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La réaction féodale : première enclosure de l’espace agraire et ses perceptions

Introduction Partie 1 :

1.1.1. La réaction féodale : première enclosure de l’espace agraire et ses perceptions

Le Moyen Âge s’éteint aux XIVe et XVe siècles avec la crise des revenus seigneuriaux,

pour ouvrir les profondes évolutions libérales des temps modernes. Cette crise fait suite à une période transitoire où l’on assiste à la disqualification du servage, quelquefois par désuétude, majoritairement sur la base d’un raisonnement économique (Bloch M. 1931a, 111). Ce vent de liberté projeté sur les masses laborieuses paysannes atteint son paroxysme avec la guerre de Cent Ans (de 1337 à 1453), période marquée par de sanglantes jacqueries, véritables révoltes paysannes dans un contexte d’impuissance de la seigneurie à garantir sa mission de police et d’ordre public.

L’ampleur des violences, à laquelle s’ajoute la virulence des épidémies, plonge la population paysanne dans une profonde misère qui, paradoxalement, installe lors de la reconstruction des conditions plutôt favorables aux paysans. En effet, cette période observe de forts mouvements de population, avec parfois l’abandon de villages entiers, poussant ainsi les seigneurs, maîtres du sol, à proposer de meilleures conditions aux paysans, notamment en généralisant la transmission héréditaire des tenures5 (Bloch M. 1931a, 120).

La seigneurie après les guerres du XVIIe siècle est revancharde vis-à-vis des droits concédés aux tenanciers, dont en particulier le statut héréditaire du métayage6 et l’usage des communs. Pour illustrer l’économie de subsistance permise par les biens communs progressivement mis en cause, voici un extrait de l’article « Paysans et Forestiers » d’Olivier Nouagarède qui retrace les usages de subsistance paysanne en forêt qui ne sont autres que de l’AF:« C’est grâce aux

droits d’essartage, de pacage7, de faucillage, de panage et de glandée, mais aussi d’affouage8 de bois mort et de marronnage ; que la forêt est pour le paysan un lieu potentiel de culture, un espace pastoral complémentaire, une épicerie naturelle, un gisement d’énergie et d’engrais, une réserve de bois matériaux. C’est enfin pour eux une boucherie, car s’ils n’ont pas le droit de chasse, ils y braconnent. Si le paysan cherche à prélever en forêt les fruits de sa subsistance dans un écosystème complexe dominé par l’arbre, l’État et les seigneurs privilégient le bois et

5 Désignation des fermes.

6 « Contrat par lequel le propriétaire ou l'usufruitier d'un bien rural le donne à bail pour une durée déterminée

(9 ans) à un preneur qui s'engage à le cultiver contre partage des fruits et des pertes. »(Larousse, 2020)

7Droit de faire pâturer les troupeaux en forêt. 8 Droit de ramasser les bois morts pour se chauffer.

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le gibier. Aussi, très vite, paysans et propriétaires et gestionnaires des forêts s’opposent en permanence sur les droits d’usages » (Nouagarede O. 1995, 274).

Protégées par la coutume du haut Moyen Âge, ces normes ne permettaient pas de réinterroger l’emploi de ces terres. Les droits coutumiers étant dès lors identifiés comme des facteurs de la crise des fortunes seigneuriales, ils sont combattus par l’élite renouvelée, sensible aux évolutions capitalistiques. Les seigneurs mettent donc en œuvre des stratégies pour reconquérir un pouvoir économique via la reconstitution des domaines : « Pendant de longs siècles, tous les

procès relatifs à la maîtrise du sol ou des revenus qu’il rapportait avaient roulé sur la saisine, c’est-à-dire la possession protégée et limitée par la tradition, jamais sur la propriété. (…) Du seigneur de fief ou du vassal, du seigneur de la tenure ou du vilain, qui donc était le propriétaire ? » (Bloch M. 1931a, 133).

