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Introduction Partie

4.2. Le trouble face aux politiques de remembrement (1960 / 1970)

Analyser l’émergence des problèmes publics nécessite d’identifier les entrepreneurs de causes, de présenter leurs ressources et celles (éventuellement) de leurs concurrents. Cela demande aussi de questionner les conditions de réussite des stratégies et des récits qui vont produire des cadrages suffisamment puissants pour conquérir une audience et travailler les représentations dominantes. Cefaï et Terzi (Cefaï et Terzi 2012a, 104) indiquent qu’il faut également être attentif à ce que pourrait occulter la trame d’une sociologie constructiviste des

58 Selon le témoignage d’une agricultrice retraitée de 85 ans, il n’était pas rare lorsqu’elle était enfant de

récolter un tombereau (remorque attelée à un cheval) de pommes par pommier.

59 Chêne émondé pour le bois de chauffage.

60 "Les bocages, histoire, écologie, économie : Table ronde, C.N.R.S., "Aspects physiques, biologiques et humains

des écosystèmes bocagers des régions tempérées humides", I.N.R.A., E.N.S.A. et Université de Rennes, 5, 6 et 7 juillet 1976

118 problèmes publics. En effet, l’analyse du processus de mise à l’agenda politique, la description des ressources d’associations, d’institutions et de gestionnaires de ces problèmes au sein d’arènes pourrait sous-investir ce que la sociologie « pragmatique » place au cœur de sa démarche : « l’expérience des acteurs en interaction, le fait qu’un problème public nait du

doute répété de situations quotidiennes suscitant un sentiment de malaise. » (Cefaï et Terzi

2012a, 104).

Ainsi, Cefaï définit de la façon suivante les problèmes susceptibles de prendre sens dans l’expérience quotidienne :

« Les situations problématiques sont indissociables de champs d’expérience… dans lesquelles elles sont identifiées, caractérisées, définies, interrogées, jugées… Une situation problématique émerge quand les choses ne vont plus de soi et que l’équilibre harmonieux entre la vie collective, le milieu écologique dans lequel elle s’inscrit et les univers d’artefacts qui articulent des formes de vie est rompu » (Cefaï et Terzi 2012a, 16).

La structuration des problèmes publics ne saurait se résumer à la lutte entre des protagonistes stratèges. Il y a, avant même la première prise de conscience, l’expérience sensible d’un désordre qui s’instille dans le quotidien. Cette étrangeté à l’origine du questionnement agroforestier tient au retrait souvent radical des arbres de l’espace agricole, selon la vigueur de la politique de remembrement localement mise en œuvre. Or, cette expérience d’un fort doute a commencé par toucher les agriculteurs eux-mêmes, ceux en tout cas qui avaient bien connu les équilibres que permettaient les arbres dans la société agraire de la polyculture-élevage. Ce doute commence donc chez les agriculteurs inquiets de voir mis en cause un cadastre fièrement matérialisé par les arbres et les haies :

« Les tracteurs exigent des accès de meilleure qualité alors supprimez les chemins étroits, les haies, les brises vent, les talus, les fossés, les clôtures qui séparent les parcelles éparpillées. Produisez pour nos villes qui souffrent du rationnement ! » (Maurion A. 2014).

Audrey Maurion, réalisatrice du documentaire « Adieu paysans » (Maurion A. 2014), illustre avec justesse la CSM de modernisation agricole et ses remembrements. Nous nous sommes inspirés de ce documentaire pour faciliter la perception du trouble paysan, point de départ de la préfiguration du problème agroforestier.

Telle était en effet l’injonction de l’Etat vis-à-vis des paysans alors pointés du doigt à l’issue de la guerre, notamment via la dénonciation du marché noir. Attaquée, la forêt paysanne, modelée pendant des siècles par le labeur des paysans, laisse place à la politique du remembrement et à l’avènement dans la société paysanne d’une fonction sociale spécialisée, le géomètre. Le remembrement amorce la révolution verte, bond rapide d’une agriculture française de

119 subsistance à l’aire de la modernité. Souvent oublié, l’ampleur du remembrement61 déclenche

tension et rancœur dans les campagnes :

« - Alors vous m’avez parlé l’autre jour chez vous de votre terrain du bas ? - Oui !

