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De la haie au bocage poreux, une évolution parallèle au mouvement d’enclosure

Introduction Partie 1 :

1.2. Une révolution agraire vers l’individualisme qui place l’arbre en pilier de la fertilité

1.2.1. De la haie au bocage poreux, une évolution parallèle au mouvement d’enclosure

Avant la seconde révolution agricole de la polyculture élevage (XVIIe-XIXe), les sociétés d’Europe du Nord subsistent sur un système stable issu de la révolution agricole médiévale19 initiée au Xe siècle. La révolution agricole médiévale est fondée sur l’assolement

triennal obligatoire, l’interdiction de clore pour permettre la « vaine pâture » et pour faciliter le parcours des troupeaux sur les « pastures » ou « pacages » extensifs (Antoine A. et al 2007b). Cet assolement, se répand dans toute l’Europe tempérée et fonctionne de la façon suivante :

Années Culture 1 Culture 2 Culture 3

1 Blé d'hiver Les "mars"20 Jachère

2 Les "mars" Jachère Blé d'hiver

3 Jachère Blé d'hiver Les "mars"

Tableau 1 : Assolement21 triennal. Source : (Bloch M. 1931b, 31)

Cette organisation médiévale fonctionne avec une vision de la propriété subordonnée aux droits collectifs, très différente de la propriété moderne. Ce mode de production est devenu obsolète pour une classe dirigeante qui veut entrer dans la modernité de la propriété privée et des nouveaux marchés du décollage industriel. Ce mouvement libéral fait éclater le cadre ancien. Il a également pour conséquence de remodeler le paysage et les pratiques agricoles (Bloch M. 1931b, 31).

En effet, si l’on croise la période de « naissance » des bocages de la fin du Moyen-Âge avec le mouvement d’enclosure qui débute au XVIe siècle en France, on observe une imbrication de

ces deux phénomènes. Ainsi, le bocage se développe parallèlement à la restriction des usages collectifs en forêt. L’enclosure forestière fait face aux résistances paysannes jusqu’à la fin du XIXe siècle. Or, ces siècles de tensions autour de l’accès aux ressources ligneuses sont

19 La révolution agricole médiévale (IXe et Xe siècle) marque le passage d’un système agraire, au rendement faible

et basé quasi exclusivement sur la force humaine, un outillage très rudimentaire de bois et de pierre, le large étalement des cultures dans le temps et l’espace – cultures itinérantes ou assolement biennal ; à un système agraire évolué caractérisé par la domestication des forces auxiliaires dont celles animales, l’usage du fer dans l’outillage, la réduction des périodes et des espaces improductifs, permettant donc une augmentation des rendements. (De France H. 2001)

20 Cultures de printemps. 21 Rotation des cultures.

42 également ceux d’un fort développement des structures bocagères. Ces formes bocagères émergent ainsi de l’adaptation paysanne aux restrictions de l’enclosure forestière, pour devenir réellement un bocage avec le développement important de l’élevage bovin qu’il a structurellement accompagné.

De cette domestication contrainte de l’espace, paysans et agronomes intensifient l’agriculture pour bâtir un modèle plus productif centré sur l’élevage et organisé par les structures bocagères :

« On ne saurait citer un bocage indiscutable qui ne soit en rapport étroit et pratiquement consubstantiel, avec un élevage bovin important, voire le plus souvent prédominant dans le système agricole » (Bonnaud P. 1979).

C’est pourquoi nous proposons à ce stade de la réflexion d’aborder le développement de la forêt paysanne et en particulier le bocage de sa naissance à son apogée. Pour illustrer cette perspective historique, nous proposons d’étudier ce phénomène dans le contexte breton, à la tradition bocagère ancienne et que Marc Bloch concevait comme un pays de clôture. Dans l’article « D’un espace ouvert à un espace poreux : Bocage et élevage dans la France de l’ouest

du Moyen-Age au début du XIXe» (Antoine A. et al 2007a), A. Antoine situe l’émergence des

réseaux bocagers aux environs du XVe siècle dans l’Ouest de la France.

« Si les archéologues mettent au jour des structures paysagères d’enclos fossoyés qui pourraient parfois faire penser à des proto-bocages, la continuité entre ces structures et les structures contemporaines est des plus problématiques. Dans l’Ouest de la France, le bocage est essentiellement un fait « historique » dont il serait vain de chercher les origines avant les derniers siècles du Moyen-Age. Son histoire est donc celle d’une implantation et d’une densification progressives qui va des XIV-XVe siècles jusqu’au milieu du XXe siècle. » (Antoine

A. et al 2007a, 185)

Pour retrouver les origines bocagères de cette région, il faut revenir à la réforme de la Coutume de Bretagne en 1580. Elle est instructive à cet égard, puisqu’elle refond les statuts du sol et surtout, elle définit une répartition des usages collectifs et privés. La haie puis le bocage deviennent progressivement l’instrument de cette réforme politique, à travers le droit de

« hayer » ses terres. Cette réécriture en 1580 de la « Très ancienne coutume » (1380), propose

une base juridique révélatrice du XVIe siècle en ouvrant la possibilité de clore les terres. Il y a dans cette réforme de la coutume bretonne un respect des droits collectifs hérités du Moyen- Âge, mais en même temps une rupture par l’affirmation que l’antériorité coutumière d’aller et venir selon les usages, ne peut dorénavant empêcher un paysan de clore une parcelle selon un bornage formalisé par la justice au nom de l’utilité publique. Contrairement aux régions aux champs ouverts irréguliers ou allongés, il y a dans ce pays de clôture une volonté précoce de développer la complémentarité d’une agriculture qui associe à des parcelles closes des communs ouverts.

