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C) « L'avènement de la qualité » dans les écrits géographiques

Chapitre 2 : Interactionnisme des acteurs et complexité spatiale

A) Les acteurs attendus, casting des personnages principaux

1) Les « faiseurs de vins », le noyau dur actoriel

Le vin est un produit culturel, social mais, depuis une cinquante d'année, avant tout un produit marketing. Traditionnellement la filière se découpe en trois grandes familles : la production, la vente, la consommation. Un triptyque sacro-saint qui trouve ses origines dans une vision culturelle d'une civilisation profondément judéo-chrétienne. Mais depuis quelques décennies, les travaux partagent la filière en quatre catégories. Il en est toujours question aujourd'hui. Les politologues reprennent cette classification : « production de raisin, fabrication

du vin, intermédiaires de la mise en marché et les metteurs en marché »95. Finalement, ce partage

peut s'expliquer par une expression ; les faiseurs de vins96.

Qui sont-ils ? Les viticulteurs, bien sûr ! Ce terme pose plusieurs problèmes. Ce groupe, qui semble homogène, est déchiré entre plusieurs noms possibles. Et ce n'est pas qu'une guerre des mots, c'est avant tout un positionnement idéologique. Plus de la moitié des viticulteurs rencontrés préfèrent s'appeler des « vignerons ». Viticulteurs, vignerons, n'est-ce pas la même chose ? Apparemment non. Les agriculteurs spécialisés dans la vigne sont des viticulteurs, des individus qui revendiquent une modernité qui se traduit par l'utilisation des techniques innovantes et/ou un « désintérêt » pour les terres qu'ils cultivent. Leur activité s'assimile à un emploi leur permettant de vivre. Ils ne dénigrent pas leurs vignes comme instrument de travail, mais se plaisent à dire qu'ils ne sont plus comme leurs parents. « Je travaille dans mon vignoble matin et soir. Je suis

un viticulteur qui vit avec son temps. Je ne suis pas un de ses illuminés qui se revendique comme

vignerons... c'est fini cet âge »97. « Je suis viticulteur, je trouve que c'est mieux de s'appeler

viticulteur, c'est mieux comme image... mes parents étaient vignerons, moi je suis viticulteur »98.

Malgré cette vision majoritairement rencontrée lors des entretiens, une large minorité (48% pour

94 QUEVA C., 2007, Entre territoires et réseaux : la requalification des espaces locaux en France et en Allemagne. Jeux d'acteurs, d'échelles et de projets, Thèse de doctorat, université Michel De Montagne Bordeaux 3, Tome 1 et 2

95 COSTA O, De MAILLARD J, SMITH A., 2007, Vin et politique, Bordeaux, la France, la mondialisation, Paris, Sciences Po, Gouvernances, p.29

96 Expression récurrente dans la presse spécialisée.

97 Entretien avec un viticulteur à Bourg, anonymat souhaité, le 9 janvier 2006

être précis) souhaite avoir comme étiquette « vigneron »99. Leur profil sociologique est assez simple : personne de plus de 45 ans (à l'exception de quelques jeunes agriculteurs qui conçoivent leur identité à travers le « terroir »), héritier d'un domaine viticole qui date d'avant la Deuxième Guerre mondiale et souvent engagé politiquement auprès de la confédération paysanne (63% des « vignerons », qualificatif souhaité par les personnes rencontrées). Mais les exemples sont nombreux, il ne faut généraliser plus, seuls ces trois critères peuvent être analysés selon les enquêtes de terrain.

« Je suis une vigneronne, c'est comme cela que j'aime m'appeler. Vigneron est un métier très

complexe. Il faut être compétent dans tout. Je suis une vigneronne avant tout. Il faut conduire une récolte et s'occuper du vignoble. Ça part de la taille de la vigne aux autres travaux. L'argent, on l'obtient avec le vin. Une fois, que l'on a fait la récolte, on doit vinifier. Dans l'appellation St Emilion Grand Cru, l'élevage doit durer au moins 15 mois avant la mise en bouteille. Le plus difficile est de former le stock, conduire deux récoltes. Quand j'ai pris la suite de mes parents, je n'avais pas de stocks, car mon papa était exigeant, il ne m'a pas fait de cadeaux, et je ne m'en plains pas, ça m'a donné l'expérience ».