- Qu’est-ce qu’il y a dans ce terrain du bas ? - Bah, c’est un terrain qui est pas mal ! - Vous voulez les garder pourquoi ?

- Parce qu’il me plait bien là où il est et puis j’ai des arbres dedans, oui j’ai des arbres dedans !! » (Maurion A. 2014)

Le constat est posé : le remembrement, au-delà d’un simple aménagement du territoire, touche à la mémoire familiale, à la propriété. Il sous-estime que, dans la culture paysanne, chaque champ, chaque terre est unique et les modes de coévolution avec la nature sont complexes et diversifiés. Le mot « terre » signifie aussi bien la parcelle que l’on a reçue en héritage que le champ que l’on travaille. Elle représente aussi bien la ferme qui fait vivre que la condition paysanne. La terre est associée aux souvenirs de ceux qui l’ont cultivée. Chaque champ porte un nom choisi par des ancêtres, souvent pour ses caractéristiques pédoclimatiques. Il y a dans cette CSM de modernisation agricole l’expérience d’un trouble qui déstabilise les générations de paysans les plus âgées et perturbe les liens sociaux des campagnes à travers la refonte et la redistribution du parcellaire. Cette politique touche à la terre et, dans son prolongement, aux arbres qui définissaient ses contours en plus de fournir denrées, matériaux et énergie. À l’instant de l’échange, on met en avant ses qualités, on cache ses défauts, on lance des procédures pour différer le moment de s’en séparer :

« - Messieurs, nous avons à examiner maintenant la réclamation de M. Kervedier.

- Alors j’ai fait trois demandes de réclamations. Premièrement on m’a attribué de la terre qui est de qualité 3, alors que ça ne vaut pas 3, c’est de la terre 4. Alors moi je veux que l’on change ça. Et puis j’ai un joli verger derrière tout prêt de mon habitation avec des arbres greffés, on me l’a enlevé à mon insu et je demande que ça me soit remis ! Et puis je demande pour le passage de l’autre bout, je demande que le voisin puisse passer derrière le bâtiment de notre ferme, comme ça c’est chacun chez soi, les bêtes de chez nous n’irons pas chez lui et les siennes ne viendront pas chez nous ! Il y aura moins de chicanes et tout le monde sera content »

(Maurion A. 2014).

Les tentatives de conciliation ont été bien souvent arbitraires, au nom de l’intérêt général et de l’ampleur de la tâche. Ce sont des millions de kilomètres de talus qui sont rasés en quelques décennies, d’innombrables arbres destitués de la société agraire, bien souvent entassés dans un coin et laissés à l’abandon ou brûlés. Ces coupes à blanc ont parfois épargné les plus beaux sujets aux ports élancés. Les arbres isolés de nos campagnes sont l’héritage d’un sursaut de

61 Le remembrement a été porté politiquement par un cultivateur et syndicaliste breton, F. Tendiprigent, ainsi

120 respect pour leur longévité et souvent aussi parce qu’ils avaient été plantés en lieu et place des bornes du cadastre. En revanche, l’âme parfois étrangement humaine des ragosses et autres trognes, tombées dans la désuétude de l’ère moderne n’a pas été épargnée. Rien ne l’a sauvé, pas même sa production de biomasse, rapidement déclassée par le pétrole. Élément central de la forêt paysanne, la trogne était pourtant la source d’énergie du quotidien et fournisseur de matériaux gratuits. Concurrencée par le pétrole nettement moins gourmand en main d’œuvre, le remembrement a laissé derrière lui ces ragosses à l’oubli, entassées dans les coins de champs. Ils ont été bien souvent les derniers refuges pour le gibier, repère ensuite découvert par les chasseurs, comme l’évoque ce souvenir d’un agriculteur retraité : « Après le remembrement on

chassait autour des tas d’arbres qui n’avaient pas été brulés. Ils étaient pleins de gibiers ! »

