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La configuration sociale de la « modernisation agricole » (1960 / 1970) La modernisation agricole est la première configuration sociale de notre analyse Elle

Introduction Partie

4.1. La configuration sociale de la « modernisation agricole » (1960 / 1970) La modernisation agricole est la première configuration sociale de notre analyse Elle

est représentée en bas à droite du schéma. Cette configuration, marquée par la disparition de la paysannerie comme classe sociale, par le départ des jeunes générations vers les villes et par la modernisation du métier d'agriculteur, conduit Mendras H. à parler de « fin des paysans » (Mendras H. 1967). Gauvrit L. présente les enjeux sociétaux inhérents aux transformations de la modernisation agricole :

« Ainsi s’affirme le point de vue selon lequel le processus de modernisation de l’agriculture française doit s’appuyer non seulement sur une politique de marché et de renforcement des filières, mais aussi sur un changement profond dans les structures d’exploitation, permettant d’une part l’usage des techniques modernes pour accroître la productivité (mécanisation notamment) et d’autre part assurant au monde agricole une parité des revenus avec les autres secteurs tout en garantissant aux consommateurs des prix alimentaires raisonnables et des produits répondant à leurs attentes (qualité). » (Gauvrit L. 2012)

Il s’agit pour notre objet de la rupture historique des années 1960 représentée par les politiques structurelles comme les remembrements, initiés avec le plan Marchal en 1958 puis déployés

113 avec les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Edgar Pisani. Cette politique est alors soutenue par le Cercle National des Jeunes Agriculteurs (CNJA)52, branche jeune et moderniste du syndicat agricole unique, la Fédération nationale des

syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) créée en 1946. La modernisation agricole fut construite dans une nouvelle alliance politique de « cogestion sectorielle (…) fondée sur une

collaboration étroite entre le pouvoir politique et l’organisation professionnelle» (Keeler, 1987,

cité par Muller 2000, 36), qui fait bloc pour relever le défi de l’autonomie alimentaire de la nation. Rapidement, ce projet politique de modernisation réforme les organisations professionnelles qui avaient des fonctionnements autonomes vers une coordination centralisée.

« La complexité même des organisations professionnelles [exige] qu’on abandonne le système de spécialité institutionnelle (avec cloisonnement vertical, indépendance totale des organisations) pour une spécialisation fonctionnelle, où chaque organisation assumerait son propre secteur d’activité mais convergerait en même temps vers un organisme assurant le lien entre toutes les organisations, ayant une autorité reconnue et où se décideraient les choix essentiels, tant en ce qui concerne la politique commune de l’ensemble que les tâches les plus importantes de chacune des organisations […] » (Cordellier et Le Guen 2008, 74)

L’idée stratégique des dirigeants du CNJA a été de rénover à la fois le syndicalisme et la politique agricole, parvenant à terme à exercer l’hégémonie de l’organisation sur une profession réorganisée. Cordellier et Le Guen soulignent en effet le basculement dans une configuration où la cogestion est devenue le seul modèle de représentation des agriculteurs et de l’action publique qui leur est associée. Le CNJA défendait donc l’idée d’une coordination dans un cadre privé et formulait en 1965 un projet précis qui dessinait ce que devint le Conseil de l’agriculture française (CAF) :

« Il est constitué en 1966 entre la FNSEA, le CNJA, la CAF, ainsi que ses trois fédérations (Fédération de la Mutualité agricole [FNMA], Fédération du Crédit agricole [FNCA] et Confédération française de la coopération agricole [CFCA, aujourd’hui rebaptisée Coop de France]) ; l’APCA (Assemblée permanente des chambres d’agriculture) est associée aux délibérations. » (Cordellier et Le Guen 2008, 74)

Cette centralisation des pouvoirs dans le CAF a donc l’effet d’écarter de l’arène publique les voix dissonantes du projet de modernisation de l’agriculture. Les fonctions sociales du développement agricole y sont aussi réorganisées pour former une politique publique nationale (institutions de recherche agronomique et de développement agricole).

