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L'espace des acteurs ; quand le proskenion intègre le koilon

C) « L'avènement de la qualité » dans les écrits géographiques

Chapitre 2 : Interactionnisme des acteurs et complexité spatiale

B) L'espace des acteurs ; quand le proskenion intègre le koilon

Les comédiens de la Grèce Antique jouaient sur un espace scénique (le proskenion) qui faisait face aux gradins (koilon) où se trouvait le public. La rupture se matérialisait par l'artefact entre le « plat » de la scène et la mise en « relief » des marches de la tribune. Puis, le théâtre se modernise et les acteurs occupent de plus en plus d'espace. Ils vont même déambuler dans l'espace des spectateurs, faisant d'eux aussi des acteurs à leur insu. Les représentations vont même devenir publiques, au premier sens du terme, elles vont se faire au sein de la rue. En terme de construction territoriale, la même logique s'observe. Les acteurs ne sont plus uniquement institutionnels, les individus interagissent entre eux, à toutes les échelles, à tous les niveaux. Les acteurs sont prisonniers de leur espace (selon Cl. Raffestin). Pour s'en libérer, ils proposent des actions « planifiés » dans un programme (immatériel généralement). Mais cette syntagmatique connaît ses propres limites à travers les systèmes d'interactions.

142 CROZIER M, FRIEDBERG E., 2004, L’acteur et le système, Ed le Seuil, Essais, Points 1ère édition 1977, p. 458-459

1) L'acteur et sa « prison originelle »

Les individus deviennent donc des acteurs, qui plus est des acteurs multicasquettes. Cette apparente « démocratisation » du rôle géographique de chaque personne ne libère pas pour autant l'acteur de son enchaînement à sa « prison originelle », l'espace. Les acteurs demeurent des « actifs géographiques ». Par cette expression, il faut comprendre que ceux qui agissent le font forcément sur un espace. Autrement dit, l'espace peut être lu comme une construction matricielle de l'action. Cl. Raffestin parle donc de « prison originelle »144. Mais il n'est pas le seul géographe à penser l'acteur par rapport à son emprise spatiale. J. Lévy le confirme. « Tout acteur est un

acteur spatial, dans la mesure où le moindre acte met en relation l'opérateur et l'espace. [...] L'action individuelle et collective est tout à la fois organisatrice de et organisée par l'espace »145. L'interférence entre ces deux composantes géographiques met en exergue une complémentarité, une dialogie ; l'acteur crée l'espace, l'espace crée l'acteur. Pour reprendre l'analyse de Claude Raffestin, la logique est la même que celle d'une prison. L'espace devient donc non plus une matérialité de l'action, mais un champ d'action, au sens sociologique (« un microcosme autonome

à l'intérieur d'un macrocosme social »146).

L'espace d'action conditionne l'acteur à sa véritable fonction, celle de construire son espace de vie. Un espace non usité par ses utilisateurs ne peut faire l'objet d'action. Il faut une symbiose entre l'espace et son habitant (ou utilisateur) afin que ce dernier puisse agir. Une fois qu'il se l'approprie, via son action intentionnelle ou non intentionnelle, il ne s'agit plus d'espace d'action mais de territoire d'action. « C’est ainsi que nombre d’acteurs et d’agents sociaux se spatialisent

ou plutôt se territorialisent, dans la mesure où le rapport privilégié qu’ils entretiennent avec leur espace d’action transforme celui-ci en territoire. Plus généralement, on appellera acteur ou

agent territorialisé »147. Par cette transformation du champ d'action en territoire actionnel, la

prison originelle qui conditionne l'acteur aux décisions collectives laisse place à une construction idéelle des différents modes d'agir des usagers de ce territoire. « L'espace est la prison originelle,

144 RAFFESTIN Cl. 1980, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, collection géographie économique et sociale, p. 129

145 LEVY J., 1994, L'espace légitime, sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de la fondation nationale des sciences politiques

146 BOURDIEU P., 2000, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 56

le territoire est la prison que les hommes se donnent »148.

Pour sortir de sa prison, ou plutôt pour construire sa geôle, celle qui lui convient le mieux, l'acteur se fabrique un programme. Non pas politique, mais un programme en tant qu'ensemble des actions qu'il se propose d'accomplir dans un but déterminé qui justifie la réalisation de ces actions. Autrement dit, l'acteur est forcément syntagmatique s'il veut pouvoir construire son territoire.