Document 2 : Extrait d'entretien avec Madame M, viticultrice à Saint-Emilion, château Haut Segottes, le 15 octobre 2006

Ces viticulteurs et vignerons sont les mêmes (ou du moins ils ne diffèrent que dans les valeurs qu'ils attribuent à leur travail et donc à leur imaginaire spatial), ils sont les premiers acteurs du monde du vin. En effet, quelque soit leur « dénomination », ils sont le socle de la production viticole. Ils entretiennent des vignobles, font les vendanges (ou les organisent) et une grande part d'entre eux vinifie. Ils sont les personnes-ressources essentielles, le socle du monde vitivinicole. Ils sont les acteurs les plus nombreux, et contrairement au monde cinématographique, les plus nombreux numériquement ne sont pas simplement des figurants100. Ils détiennent un des tous premiers pouvoirs : la constitution du produit qui est la source de toute organisation vinicole. Ils sont importants, même si leur rôle est de plus en plus marginalisé par l'instauration des grandes structures « de business » qui émergent depuis quelques années : les wineries.

99 Cf le point méthodologique en introduction générale

Ces établissements fonctionnent comme des caves coopératives, mais sont détenus par une seule personne ou un groupe (comme par exemple la winerie du groupe Sichel, dans l'Entre-Deux-Mers). Les viticulteurs ne fournissent que le raisin et le vendent à ces caves privées. Ces dernières prennent le relais en fabriquant du vin. Le viticulteur qui fait appel à ces structures perd son rôle de viniculteur. Enfin, une autre catégorie au même niveau que ces viticulteurs et « winers » se partage le stade de l'élaboration des vins : les caves coopératives101. La présence d'organisation collective au sein d'un vignoble offre la possibilité de voir deux types d'espaces vitivinicoles : les vignobles privés où les viticulteurs demeurent majoritaires et les vignobles mixtes, où les coopératives jouent un rôle important. Elles structurent différents types de vignobles. Tout d'abord, elles s'implantent dans les vignobles paysans.

Cette localisation s'explique par la pluriactivité des viticulteurs qui ne se consacrent pas uniquement à l'élaboration du vin, et/ou n'ont ni le temps ni les capacités à vinifier (technique manquante, peu de formation...). C'est le cas de l'Entre-Deux-Mers, du Blayais, du Bergeracois et de Jurançon. Elles sont présentes aussi dans les vignobles à haute image qualitative (Saint-Emilion, Haut-Médoc...) mais n'ont pas la même importance. Elles accueillent seulement quelques adhérents et ne se positionnent pas dans la même logique. En effet, les vins qui sortent de la coopérative de Saint-Emilion ne sont pas clairement étiquetés « vins de coopérative », alors que les vins de la coopérative de Jurançon sont porteurs de l'image coopérative (plus de deux tiers des domaines viticoles de la région de Jurançon vendent leur raisin à la coopérative102).

101 Pour tous renseignements sur les caves coopératives, il est indispensable de se référer à l'ouvrage suivant : ROUDIE P, HINNEWINKEL J-C., 2001, Une empreinte dans le vignoble, XXème siècle : naissance des Vins d'Aquitaine d'Origine Coopérative, LPDA éditions

102 Données de la cave coopérative de Gan. Lors des entretiens personnels, 10 viticulteurs sur 14 rencontrés vendaient toute ou une partie de leur production à cette cave.

Carte 5 : Localisation des caves coopératives dans les vignobles étudiés

Les producteurs de raisins et de vins ne sont pas les seuls à faire partie du noyau des « faiseurs de vins ». Les « revendeurs » constituent la deuxième catégorie. Tout d'abord, la place bordelaise a une spécificité par rapport aux autres vignobles AOC (hormis en Champagne) : les courtiers. Ils apparaissent comme des intermédiaires entre les producteurs et le négoce. Ils touchent 2% de la transaction. Une centaine de courtiers se partage le vignoble bordelais (ils ne sont pas très présents à Bergerac et quasiment inexistants à Jurançon). Ils se rassemblent autour

d'un syndicat. Cependant un quart seulement tient les rênes du système. François Lévêque explique l'importance de ces intermédiaires.

« Il faut quand même que je revienne sur le métier de courtier. Je suppose que vous savez ce que

c'est mais on pense tellement que ce n'est pas utile. En fait le courtier est un intermédiaire. C'est un métier particulier à Bordeaux, très spécifique, très ancré dans l'histoire bordelaise. 85 % des transactions des vins en vrac et 98 % des grands crus. Le rôle du courtier a une véritable importance. C'est l'homme de l'ombre, la courroie de transmission. C'est un rôle primordial à Bordeaux.

On peut se demander pourquoi avoir besoin d'un courtier ? C'est très simple, les deux parties (exploitant et négoce) ont besoin d'un courtier car elles ont besoin d'informations sur la concurrence, sur la vente... On est au courant du contexte du marché. Il a la vue globale du marché. Il conseille son client comme un notaire pourrait le faire.