52 En 1929 est fondée la Jeunesse agricole catholique (JAC) qui, avec la Jeunesse agricole catholique féminine

(JACF, 1935), va jouer plus tard un rôle important, notamment dans les régions de tradition chrétienne, en même temps que des réseaux d’enseignement agricole par correspondance, en lien avec des écoles, des coopératives et des syndicats. (Cordellier et Le Guen 2008, 7). Le CNJA devient officiellement représentatif aux yeux de l’Etat en 1959 (Cordellier et Le Guen 2008, 74).

114 Ces acteurs de la cogestion ont également une influence sur l’orientation de la politique agricole commune (PAC) créée en 1962. A l’origine, deux instruments étaient fondamentaux dans la PAC : les prix garantis et les restitutions aux exportations. Chaque année et pour chaque secteur de production (céréales, viande, lait…), la Communauté européenne fixait ces prix garantis à un niveau supérieur aux prix mondiaux. Les quantités non vendues étaient rachetées par la Communauté à ce prix, pour être ensuite stockées puis revendues plus tard sur le marché intérieur, exportées vers les marchés tiers ou bien encore détruites. Parallèlement, les produits importés étaient taxés de manière à ne pas concurrencer les produits européens. Les exportations faisaient aussi l'objet d'un soutien pour que les producteurs vendant leurs productions au prix mondial reçoivent la différence entre ce prix mondial et le prix européen plus élevé. Outre la stabilisation des prix, cette politique administrée a eu l’effet d'augmenter considérablement la production de la Communauté. L'agriculteur était incité à produire puisque sa production était toujours écoulée.

En sécurisant les investissements, cet interventionnisme a permis des gains de productivité. Les modes de production ont été standardisés et les métiers de l’agriculture ont été rationalisés. Il s’agit d’un processus au sein duquel l’agriculteur passe d’une position d’interdépendance équilibrée au sein d’une configuration sociale pluraliste (CSP) avec le précédent modèle de la polyculture-élevage53, à une position d’interdépendance asymétrique dans la configuration

sociale monopolistique (CSM) de la modernisation agricole.

La polyculture-élevage était fondée sur des communautés villageoises, dont la caractéristique holistique fait que les pratiques agricoles étaient à la fois très fortement encadrées par la coutume, comme illustrée dans le premier chapitre de la thèse, tout en étant perpétuellement recomposées collectivement. Le paysan était acteur de cette adaptation continuelle et très progressive des pratiques au sein de sa communauté. Il disposait de compétences diversifiées (élevage, agronomie, arboriculture, maraîchage…) en tant que généraliste, capable d’orienter les productions en fonction de la station pédoclimatique et des marchés locaux. Dans cette CSP, le changement social se faisait au long terme, comme le montrent les siècles qui se sont écoulés entre les travaux d’Olivier de Serres et l’adoption élargie de ses principes culturaux.

La rupture est donc radicale avec la CSM de la modernisation agricole qui a développé un nouveau modèle agricole en seulement quelques décennies. Par la standardisation des modes de production, il est question de l’agrandissement du parcellaire qui s’illustre avec les remembrements, mais aussi de la mécanisation ou encore des sélections variétales accompagnées des gammes de fertilisants, herbicides et fongicides, dérivés du pétrole. Ce nouvel appareillage de l’agriculture n’a plus grand-chose à voir avec les rotations de cultures dans lesquelles un légumineux fixateur d'azote, trèfle luzerne54 ou encore pois fourrager était

prévu avant une céréale. Le sarrasin, le seigle, le chanvre ou encore le blé noir et le sorgho

53 Le modèle de la polyculture-élevage s’est développé en France du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du

XXe siècle dans une configuration sociale pluraliste (CSP).

115 fourrager étaient aussi reconnus pour leur effet allopathique sur les adventices55, pour ne prendre que ces exemples.