2) L'acteur syntagmatique

La syntagmatique évoque la réalisation d'un programme de la part d'un acteur. Bien évidemment, les politiques sont les premiers syntagmatiques. Mais selon la logique actorielle, tout le monde met en place un schéma d'objectifs à atteindre et s'en donne les moyens pour le réaliser. Cependant, les multiples acteurs ne s'aperçoivent pas forcément qu'ils organisent leur « action » selon un plan prédéfini. Le premier des programmes s'articule autour des sources d'incertitudes149 qui se traduisent par une capacité à jouer sur n'importe quelle scène, en adéquation avec les autres parties présentes sur l'espace, selon leur propre interprétation. Avoir et exécuter un « programme » (au sens premier du mot) s'avère être une dialectique (voire une didactique) entre les différents acteurs du système. Tout acteur possède un programme de base gravitant autour de trois axes150.

La compétence en est le premier. Pour un acteur, être compétent, cela signifie qu'il dispose de marges de manoeuvre au sein même d'une organisation (système ?) sociale, ou du moins d'un

148 RAFFESTIN Cl. 1980, Ibid, p.129

149 Les sources d'incertitudes sont la matérialité (surface) des zones d'incertitudes. La sociologie des organisations considère qu'il est impossible de prévoir ni les comportements des individus au sein d'une organisation, ni les aléas événementiels. A cause de ces variables, entre les organisations et ses membres surgissent des zones d'incertitudes relevant des incapacités à prévoir ce qui va se passer. « Toute organisation est soumise en permanence à des masses d'incertitudes très élevées. techniques. commerciales. humaines. financières. etc. Celui qui les maîtrise le mieux par ses compétences et son réseau de relations communications. qui peut donc prévoir ces incertitudes détient la plus grande ressource de pouvoir Ses comportements sont alors imprévisibles. L'incertitude existe toujours à tous les niveaux conférant par là même de l'autonomie aux acteurs. L'incertitude étant, par définition. mal définie. on préfère parler de zone d'incertitude pour délimiter les lieux où il va où il peut se passer quelque chose ». (définition de Bernoux)

groupe. Cette capacité à intervenir dans un domaine de prédilection légitime les actions de tout acteur. Personne ne met en doute la compétence en viticulture d'un viticulteur, ni même celle en gestion administrative d'un directeur institutionnel comme R. Feredj au CIVB ou N. Couraud (entre autres) au syndicat de Saint-Emilion. La compétence est une fraction de liberté créditée par le statut et le rôle que la communauté confère à l'acteur, sans pour autant vérifier sa formation. Le deuxième axe du programme de base que chaque acteur met en place est l'interactivité. L'acteur vit en société, il opère au sein d'un groupe tout en étant un individu à part entière. De plus, il tient un discours parfois paradoxal selon la casquette qu'il endosse. La dernière base de ce programme s'apparente à la réflexivité. Cette dimension plus psychologique de l'acteur demande un questionnement de fond sur « l'identité » de l'individu, un retour sur le « soi profond », s'interroger sur ce qu'il fait en accomplissant tel ou tel acte. Mais les effets du psychisme sur l'action s'apparentent quand même au conditionnement groupal, E. Friedberg l'illustre très bien dans ses travaux. « C’est que la participation n’est pas un problème de

motivation psychologique ou affective. Il n’est pas possible de motiver quelqu’un à faire quelque chose contre son intérêt tel qu’il le comprend ; et la psychologie individuelle n’y est que pour bien peu de chose. Il n’y a pas en effet des individus « qui participent » et d’autres « qui ne participent pas ». Il n’y a que des individus qui, étant donné les structures et leurs atouts, jugent préférable et possible de s’engager de façon consciente dans la vie de leur organisation, et

d’autres qui, pour les mêmes raisons, préfèrent ne pas s’engager »151.

Toutefois des intentions plus complexes enrichissent souvent ce programme de base. Les intentionnalités complexifient alors le système et le territoire (où se déroulent les actions) prend tout son sens à travers cette complexification systémique. C'est alors qu'apparaissent des contradictions, des « loupés », des « manquements », l'acteur oublie trop souvent que les autres acteurs appliquent aussi leur propre programme, c'est la rétroaction du système d'action. « Toutes

nos actions risquent d’aboutir au contraire de ce que nous cherchions à réaliser : l’effet contre-intuitif est au cœur de tout effort d’action collective »152. L'acteur n'est pas seul, il doit prendre en compte le jeu des autres, il fait partie d'un tout, un tout symbolisé par des interdépendances.

