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Un père fondateur des travaux sur les vignobles en sciences sociales et humaines

heuristique sans le nier ?

B) Un père fondateur des travaux sur les vignobles en sciences sociales et humaines

Pour toutes les sciences sociales, des « chefs de file » existent. Ces leaders s'imposent par la pertinence de leurs recherches, par leur façon d'aborder tel objet et/ou récupérer une thématique soit porteuse soit délaissée depuis des années. Roger Dion a su habilement s'introniser dans les sciences humaines grâce aux vignobles57. Mais c'est principalement grâce à son approche humaine qu'il est devenu le leader sur la question, favorisant les explications anthropiques, démontrant la limite de l'explication physique... au même moment que certains chercheurs continuaient à persister dans une vision naturalisante.

1) Roger Dion, un Historien ?

Professeur au Collège de France, il entame sa carrière à l'université de Lille. C'est un peu par hasard qu'il va publier le livre qui va devenir une référence pour des générations de chercheurs sur la vigne et le vin. En 1937-38, il prépare des cours d'agrégation sur les cultures alimentaires d'origine végétale58. Il se passionne très vite pour le vin, produit alimentaire d'origine végétale par excellence. Il décide donc d'approfondir la question. « Les thèmes de la vigne et du vin,

quand j'y arrivai, me frappèrent par la beauté de l'illustration qu'ils trouvaient en France et par l'ampleur de leur résonance historique »59. Reconnaissant qu'il s'était satisfait pendant des années des explications plus ou moins naturelles, il s'aperçut alors que les facteurs historiques semblaient cruciaux. Son cours, ainsi que son livre né de cet exercice pédagogique, s'articule autour d'une trame chronologique. Il commence inévitablement par le début de l'histoire du vin. Roger Dion s'arrête plus longuement sur l'héritage greco-romain en Gaule, période phare pour

57 R. Dion n'a pas eu un « succès » immédiat et ses travaux seront utilisés après les années 1960.

58 DION R., 1959, Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXème siècle, Paris, Histoires Flammarion

l'expansion du commerce du vin, ainsi que de son importance dans la société. Il consacre, ensuite, 230 pages (sur 757) au renouveau viticole pendant le Moyen-Âge central et tardif. Il présente alors une monographie des vignobles existants en France (du moins dans les limites de ce qui deviendra plus tard la France). Certes, ce catalogue est dans la plus pure tradition scientifique de l'Entre-Deux guerres, mais il insiste tout particulièrement sur le rôle des facteurs socio-historiques, une vision assez novatrice pour une époque de classicisme heuristique.

Dans une logique linéaire, il observe les transformations importantes des vignobles et des vins pendant l'avènement de la modernité. Le commerce prend une place plus importante dans ces pages consacrées aux siècles de la Renaissance et des Lumières. Il dissèque tous les vignobles du royaume, un par un, tombant dans l'exhaustivité. Ce travail de fourmi offre des pages d'histoire très précises, permettant de voir apparaître l'antagonisme entre vignoble paysan et vignoble de qualité. La révolution qualitative a lieu pendant ces années d'absolutisme. Il mêle politique, sociétés et consommation afin d'expliquer les grands changements observables durant les siècles d'avant la Révolution Française. Il s'arrête au XIXè siècle. Ce choix se justifie par l'ampleur des bouleversements opérés durant ce siècle. Mais Roger Dion ne va pas s'attarder sur les crises marquantes de l'histoire des vignobles du sud de la France... bien au contraire. Il s'attache à montrer la mise en place des vignobles de qualité, notamment celui de la Champagne crayeuse. Le livre se finit sur cet aspect. Ce n'est pas un hasard. Roger Dion tente de mettre en avant non pas les problèmes mais l'incroyable resilience des vignobles. Ces espaces sont pour lui non pas synonymes de tragédie mais plutôt d'espérance, d'incroyable « adaptabilité » des sociétés aux innovations et à la modernité. Son optimisme lui permet de conclure ainsi : « La France,

disent ensemble tous ces textes, est un pays où l'histoire de la vigne et du vin éclaire celle du peuple tout entier »60.

Roger Dion présente une histoire, non pas une histoire géologique des vignobles, mais une histoire sociale des vignobles, une histoire qui marquera par la suite, en partie seulement, les travaux en sciences humaines et sociales. À travers cet exercice historique, il souhaite ouvrir des brèches, il offre des clés de lecture différentes. Mais il n'est pas simplement un grand géographe/ historien, il est un chercheur en avance sur son temps, un progressiste.

