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Les financements européens de la recherche à l’origine d’une reconnaissance scientifique de l’agroforesterie intra-parcellaire (2001 /

Introduction Partie

6.2. Les financements européens de la recherche à l’origine d’une reconnaissance scientifique de l’agroforesterie intra-parcellaire (2001 /

2005)

Les cadrages environnementalistes et productifs, représentés par le bocage (environnementaliste) et l’agroforesterie (productif) deviennent de plus en plus nets, mais ils cheminent jusqu’au milieu des années 2000 sans réellement se côtoyer, comme s’il s’agissait deux sujets distincts. Les forums et les arènes publics sont différents, le monde du bocage et de la haie champêtre intervient sur une scène majoritairement départementale où progressivement les associations locales parviennent à éveiller l’attention des conseils généraux autour de problématiques liées aux paysages, à la pollution de l’eau ou encore à la biodiversité pour financer des campagnes de plantation de haies.

La communauté de la haie et du bocage a cette particularité d’être inscrite sur des territoires, la définition des problèmes était locale, la mise en politique de ces programmes de plantation était donc discutée avec l’institution compétente, c’est-à-dire les départements autour d’enjeux environnementaux partagés. Si ce lien est très précoce avec les départements, aucune représentation au niveau national n’existera avant 2007, où le premier interlocuteur était le ministère de l’Environnement. Les fonds européens ont également peu été sollicités avant cette date au-delà du premier programme « Breizh bocage » mis en place par la région Bretagne dès la programmation 2007-2013. Si aujourd’hui la mesure 4.4 d’aide à la plantation de haies est mobilisée par toutes les régions françaises, on note que le lobbying de ces acteurs auprès de la

147 sphère européenne est récent. Si l’on résume, pour ces acteurs, la trajectoire est ascendante, elle s’organise durablement au sein des territoires, pour ensuite se structurer à l’échelle nationale et enfin seulement après un certain stade d’organisation, ces acteurs contribuent à l’adaptation de la règlementation européenne.

La trajectoire de l’agroforesterie intra-parcellaire est toute autre, elle commence par une situation d’isolement au sein des forums scientifiques français, pour trouver une source de légitimité auprès de la Commission européenne qui permet in fine une reconnaissance en France et à l’international. Longtemps cloisonnée sur un forum scientifique national en mal de reconnaissance entre les mondes sylvicole et agricole, cette poignée de scientifiques qui expérimente l’agroforesterie intra parcellaire ne parviendra à lever les freins politiques de son déploiement dans les politiques agricoles qu’en justifiant son schéma productif auprès de la commission européenne avec le projet de recherche SAFE (Silvoarable Agroforestry for Europe), mené de 2001 à 2005 (Dupraz C. et al. 2005). Avec un budget de deux millions d’euros et la coordination de dix équipes de chercheurs représentant neuf nationalités, ce projet de recherche est à l’origine en 2006 de l’éligibilité en France des parcelles d’agroforesterie intra parcellaires aux paiements directs de la PAC (Circulaire ministérielle DPEI/SPM/SDCPV/C2006-4038).

En effet, ces scientifiques marginalisés ont été contraint de répondre à des appels d’offres européens pour financer leurs recherches sans aval hiérarchique :

« Il y a une anecdote qui est simple pour illustrer la situation en 1999, j’ai donc répondu à un

appel d'offres de la Commission européenne. Le programme de recherche était le 5e programme-cadre à l'époque. Pour faire un projet de recherche en agroforesterie en Europe, on n’a pas réussi au premier appel d'offres, on l'a représenté à un deuxième et dans les deux cas je l'ai soumis sans demander l'accord de ma hiérarchie. Parce que je savais que l'on me l'aurait refusé. Donc je n'ai pas respecté les règles et j'ai signé moi-même la demande de projet et c'est ce qui nous a permis d'avoir le financement du projet SAFE qui a eu lieu de 2001 à 2005 et qui a été vraiment le point de départ de tous les travaux aujourd'hui, qui a donné une certaine légitimité et une fois que la direction de l'INRA a vu que j'avais réussi à mobiliser deux millions d'euros sur ce sujet, ils ont commencé à regarder les choses différemment » - "Elu

AFAF, entretien n°1"