Prenons un exemple classique, château d'Estournel, qui est sur ma cheminée, fait appel aux services de six courtiers. Il demande des informations sur les négociants. Il va faire la synthèse de ses informations. Si on le conseille bien, ses ventes marcheront. Sinon c'est catastrophique. A Bordeaux, il y a une centaine de courtiers, un dizaine pour les grands crus. C'est donc un milieu très cloisonné. J'ai mis vingt-cinq ans à me faire un nom parmi les courtiers Grands Crus. Certains ont mis plus. C'est un travail particulier. Les quatre-vingt-dix autres travaillent sur les petits vins, rapprochent les acheteurs et les vendeurs qui ont des intérêts qui divergent, puisque l'acheteur veut acheter à prix bas et le vendeur veut avoir un bon bénéfice en vendant le plus cher possible. Le courtier va donc conseiller l'acheteur et va dire au vendeur si le prix du marché c'est ça ou ça. Les gens rentrent alors en relation. Le courtier va faire la transaction avec un bordereau de courtage qui recueille les retentissements de l'affaire. Le courtier se porte garant de cela, que tous les termes du contrat soient respectés. Il est rémunéré à hauteur de 2 %

de la transaction. Ils sont, depuis la fin du XIXème siècle, payé par l'acheteur. Historiquement

c'était entre les deux parties, mais les propriétaires paysans n'étaient pas très réguliers dans le paiement. Un jour, comme un consensus, le négoce a décidé de prendre en charge les 2%. On

trouve des traces du courtier depuis le XIVème siècle. C'est donc un métier fort ancien, mais peu

connu. Une autre particularité de ce métier, c'est la place. Il est différent à Bordeaux par rapport à la Champagne et à Sète. Globalement, il a un regard objectif sur le vin. Il possède une vision pragmatique. On peut donc agacer, mais une chose est sûre, on est respecté. Le classement de 1855 a été fait par les courtiers pour l'exposition universelle. Ils l'ont fait en quinze jours ».

Document 3 : Qu'est-ce qu'un courtier ? (François Lévêque, président des courtiers, entretien le 26 janvier 2007)

Les courtiers organisent donc les transferts entre les deux acteurs les plus importants de l'organisation générale du monde du vin, les producteurs et les négociants. Il convient donc de s'intéresser maintenant à ces derniers, ces acteurs si puissants qu'ils façonnent à eux seuls la réputation des vins de Bordeaux dans le monde entier. Mais qui sont-ils ?

Ils sont nombreux et discrets... voilà un portrait réducteur d'une famille qui se déchire. Selon, Allan Sichel, négociant, président du groupe Sichel et président de la fédération des syndicats du négoce103, quatre cents négociants sont répertoriés, cent dix détiennent le pouvoir de vendre 80% des volumes destinés au marché mondial. Les chiffres officiels du CIVB104

(interprofession du bordelais) sont proches aussi de cette estimation. En réalité, il existe deux grands syndicats de négociants, un pour la place bordelaise, un pour le Libournais. Ce partage illustre bien les enjeux de pouvoirs de cette catégorie d'acteurs, mais ces rapports « conflictuels » seront étudiés plus loin. Ils se partagent en trois sous-groupes. Tout d'abord, les négociants qui travaillent pour les grands crus, les faiseurs de grands vins, ou du moins perçus comme les meilleurs. Ils détiennent les plus grands groupes du monde du vin comme Moueix, Sichel, Dulong (qui a été vendu récemment à une grande entreprise vinicole de France, Les Grands Chais de France), Philippe de Rothschild, Schroder et Schyler, Jean Michel Cazes S.A, Johnston... Une vingtaine d'entre eux contrôle les plus grands vins du monde (donc les plus chers). Ils quittent la ville de Bordeaux et son quartier historiquement dédié au négoce, les Chartrons105, pour s'installer à Blanquefort (par commodités spatiales [notamment plus de place pour agrandir leurs entrepôts] et par avantages fiscaux). Une deuxième catégorie est constituée par le négoce qui fait aussi bien du luxe que du vin plus « démocratique ». Il résiste sur le marché grâce à l'alliance des deux secteurs, qui n'évoluent pas dans le même sens selon la conjoncture. Un des plus emblématiques est Cousin. Le plus grand de cette catégorie est Castel. Mais d'autres sont nationalement connu comme Yvecourt, Prémus Malesan... Enfin, la dernière catégorie se décline en petits négociants, qui vendent principalement localement, voire nationalement mais ne représentent pas de véritable concurrence pour les deux sous-groupes précédents. Les négociants ne sont pas uniquement dans le Bordelais, mais aussi à Bergerac. Cependant, les négociants bordelais achètent aussi à Bergerac. Tous ces différents rôles, du producteur de raisin aux négociants, sont liés les uns aux autres, et peuvent même être joués par le même acteur. Cette nouvelle tendance des mélanges des genres s'explique par les mutations des espaces du vin. En effet, les établissements Dulong, rachetés par J.P Chenet (une grande marque de vin de table), se diversifient en construisant une winerie au nord de Bordeaux. Cette maison de négoce devient donc productrice de raisins, acheteuse de raisins et vinificatrice. La société Dulong possédait 500