151 FRIEDBERG E.,1988, L’analyse sociologique des organisations, Revue Pour n°28, Paris, GREP, p.94

3) Le jeu des interdépendances

Les relations entre les acteurs s'analysent principalement soit par le biais des réseaux soit par le biais des configurations interactionnistes. Cette dernière démarche est ici privilégiée. Tout d'abord, les actions individuelles s'inscrivent incontestablement dans une logique de faits collectifs. L'individu n'est qu'un simple « agent sociologique » qui se place au sein d'un groupe. Du moins, cette vision bourdieusienne rappelle que l'individu est un être sociologique. L'acteur agit uniquement en reproduisant un système de valeurs inculquées collectivement et culturellement. L'action individuelle s'insère dans une logique d'action de groupe, sans pour autant que l'action collective ne se résume qu'à l'accumulation des différentes stratégies individuelles. C'est une « non réciprocité » cybernétique. Mais cette simple reproduction inconsciente de la part des acteurs est une utopie sociale. Chaque individu est conscient d'appartenir à une société, du moins à un groupe, qu'il apprécie ou non153. E. Goffman introduit donc la dimension de la co-présence. L'individu a conscience de son groupe, participe à la construction de ce groupe et interagit avec les autres membres de ce groupe. Mais la co-présence se fait aussi avec les autres individus des autres groupes, et ce à toutes les échelles. De ce fait, les actions deviennent une fin en soi pour l'acteur afin de concrétiser son insertion au sein même d'un groupe « dominant ».

Les acteurs créent un jeu où chaque protagoniste laisse une marge de manoeuvre aux autres joueurs, aussi bien au théâtre que dans la vie. Sur scène, le protagoniste autorise l'interprétation du deutéragoniste, qui ne peut intervenir lui-même uniquement si ce premier lui accorde de la place sur le proskenion. Parallèlement, l'acteur possède trois ressources d'action154 : le support (qui se traduit par la matérialité de l'espace), l'instrument (qui s'assimile à la manipulation concrète ou psychologique) et enfin les valeurs (qualités morales et intellectuelles qui constituent des idéaux-types). Ces « disponibilités » de chacun se conjuguent avec celles des autres, formant ainsi un système d'interactions qui constitue les prises de décisions et fabrique les espaces d'actions. « Chaque protagoniste d'un ensemble pratique, en agissant, met nécessairement en

branle le jeu combiné et subtil de ces trois plans [espace = support, espace = instrument, espace

153 CYRULNIK B., 1999, Un merveilleux malheur, Paris, édition Odile Jacob

154 LEVY J., 1994, L'espace légitime, sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de la fondation nationale des sciences politiques

= objet chargé de valeurs] : la moindre situation, de ce fait même, recèle une spatialité d'une

grande richesse qui résulte de l'articulation systémique – donc, pour le dire autrement, à complexité cumulative – de cette spatialité tridimensionnelle des agirs de chaque individu

concerné »155. Les choix sont nombreux et les acteurs sont bel et bien libres de faire ceux qui les

arrangent. Ou du moins en apparence. Il ne faut pas tomber dans des raccourcis simplistes. Les choix subissent aussi le joug des interactions sociales. Les « agirs » dépendent largement des environnements (décisionnels, sociaux, sociétaux, politiques, organisationnels, institutionnels...). Une fois que toutes les stratégies personnelles se confrontent, les acteurs agissent selon leurs possibilités, leurs libertés d'action finalement limitées et leur « entourage ». « Aucun acteur n’a

le temps ni les moyens de trouver la solution la plus rationnelle dans l’absolu pour atteindre ses objectifs. Il s’arrête à celle qui le satisfait momentanément le moins mal, la solution « la moins insatisfaisante » pour lui »156.

Les acteurs composent entre eux, fabriquent des systèmes. Les « actifs » et les « passifs » se retrouvent au sein d'un même espace d'action, un territoire. L'analyse actorielle se comprend et prend du sens dans une dynamique systémique (pas en termes d'analyse spatiale, mais selon une vision plus « géographie sociale »157).

C) De la comédie grecque à la production hollywoodienne, action et système

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