Le système féodal fait peser sur la terre une hiérarchie superposée des droits, fondés sur la coutume ou encore sur des contrats établis entre seigneur et tenancier. Ainsi, ces droits et ces usages, organisés par enchevêtrement plus que par délimitation, étaient légitimes pour cohabiter non sans heurts, les uns en même temps que les autres. Cette base juridique organisait donc un accès collectif aux ressources naturelles.

Si les contrats et les titres existaient, on ne peut pas pour autant les décrire par les acceptions de la propriété. L’historien du droit Paolo Grossi définit la notion de « réicentrisme juridique » (Parance B. et al 2014a, 61). Basé sur l’utilité des choses, plus que sur la volonté individuelle, Paolo Grossi met ainsi en évidence que le droit ancien n’était pas structuré autour de la notion de propriété exclusive. Le seigneur propriétaire d’une terre au XVIe siècle en disposait d’une

façon relative, étant donné le développement majoritaire de la tenure héréditaire. Le tenancier, sous ce statut, était donc présenté comme détenant non la propriété de la terre, conçue alors comme un bien inaliénable, mais celle d’un droit sur la terre.

Les tribunaux du roi, signe de l’émergence des premiers monopoles de l’Etat-Nation, se mettent en position d’acteur tiers entre le seigneur et les villageois. Cette justice peut être librement saisie et elle arbitre les conflits en se basant sur les coutumes locales. Elle veille à la préservation des droits et des usages des communautés rurales. Face à l’effondrement de leur rente et par conséquent de leur fortune, les seigneurs empêchés par la monarchie de se réapproprier le sol, ont-ils renoncé au prestige de leur condition ? Cet abandon sous-estimerait l’esprit entrepreneurial de cette classe, inoculé par les intégrations bourgeoises. Au coup de force, le seigneur privilégie dorénavant des méthodes plus incidentes et en phase avec l’évolution de l’économie. Si la réaction féodale est un temps inhibée par l’administration royale (Bloch M. 1931a, 139), la reconstitution du domaine profite néanmoins d’un précédent, celui de l’enclosure anglaise.

« Au XVIe – XVIIe siècles, la réforme des enclosures, fondée sur une conception nouvelle de la

propriété, individualiste et exclusive, a permis aux grands propriétaires anglais d’exclure des terres communes des masses considérables de pauvres paysans qui les exploitaient depuis le haut moyen âge. Ce mouvement célèbre – cette spoliation légale, comme le rappelait le chancelier Thomas More – a donné naissance à une nouvelle société capitaliste, efficace,

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inégalitaire et urbaine, qui a permis ensuite à l’Angleterre, puis à tant d’autres pays européens de disposer d’une main-d’œuvre suffisante pour entamer le fameux « take-off » (décollage industriel) à la fin du XVIIIe siècle. » (Parance B. et al 2014b, 9)

L’aristocratie, réalisant l’opportunité de ce mouvement d’enclosure, mobilise d’abord ce concept aux dépens des espaces et des usages communs, avant de lancer une offensive, arpent après arpent, pour reconstituer les domaines morcelés. La réaction seigneuriale est indéniable sur les communs, puisque ces ressources indispensables dans une économie de subsistance passent directement ou indirectement dans les mains des privilégiés : directement par le droit de triage9 et les accaparements10, indirectement par le droit de plantis11.

Le mouvement d’enclosure, provoqué par la réaction féodale jusqu’à la Révolution, est vécu en France par les populations paysannes comme une tentative d’accaparement des terres sur lesquelles elles détenaient des droits d’usage et des titres d’hérédité. En effet, les seigneurs, qui souhaitent redonner de l’ampleur à leurs domaines, tentent d’imposer une nouvelle organisation de l’espace rural en dénonçant la médiocrité des usages collectifs paysans. Selon les systèmes agraires, ces registres de justifications déclenchent diverses réactions au sein des populations paysannes, de l’opposition totale à une volonté de mise en complémentarité des deux modèles collectifs et individuels. La rationalisation de l’espace rural via l’enclosure agit comme une lame de fond européenne et révolutionne l’accès des populations paysannes aux ressources naturelles.