Les pratiques agricoles de l’arbre ou de la forêt paysanne qui représentaient en 1930 30% du revenu agricole à l’hectare subissent de plein fouet la puissance de cette modernisation avec les remembrements, probablement de façon aussi rapide et brutale que les paysages concernés par cette politique ont été transformés. Les variétés de fruitiers, les techniques de greffage, la reconnaissance des essences d’arbres n’ont plus été enseignées. Toutes ces pratiques qui consistaient à hayer56 une parcelle cultivée pour protéger les cultures des vents desséchants, en

y organisant les strates en fonction des usages, se sont perdues. Comment expliquer autrement que par l’effet du monopole modernisateur, l’exclusion de savoirs du logiciel agricole ? Savoirs qui formaient pourtant un équilibre entre polyculture et élevage sur plusieurs siècles.

Notons par exemple la perte des usages et connaissances qui positionnaient l’arbre en pivot de l’agriculture, de la cépée de châtaigner récoltée pour le bois de chauffe ou les piquets, au surplomb du haut-jet qui matérialisait le parcellaire tout autant qu’il se transmettait pour son bois d’œuvre, en passant enfin par les trognes de mûriers blancs, de frênes, d’ormes et de tilleul, installées régulièrement dans ces haies ou même en alignement intra-parcellaire pour leurs fourrages précieux en saison estivale.

La CSM de modernisation a fait table rase des structures arborées, des variétés anciennes de céréales ou des races rustiques dites peu productives, pour homogénéiser les productions sur quelques variétés et races modernes. Le maïs ensilage ou grain est devenu omniprésent en élevage au détriment des fourrages légumineux. La vache de race prim'holstein a déclassé toutes les autres pour la production de lait. De même que la culture du bois d’œuvre se passe désormais en forêt, les fruitiers sont également cloisonnés dans les vergers. Ces exemples peuvent être multipliés, ils renvoient à la standardisation des productions, mais ils évoquent parallèlement la segmentation des compétences.

Ces exemples sont nécessaires pour illustrer le fait que le métier d’agriculteur s’est profondément réformé pour appliquer le modèle productif moderne. En haut de la pyramide modernisatrice, la figure de l’agronome est institutionnalisée et déployée, notamment avec la création de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) en 1946 devenu INRAE en 2020. Centré sur l’objectif de la productivité, l’agronome, chef d’orchestre des sélections variétales comme des itinéraires techniques, fait faire des bonds spectaculaires à l’agriculture, mais cela en rupture avec l’héritage des savoirs locaux. Entre « l’exécutant » et le « concepteur », la CSM modernisatrice formalise le métier de conseiller avec

55 Plantes sauvages considérées comme des mauvaises herbes au sein des parcelles agricoles. 56 Installation d’une haie péri-parcellaire.

116 l’institutionnalisation véritable des Chambres d’agriculture créées en 192457. La reconnaissance

entière de ce métier par les pouvoirs publics a pour vocation de vulgariser la recherche agronomique et surtout de diffuser le « progrès » dans les campagnes. Le conseiller agricole des chambres a donc cette mission d’intérêt national de convertir à ces nouvelles normes les paysans encore trop attachés aux races et variétés anciennes :

« Les chambres d’agriculture qui, en raison de leur caractère d’établissement professionnel public, sont au service de l’ensemble des agriculteurs et de leurs organisations professionnelles, orienteront leur activité vers l’étude et la réalisation de projets d’intérêt général tels notamment : l’éducation professionnelle, le progrès technique, l’équipement individuel et collectif de l’agriculture. » (Cordellier et Le Guen 2008, 73)

Ce métier, dont les types d’accompagnement ont été par la suite multipliés, parachève cette agriculture dans laquelle le conseiller devient le contremaître de l’agriculteur. À l’image de

« l’appareil bureaucratique » (Crozier M. 1962, 367‑78), l’agronome, le conseiller et

l’agriculteur sont des métiers assignés à des positions hiérarchiques, liées à des compétences rationnalisées et segmentées.