103 Entretien avec Allan Sichel, le 8 février 2007

104 http://www.vins-bordeaux.fr

105 ROUDIE P., 2007, « Châteaux et Chartrons », in 7e séminaire internationale de l'université d'Angers, publication interne

ha de terrain à Saint-Savin (nord-ouest de Bordeaux). Les terres ont accueilli une winerie moderne. « Cet outil de vinification est unique en Aquitaine. C'est innovant. Le metier pour le

négoce bordelais est d'acheter du vin, pas de le produire. C'est une innovation. On achète des produits finis. On ne contrôle pas à 100 % la qualité du produit. Alors qu'aujourd'hui, nous sommes dans le monde de la traçabilité. Il faut contrôler le produit d'où un concept de winerie à l'australienne ou à l'espagnole. On couvre 450 ha de vignoble, 65 viticulteurs. Tous ont signé un

partenariat pour une culture raisonnée, 25 000 hectolitres en AOC de vins vinifiés »106.

Ce changement de conception matérialise le pluralisme actoriel des personnes influentes des vignobles. Mais en contrepartie, la société Dulong a cédé des parts à la société Les Grands Chais de France (J.P. Chenet, entre autres). Un acteur ne joue plus un seul et unique rôle, tout se complique... Les acteurs plus « classiques » se sentent perdus face à ces changements, comme l'explique Eric Dulong, lors d'un focus group107.

ED : car la société Dulong était propriétaire de terrains là-bas. Quand on a investi dans la winerie (6 millions d'euro), on a trouvé cela stratégique. On vinifie selon les autorisations accordées ; Bordeaux, Bordeaux sup, côtes de Bourg

FG : pas de Premières côtes de Blaye ?

ED : non car on n'a pas la demande de ce produit. C'est très difficile. FG : le projet des 5 côtes ?

ED : ils ont tout à y gagner, mais j'ai l'impression que c'est en stand by. On a une offre atomisée, irréelle et incompréhensible.

FG : quand vous dite une marque Grande distribution, vous voulez dire quoi ?

ED : ce sont les produits des grands magasins, les produits libres comme la marque Carrefour, l'âme du terroir pour Cora... Les distributeurs ont leur marque. C'est 35 % des ventes de la grande distribution. Il y a donc des fournisseurs pour ces marques.

FG : vous jouez sur ce tableau ?

ED : on joue sur tous les tableaux. La grande distribution est un mastodonte, donc il ne faut pas le négliger. Mais les droits d'entrées sont énormes. On se fragilise. Si je dis niet, ils savent qu'il y en a 25 qui attendent derrière.

FG: ça veut dire que vous passez des contrats avec les viticulteurs ?

ED : sur le raisin, oui. Aujourd'hui malheureusement on a le choix. Au départ, on a peiné à trouver des viticulteurs prêts à nos apporter leurs vendanges. Aujourd'hui certains viennent de leur propre grès. La situation des viticulteurs est dure. J'en ai vu pleurer lors des réunions de présentation des résultats de l'année.

Les courtiers étaient perdus face à ce nouveau fonctionnement. Un négociant ça ne devait pas vinifier.

ED = Eric Dulong, FG = organisateurs du Focus Group

Document 4 : La nouvelle stratégie du groupe Dulong, entretien avec un négociant multicasquette

106 Entretien en Focus group avec Eric Dulong, le 20 juillet 2006

107 Le focus group est une réunion-séminaire où plusieurs individus dialoguent à partir d'un question semi-directif. Ce focus group a été réalisé pour le programme régional du Cervin.

Les acteurs peuvent aussi être des personnes regroupées au sein d'une même organisation, à savoir des institutions (au sens d'un organisme privé ou public établi pour répondre à des besoins déterminés d'une société). Par leur nature transversale, elles jouent un rôle majeur pour les espaces du vin dans le Sud-ouest de la France. Elles structurent et légitiment les décisions prises par l'État ou l'interprofession. Ces institutions sont des acteurs de premier ordre. Cependant, elles ne sont que le reflet de différents acteurs vus précédemment, en les liant les uns aux autres.

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