(Maurion A. 2014)

Sur le moment, qui se soucie de l’érosion des parcelles et anticipe les dégâts causés par l’aplanissement des talus, l’arrachage des haies et les destructions du bocage et des réseaux de fossés, qui avaient causé tant d’efforts pour assainir les marais ? Le « péquenaud » malgré son attachement aux pratiques anciennes, dut se résigner devant l’alliance du géomètre au politique, associée d’une nouvelle génération d’agriculteurs préoccupés par la productivité. L’Eglise s’était également portée soutien de la modernisation agricole, via la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), créée par souci de juguler un potentiel mouvement de déchristianisation du monde rural.

« - Alors on est allé s’en trouver pour le remembrement, pour en finir.

- Oui le terrain est aussi bon, comme avant ?

- Bah peut-être pas, mais enfin ça peut aller quoi. On est bien obligé d’accepter ce qu’ils nous ont dit quoi ! Y’en a qui se plaignent qui n’ont que de la lande. Y’en a qui n’en ont à leur porte et qui ont un petit peu de lande et ils se plaignent encore ! Tu vois ! Faut pas se plaindre tout le temps. On est obligés d’admettre tel que c’est fait, content ou pas content c’est comme ça ! »

(Maurion A. 2014)

On comprend ici la pression normative de la configuration de modernisation. Il a d’ailleurs fallu du temps pour que cette amertume s’apaise, dans l’esprit de cette génération de paysans attachés aux arbres comme plus généralement aux pratiques traditionnelles de la polyculture-élevage. Et puis, dans cette modernisation agricole galopante se produit une étrangeté qui peut être interprétée comme un acte de résistance d’élus locaux ou des services de l’aménagement du territoire. En effet, à contre-courant des politiques de remembrement, l’agriculteur Claude Jollet, régulièrement qualifié de pionnier en France, expérimente l’installation des premières parcelles agroforestières intra-parcellaires à la fin des années 1960 en Charente-Maritime. Pourtant, le concept d’agroforesterie n’a encore jamais été nommé et n’existait que sous la forme des pratiques traditionnelles.

« À la fin des années 1960 je me suis installé sur 50 ha. (…) Afin de cultiver des céréales, j’ai acheté des parcelles de taillis, mais j’ai rapidement rencontré des problèmes pour obtenir de

121

nouvelles autorisations de défrichage ». Un compromis est trouvé, le jeune agriculteur peut continuer à mettre en culture des parcelles boisées s’il y plante des rangées d’arbres. » (Omnès

G. 2005)

Ces cinquante hectares de parcelles, aux arbres et cultures mélangées depuis le début des années 1970, n’ont été liés à l’agroforesterie qu’à la fin des années 1990, lorsque Claude Jollet a découvert, via un article de Christian Dupraz, l’existence du concept qu’il pratiquait depuis plus de 20 ans. Au milieu des parcelles traditionnelles constituées de prés-vergers, des noyeraies du Dauphiné et autres pêchers de vignes de Saumur, les parcelles de noyers et merisiers sur céréales de Claude Jollet sont les rares que l’on peut qualifier d’agroforesterie moderne, dans le sens où elles ont été aménagées en pleine modernisation agricole. Au-delà du cas de cet agriculteur pionnier, nous voulons également observer la résistance de nombreux agriculteurs qui ont fait perdurer les pratiques traditionnelles de l’arbre en agriculture, au risque de se voir assigner par la profession les stigmates du paysan. Le climat général des années 1960 était en effet aux opérations foncières particulièrement brutales dans les communes qui ont mené, les premières, les remembrements. Au début des années 1970, le rythme était encore de 350 000 hectares par an pour s’abaisser à 150 000 hectares en 1975 (Saussay C. 1986, 36). Il est probable que les mouvements locaux que nous allons maintenant présenter ne sont pas étrangers au recul de ces aménagements fonciers.

4.3. Les contestations environnementalistes d'opposition aux remembrements

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