La politique de remembrement illustre les caractéristiques de la CSM de modernisation agricole, elle fait apparaître cette tension nouvelle qui enferme l’agriculteur dans une situation d’interdépendance asymétrique et monopolise les organes représentatifs :

« Sur le plan syndical, l’évolution de la Profession et sa coordination au sein du CAF n’a pas été sans exclusions ni sécessions qui ont préparé la création du Mouvement de coordination et de défense des exploitations familiales (Modef, 1959), de la Fédération française de l’agriculture (FFA, 1969), ou de la Confédération paysanne (1987). » (Cordellier et Le Guen 2008, 73)

Lors de ces réformes, le monopole des acteurs de la cogestion n’a pas plus laissé voix au chapitre aux paysans minoritaires attachés aux systèmes traditionnels :

« S’appuyant sur des antennes locales réparties sur tout le territoire, les organisations syndicales favorisent le travail de sélection des agriculteurs les plus compétents et le départ des plus âgés. Ils appliquent la politique foncière inscrite dans la loi avec l’idée que l’accès à la terre ne doit pas constituer une entrave à la modernisation. En tant que représentants élus des agriculteurs, ils affirment leur légitimité à défendre les intérêts des agriculteurs auprès de

57 « Dotées de faibles moyens, elles n’ont pas de représentation nationale. Ce n’est qu’en 1935 qu’un décret

institue l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture (APPCA) comme établissement public (…) Elles sont dissoutes sous vichy et rétablies en 1949. » (Cordellier et Le Guen 2008, 7).

En 1954, un décret détermine le statut des Services d’utilité agricole et surtout rend possible le développement des chambres en permettant à l’APPCA la perception de « cotisations extraordinaires » et en créant un Fonds national de péréquation des chambres d’agriculture ». (Cordellier et Le Guen 2008, 11)

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l’État, et inversement ils constituent un relai efficace auprès des paysans pour l’application des réformes. » (Gauvrit L. 2012, 1)

Que pouvait bien dire cette génération vieillissante de paysans, bientôt remplacée par la JAC, pour défendre les très productifs prés-vergers58 face aux progrès de la mécanisation ou encore

pour protéger les ragoles59 du bocage breton, dont le bois de chauffage était déprécié aussi vite

que le pétrole devenait abordable ? Nombreux sont ceux qui sont restés dans un silence sceptique face aux déséquilibres sur l'environnement du progrès modernisateur et l’ampleur des investissements que cette nouvelle agriculture demandait.

Malgré ces doutes, le monde agricole s’engageait pleinement dans le schéma productiviste, aidé par la garantie des prix de la PAC. Les réussites étaient nombreuses et l’environnement n’était pas une question malgré l’observation de premières conséquences néfastes. Pourtant, la CSM modernisatrice engageait les agriculteurs dans un processus normatif sur lequel ils avaient peu de prise, puisqu’ils dépendaient de filières de commercialisation longues. Les investissements massifs étaient le prix à payer pour accéder aux standards du progrès. En renonçant à l’autonomie des systèmes de production et aux circuits locaux de commercialisation, le paysan est devenu un exploitant spécialisé. La suppression de l’arbre en agriculture est symbolique de la modernisation des fermes, devenues exploitations.

Pour autant, certains paysans mis en minorité se sont engagés dans les manifestations locales d’oppositions aux remembrements. Dans cette configuration monopolistique où l’État est intervenu puissamment dans l’économie agricole, il est important de signaler la première voix dissonante au sein de l’administration quant aux politiques de remembrements. En effet, dès 1976, des scientifiques ont attiré l’attention sur le rôle des haies en organisant à Rennes un colloque sur l’histoire, l’écologie et l’économie des bocages60. Ces troubles ressentis par des

paysans, militants et scientifiques, ont préfiguré le problème public de l’arbre en agriculture dans un format brut qui n’est pas parvenu à mobiliser l’attention publique.

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