2) Roger Dion, l'anti-conformiste

Le déterminisme physique ne convainc pas ce professeur au Collège de France. Même s'il est conditionné par une pensée directive liée à une époque (ce que les psychologues appellent une « mode »), il se démarque très vite de ses collègues scientifiques. La nature n'est pas un terreau explicatif suffisant pour comprendre les vignobles. Dès le début des années 1950 (et même avant à travers ses cours), il dénonce la limite du rôle des facteurs physiques pour analyser les espaces du vin. Cela paraît une évidence pour le lecteur d'aujourd'hui... mais le dire au milieu du XXè siècle, c'était avant-gardiste. Dans son article de 1952, pour les Annales de Géographie61, il expose clairement ses points de vue. Tout d'abord, le milieu naturel est un leurre universitaire, une idée toute faite, du bon sens qui n'en est pas ! Un vignoble peut s'implanter n'importe où en France et ce n'est pas pour cela qu'il est présent partout pour autant. Deux stratégies s'opposent.

Tout d'abord, un vignoble s'explique par les efforts faits pour élaborer un vin de qualité. Ce souci de faire du « bon » vin semble être un facteur primordial dans le maintien d'une région viticole. Par contre, si la qualité ne demeure pas une préoccupation importante pour un vignoble, ce dernier continue à exister uniquement s'il trouve un marché de grande consommation, ce qui fut le cas pour le Languedoc. Les axes de communications apparaissent, alors, comme structurants. Mais Roger Dion ne s'arrête pas là. Il ose dire, en ces temps où la géographie physique est prestigieuse, que l'organisation sociale est le critère le plus important, que la causalité n'est pas unique mais structurée en « cascade causale ». La qualité n'est donc pas un simple appareillage des sols et des techniques, mais s'assimile à l'expression d'un milieu... social62. Le vin produit n'a pas la même nature s'il provient d'une parcelle détenue par un « homme de distinction » que par un paysan. Il explique que ce n'est pas la condition sociale qui est la racine de cette explication, mais uniquement les capacités financières investies dans le travail. Autrement dit, un homme de « bonne condition » peut se permettre d'investir de l'argent dans des techniques onéreuses, alors que le simple viticulteur (souvent pluriactif ou agriculteur/viticulteur) ne peut se permettre des investissements trop lourds. La nature propose, les conditions sociales offrent une possibilité d'amélioration63. Il va encore plus loin dans son analyse et commence à entrevoir l'importance des pôles d'entraînement. Les petits vignobles ne

61 DION R., 1952, « Querelle des anciens et des modernes sur les facteurs de la qualité du vin », in Annales de Géographie, n°328, 61éme année, CNRS, p 417-431

62 DION R., 1952, Ibid., p 420

sont pas égaux selon leur implantation spatiale... non pas en terme pédologique, mais au niveau « social »64. Effectivement, les vignobles attachés aux châteaux ou aux villes offrent de meilleurs produits, pour une raison simple : l'influence du dynamisme du lieu (exportations, diffusion des techniques, modernisation, renommée...).

Les facteurs physiques ne sont qu'une couche superficielle qui n'explique pas la profondeur des différences au sein des vignobles. « Le terrain n'est pas un facteur primordial dans la

fabrique du vin... le sol est au même niveau que la peinture pour un tableau »65. Le terroir n'est

donc pour Roger Dion qu'une notion qui sert à représenter l'espace de façon simplifiée aux géographes. Il a conscience qu'il est un anti-conformiste. Une anecdote le prouve. Lors de son intervention au colloque à Bordeaux en mai 2005, Warren Moran66 projette un petit bout de papier griffonné à la main. Ce mot est écrit par Roger Dion. Il répond à l'étudiant qu'était Warren Moran à la fin des années 1950. Le professeur Dion lui envoie des articles (introuvables en Nouvelle Zélande) accompagnés d'une lettre où il lui dit qu'il existe un fossé important entre les visions géographiques du vieux continent et celles des pays plus « récents ». « Au moins

pourrez-vous, d'après ce que je vous envoie mesurer toute la distance qui sépare la géographie humaine des vieux pays de celles des pays neufs ». Roger Dion avait conscience que le

déterminisme physique ne pouvait tout expliquer, que les sociétés assuraient une meilleure explication scientifique. Il était un anti-conformiste pour l'Europe, un chercheur en avance sur son temps, un chercheur plus proche des postures heuristiques anglo-saxonnes.

Son explication conquit nombres de géographes. Dans les années soixante, il est le géographe/historien incontournable pour les universitaires travaillant sur les problématiques viticoles. Même si la plupart d'entre-eux continuaient à faire une partie sur les sols, le climat... ils introduisaient la dimension sociale dans leurs travaux, surtout pour ceux qui traitaient de la question tant appréciée qu'est la qualité, thème majeur des travaux de la deuxième moitié du XXè

siècle.

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