Pour étayer ce témoignage qui insiste sur un sentiment de non-reconnaissance, il nous semble important de préciser que les recherches de sylvopastoralisme évoquées plus haut, initiées dès les années 1980 par l’équipe du CEMAGREF de Clermont-Ferrand et ceux de l’INRAE de Toulouse, ont été réorientées au début des années 2000. Ce choix est motivé par des raisons politiques du fait de la marginalité des pratiques agroforestières, mais aussi parce qu’agriculture et sylviculture étaient envisagées comme des univers sociaux techniques séparés. L'agroforesterie qui cherchait à les rapprocher a de ce fait été incomprise et peu considérée pendant deux décennies.

148 « Oui le CEMAGREF a décidé que ce n'était pas un sujet intéressant et a décidé d'interrompre

toutes les recherches effectivement. Au même moment où l'INRA a fermé les recherches en agroforesterie à Toulouse, où l'on avait réussi à créer une unité qui a été fermée. » - "Elu AFAF, entretien n°1"

Les trajectoires de ces chercheurs illustrent la force de l’opposition à ce type de recherche, manifestée par la spécialisation des systèmes productifs donnée aux recherches agronomiques en France durant ces décennies. Dans le même temps, les issues très différentes qu’ont eues ces trois équipes de scientifiques79 mettent en lumière l’effet de légitimation de la sphère

européenne. Les chercheurs de Clermont-Ferrand, comme nous l’avons vu, ont été contraints d’interrompre leurs recherches lorsqu’ils ont perdu l’aval de leur direction.

Il apparaît que la ténacité de l’agronome de l’INRAE de Montpellier, pour répondre une nouvelle fois à un appel à projet européen sans l’autorisation explicite de ses supérieurs, a permis à la fois de maintenir le financement de ses recherches et même de les étendre au niveau européen. En effet, ce n’est que depuis son rôle de coordinateur du projet européen SAFE de 2001 à 2005 que la reconnaissance de ses recherches a évolué au plan national, et en particulier dans les orientations politiques de l’INRAE, comme en atteste l’extrait suivant du ministère de l’Agriculture dans le cadre de l’évaluation du CAS DAR80 2006-2008 :

“Le projet européen SAFE 2001-2005 sur l’agroforesterie a permis de travailler sur les aspects technico-économiques de l’agroforesterie et de démontrer certaines performances des systèmes agroforestiers modernes. Il a également montré l’intérêt des agriculteurs pour l’agroforesterie et a ainsi mené à la reconnaissance de l’agroforesterie à l’échelle européenne (inscription d’une mesure (222) de soutien à l’agroforesterie dans les mesures forestières du deuxième pilier de la PAC 2007-2013).”81

À ce stade, le choix du cadrage agricole de l’agroforesterie est entériné au détriment de son inscription au sein des politiques sylvicoles. C’est donc bien l’agriculture qui restera dominante dans ce schéma productif, avec des densités de seulement 50 à 100 arbres intra-parcellaires par hectares, contrairement aux précédentes versions beaucoup plus denses.

Plutôt que de mettre en avant les intérêts environnementaux, cette agroforesterie « moderne » s’est centrée sur l’augmentation de la productivité totale à l’hectare en communiquant sur la théorie du « Land équivalent ratio ». Elle met en évidence que l’agroforesterie intra-parcellaire, schéma de productions mélangées, s’illustre par une augmentation moyenne de 40% de biomasse par hectare par rapport aux témoins forestiers et agricoles séparés. En effet, 1 ha d’agroforesterie qui associe l’agriculture et la forêt produit autant de biomasse que 1,4 ha où l’on sépare ces deux pratiques. L’agroforesterie permet, à l’image de la permaculture, de

79 INRAE Montpellier, Toulouse et CEMAGREF de Clermont-Ferrand 80 Compte d'affectation spéciale, développement agricole et rural.

81 Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Évaluation de deux projets d'innovation et de prospective mis en

149 densifier les productions, donc de produire plus sur moins de terres agricoles grâce aux synergies permises par ce mélange. Les arbres en pleine lumière poussent plus vite que dans la pénombre des forêts et la photosynthèse est captée toute l’année sur les terres agricoles lorsque les arbres au repos l’hiver sont associés à des céréales qui poussent l’hiver.

