurs immatériels. Elles viennent se superposer aux nombreux acteurs qui jouent sur la scène du monde du vin. Que ce soient les viticulteurs (ou vignerons pour certains), les vendeurs, les revendeurs, les institutions, les services de l'Etat, les acteurs décentralisés, ils se rencontrent, s'entraident, se déchirent, se font concurrence, conjuguent ensemble, occupent ou non une place dans les rangs du pouvoir... Tous ont un rôle, tous participent à un spectacle, ils sont les centres, les noyaux durs du monde du vin. Ils interagissent. Ils ne peuvent plus être seuls, ils fabriquent de l'espace ensemble, bon gré, mal gré. Ils jouent tous dans une même production, le système d'action territorialisé. Qu'est-ce qu'un acteur sans rôle ? Rôle qui n'est autre que des actions qui se matérialisent sur un territoire, un espace produit et approprié par les acteurs.

II) De l'acteur au système d'action territorialisé ; géographie

syntagmatique

127

« Le monde entier est un théâtre, et tous hommes et femmes, n'en sont que les acteurs » William Shakespeare (Comme il vous plaira. Acte II, scène 7)

126 Entretien avec D. F, viticulteur à Gan, le 29 novembre 2006

127 L'association des termes « géographie » et « syntagmatique » rend hommage aux travaux de Claude Raffestin qui introduit dans ses travaux la notion d'acteur syntagmatique. Ce terme sera explicitement développée dans les pages suivantes

Cette citation, fort célèbre, reflète parfaitement une logique géographique. L'individu, le groupe, la société sont passés de simples agents à de véritables acteurs128. L'agent n'a pas de positionnement décisionnel et/ou organisationnel. Il subit simplement les décisions, sans pour autant les cautionner129. A l'heure actuelle, avec l'évolution des pratiques spatiales, l'agent est de moins en moins présent. En effet, chaque individu agit, consciemment ou non, sur son espace. Les agents laissent donc la place aux acteurs. Ces derniers agissent et interagissent, créant ainsi des territoires. Pour essayer de comprendre les enjeux des acteurs dans l'analyse géographique contemporaine, une vision métaphorique avec la tragédie et la comédie de la Grèce Antique paraît utile. D'autant plus que les théâtres grecs étaient dédiés à Dionysos130. Ces métaphores ne sont donc qu'un simple « jeu de rhétorique » liant de nouveau le monde du vin aux acteurs !

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