De la protestation écrite aux attroupements, les campagnes s’enflamment, les assassinats se multiplient en forêt. Les protestations se concentrent contre les maîtres puis les officiers, qu’ils considèrent auteurs de leur spoliation. Certaines communautés avaient en effet obtenu leur affranchissement aux XVe et XVIe siècles au prix fort, ce qui devait les garantir du principe

d’agir librement sur leurs terres et leurs bois. Le manœuvrier12, le laboureur, comme l’artisan,

doivent désormais limiter leurs déplacements, restreindre leur consommation de l’indispensable matière, le bois :

« La maréchaussée a beau saisir le bois coupé ou le bétail pâturant ; elle a beau fouetter et mettre au pilori les contrevenants ; elle a beau bannir et condamner aux galères les récidivistes ; elle a beau avoir même, dit-on, émasculé les paysans délictueux : rien n’y fait. Les usagers insolvables et innombrables se serrent les coudes, méprisent les interdits et

9 « Nous appelons triage la procédure qui consiste pour le seigneur à distraire un tiers des biens communaux de

la communauté ». (Sallmann J.M. 1976, 214)

10 Consiste à faire entrer les biens communaux dans l’orbite aristocratique, à la défaveur de ceux auparavant

concédés aux communautés à titre d'alleux. Ce statut d’indépendance du paysan sur une terre dont l’origine émane du Haut Moyen-Âge a souvent été contractualisé de façon informelle, ce qui l’a rendu fragile au court de l’évolution de périodes fastes ou de crise du pouvoir seigneurial (Sallmann J.M. 1976, 210). En situation conflictuelle, c'était à la communauté de présenter le contrat de la concession, alors que les titres étaient rarement formalisés dans le droit coutumier.

11 Elle attribuait, en effet, au seigneur la possibilité de planter des arbres le long des chemins. Le droit de plantis

n'était bien souvent qu'un « tour de passe-passe » juridique pour retirer aux communautés leurs terres collectives (Sallmann J.M. 1976, 219).

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persistent dans leurs pratiques vitales. La nécessité paysanne de solliciter les forêts est plus impérieuse que la volonté du roi et des seigneurs de n’y produire que du bois pour les villes, l’industrie marine. » (Nouagarede O. 1995, 275)

Cette offensive féodale est caractéristique d’une lutte ancienne entre une élite aristocratique et les masses laborieuses paysannes pour l’accès aux ressources naturelles. Cependant, ces tiraillements sont maintenus dans une forme d’équilibre, localement par les coutumes, ainsi que par la monarchie.

Les perceptions de l’enclosure seigneuriale au sein des populations laborieuses, n’étant pas uniformes, elles sont à préciser.

Le manœuvrier, dans cette société de l’Ancien Régime, est l’un des plus fortement impacté par l’abolition des servitudes collectives. En particulier, les restrictions de jachères ou des « vaines pâtures »13 entraînent la réduction des espaces de pacage. Avec les petits laboureurs, ils sont ainsi les premiers menacés d’un déclassement prolétaire, avec la perte du peu d’autonomie permis par les usages collectifs :

« N’ayant pas de terre ou très peu, habitués à cultiver au jour le jour leurs lopins, trop peu instruits pour s’adapter à des méthodes nouvelles et trop pauvres pour tenter des améliorations qui forcément exigeaient une certaine mise de fonds, si faible fût-elle, ils n’avaient aucun intérêt à une réforme dont ils étaient incapables de profiter. Ils avaient par contre tout à redouter d’elle. Car la plupart d’entre eux possédaient quelques bêtes, auxquelles ils ne pouvaient donner d’autre nourriture que celle que leur offraient, avec le communal, les champs dépouillés, soumis à la dépaissance commune. » (Bloch M. 1931a, 229).