Figure 3 : Land équivalent ratio. Source : (Dupraz C. et Liagre F. 2011)

Cette théorie a notamment permis de mettre en évidence que les arbres avaient une croissance plus rapide en milieu ouvert, cela grâce au protocole qui avait placé un témoin forestier et agricole, en comparaison de chaque expérimentation agroforestière (Dupraz C. 2010). En dépassant les frontières disciplinaires, cette théorie est venue interroger les modèles explicatifs de la spécialisation agricole. Sur la base de ses observations expérimentales, les chercheurs français à l’origine de ce changement de paradigme ont progressivement adapté leurs postures, se présentant non plus seulement comme des theory testers mais en potentiels theory

builders (Deuffic P. et al 2017). Ainsi, ils ont imaginé le schéma productif de l’agroforesterie

tempérée d’Europe de l’Ouest pour l’intégrer aux enjeux agricoles, c’est-à-dire à la productivité et à la durabilité des systèmes.

L’extrait de l’évaluation du CAS DAR 06/08 par le ministère de l’Agriculture souligne l’influence des recherches menées à Montpellier et signe par ce rapport un premier acte de reconnaissance sur la scène nationale :

« Depuis le début des années 2000, on note toutefois un intérêt croissant des agriculteurs pour

l’agroforesterie. Les premières prises en compte de l’agroforesterie dans la réglementation (cultures intercalaires en agroforesterie sont éligibles aux primes PAC depuis 2001) ainsi que

150

plusieurs publications des résultats obtenus sur les parcelles expérimentales existantes (site de Restinclières dans l’Hérault) ont contribué à cet engouement. »(Mercier I. et al 2009)

Outre son profil généraliste, l’initiateur du projet de recherche SAFE endosse le rôle de

boundary spanner (Deuffic P. et al 2017), ou « passeur de frontières », par sa capacité à

mobiliser des réseaux et développer des stratégies d’alliance afin d’obtenir des fonds et multiplier les terrains d’études susceptibles de légitimer la pratique à l’échelle européenne. Nous constatons aussi le phénomène analysé par Patrick Hassenteufel (Hassenteufel P. 2011b) et Sabine Saurugger (Saurugger S. et al 2012) d’utilisation de la sphère européenne pour lever les obstacles et les procès d’illégitimité dans la sphère nationale. Nous observons en effet une « dynamique d’engrenage » qui alimente le processus d’intégration du projet européen (Hassenteufel P. 2011b, 207). Ainsi, la Commission européenne intègre dans son processus politique des acteurs dont les ressources d’expertise lui apportent des informations essentielles sur les contextes nationaux. Leur implication auprès des acteurs de terrain au contact des agriculteurs en fait aussi un relai pour la mise en œuvre des politiques communautaires dans l’échelon national. Donc, la reconnaissance de cette communauté scientifique permet aussi bien de renforcer ces chercheurs dans leur contexte national que de légitimer l’action de la commission sur ces territoires.

C’est ainsi que ce chercheur, en position défavorable au niveau national, a pu renforcer la légitimité des recherches agroforestières au sein de l’INRAE en participant au projet européen SAFE, qui a également permis d’ouvrir des perspectives nouvelles à l’agroforesterie européenne. En effet, l’impact de cette étude fut double puisque ce projet SAFE marque aussi les premiers pas de l’agroforesterie dans le processus d’adaptation réglementaire de la PAC. À la suite de ce projet européen, un groupe d’intérêt agroforestier s’est constitué en France sous l’impulsion de ces scientifiques avec la création en 2007 de l’association française d’agroforesterie (AFAF), complété par les mêmes acteurs au niveau européen en 2011 par la fédération européenne d’agroforesterie (EURAF). Ses membres se sont progressivement organisés pour exercer leur influence auprès des parlementaires européens, qui sont de plus en plus courtisés du fait du renforcement des compétences du Parlement, de la structuration des intergroupes et des auditions par les commissions parlementaires. L’élection des parlementaires au scrutin proportionnel favorise également la représentation européenne de partis minoritaires au niveau national dont ceux de l’écologie, même si nous allons voir que le mouvement agroforestier tient à sa neutralité dans le jeu politique.

6.3. Justifier les pratiques agroforestières par des programmes de R&D (2000 /

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