Quant à la question du partage des communaux, accéléré dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, bien que la balance penche fortement du côté des pertes avec l’appauvrissement des ressources collectives, ces paysans sont parfois tentés de réaliser un objectif depuis longtemps vain : devenir propriétaire. Pour la réalisation de cet objectif, les manœuvriers s’allient parfois avec les seigneurs contre les laboureurs, comme c’est le cas par exemple en Bourgogne. Contre l’appétit seigneurial et même des gros propriétaires, il n’y a souvent que l’administration d’Etat pour défendre leurs intérêts :

« Les édits royaux furent plus soigneux de l’intérêt de la masse. Par une manifestation significative de cette traditionnelle sollicitude pour les populations villageoises qui, chez les administrateurs, tendait pourtant de plus en plus à céder le pas devant le souci de la production, ils prescrivaient l’allotissement par ménage avec réserve du tiers seigneurial » (Bloch M.

1931a, 229).

Les laboureurs, principalement organisés en communautés, s’opposent majoritairement au partage des communaux. Comme pour les manœuvriers, la fermeture des landes et des bois les

13 Au Moyen-Âge, la vaine pâture est un droit d'usage qui permet de faire paître gratuitement son bétail en

dehors de ses terres, dans les bords des chemins, les friches, les terres nues de leurs cultures, les bois de haute futaie, les taillis de plus de 4 ou 5 ans et, aussi sur l'ensemble des terres, après la récolte

36 prive de droits de pacage, auxquels ils sont d’autant plus attachés que leurs bêtes dans les troupeaux communs sont nombreuses. Au-delà de cette perte, le partage par ménage du communal représente pour eux l’inquiétude de voir s’installer à leur compte leurs manœuvriers, et par conséquent le risque de perdre cette main-d’œuvre indispensable. Enfin, l’élite des laboureurs régulièrement devenue fermiers sur le domaine seigneurial a, comme son seigneur, un penchant pour le regroupement des terres.

« Les plus riches fermiers plutôt que propriétaires avaient à peu près les mêmes intérêts que la bourgeoisie terrienne. Isolément, ils cherchaient volontiers à attirer vers eux une part du communal. (…) Possesseur ou exploitant des champs assez vastes, formés par des réunions de parcelles, ils étaient aisément gagnés à la cause de la culture continue et des fourrages et ne demandaient qu’à fermer leurs biens, d’autant plus que par un singulier abus, les édits permettaient aux faiseurs d’enclos de continuer à exercer sans aucune restriction, la vaine pâture sur la partie du terroir demeurée ouverte : tout gain et point de perte. » (Bloch M.

1931a, 231)

Le développement de la polyculture élevage au XVIIIe siècle conduit cependant au dépassement

des clivages sociaux de l’Ancien Régime. En effet, l’opposition se recompose sous la forme d’une nouvelle dichotomie sociale. Un premier camp réunit les propriétaires terriens ayant un capital social et économique suffisamment important pour réformer leurs exploitations afin d’intensifier les productions et de répondre aux nouveaux marchés. Dans l’autre camp, les tenures de taille réduite, et permettant à peine la subsistance de la famille, restent dépendantes des ressources obtenues à moindre coût dans les communs. Ces accès étant de plus en plus restreints par l’enclosure, ces dernières ne disposent pas de marges leurs permettant d’investir dans un changement de modèle agricole. Mais, surtout, elles se trouvent dans de larges proportions réduites à vendre leurs modestes biens et offrir leur force de travail aux domaines grossissants ou à l’industrie émergente.

L’enclosure est le prolongement de la réaction féodale dans une société française qui s’ouvre au libéralisme économique. Ce mouvement, malgré les différences de perceptions selon les statuts, entraîne les masses dans l’extrême pauvreté, il est par son impopularité l’une des origines du soulèvement révolutionnaire de 1789. C’est pourquoi, parallèlement, il est difficile pour l’Etat nation en formation d’édifier une nouvelle organisation agricole et sylvicole auprès de populations dépendantes des communs.

1.1.2. L’édification d’une administration forestière, en tension avec les droits d’usages

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