43 L’article 393 de cette réforme coutumière présente le cadre de cette évolution juridique :

« Si aucun veut clore ses terres, prés, landes ou autres terres décloses, où plusieurs aient accoutumé d’aller-venir et faire pâturer, justice doit voir borner et diviser les chemins par le conseil des sages, au mieux que faire se pourra, pour l’utilité publique : et laisser au parsus clore les dites terres ; nonobstant longue tenue d’y aller et venir et pâturer durant qu’elles étaient closes. » (Antoine A. et al 2007a, 189)

Cet article instille une rupture vis-à-vis des droits collectifs et par conséquent des modalités d’accès aux ressources qu’ils régulaient. En effet, il est issu du même phénomène d’enclosure que nous avons présenté vis-à-vis de l’accès à la ressource forestière. Pour autant, malgré la précocité de ces pratiques en pays de clôture comparativement aux autres modèles agraires, ce droit d’enclosure est resté une pratique minoritaire jusqu’au XVIIe siècle et ne s’impose

véritablement aux communs qu’au XXe siècle.

Ce long cheminement s’attache donc en pays de clôture à organiser les complémentarités entre les usages collectifs traditionnels et le modèle d’intensification portée par la polyculture- élevage. Par exemple la « Très Ancienne Coutume de Bretagne » autorise à « brandonner » c’est-à-dire à refermer le côté non fossoyé de la parcelle en culture permanente de tas de pailles. Avec la réforme, ces terres peuvent être entièrement « hayées ». Globalement, l’application de ce texte dans le monde paysan se cantonne donc à une meilleure mise « en défens » des parcelles cultivées vis-à-vis des troupeaux. Cependant, cette réforme de la Coutume Bretonne illustre la transition du Moyen-Âge vers les prémices de la modernité, par sa mutation profonde vers un libéralisme économique et politique.

« La comparaison des deux textes (Très ancienne Coutume de Bretagne 1350-1380 et Coutume de Bretagne réformée en 1580) montre donc une construction progressive du bocage au cours de l’époque moderne et une réduction simultanée de la place accordée à l’utilisation collective. » (Antoine A. et al 2007a, 189)

En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les haies clôturant les parcelles cultivées se développent

proportionnellement à l’affirmation du droit de clore. Pour l’espace agricole, cela se fait dans un premier temps aux côtés des droits collectifs, l’objectif des clôtures arborées étant d’abord de protéger les cultures du bétail et non de le contenir comme il est possible de le penser au premier abord. Cela fonctionne donc dans le prolongement des règles qui encadrent par exemple la vaine pâture et démontre que les animaux sont toujours élevés dans une logique extensive. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, le nombre de champs clôturés se multipliant, un réseau bocager poreux se structure. L’aménagement de l’espace et certaines innovations techniques, dont la charrue devenue plus performante, permettent les premières cultures sur landes et marais. Pour autant les difficultés liées à la fertilité des terres arables obligent encore de longues périodes de jachères, pour des périodes cultivées courtes. La rotation caractéristique de l’Ouest bocager fait intervenir trois cultures : le sarrasin, le seigle et l’avoine. Elle est répétée deux à trois fois sur chaque parcelle pour devenir ensuite incultivée sur une longue période.

44 Ainsi, on estime que les terres labourables ne dépassent pas trente pourcent du foncier d’une exploitation dans la région. Tant que ce blocage de la fertilité n’est pas résolu, le schéma dominant reste l’élevage extensif pour des parcelles cultivées confinées. Tout au long du XVIIIe

siècle, l’accumulation des haies crée le réseau bocager, mais le bocage reste franchissable ou poreux hors période de cultures pour permettre aux bêtes de fertiliser les jachères :

« A la fin de l’époque moderne (XVIIIe-début XIXe), le rapport culte/inculte a évolué : l’espace aménagé pour les cultures s’est accru en liaison avec la pression démographique, rendant nécessaire de protéger plus efficacement les cultures. Le rôle de la haie est de canaliser cette divagation de sorte que les cultures ne soient pas dévorées. Mais le réseau des haies n’a pas atteint la densité qu’il aura au début du XXe siècle : les haies sont incomplètes ou poreuses, ceci est nécessaire au fonctionnement de l’agriculture » (Antoine A. et al 2007a, 194).

Progressivement, le développement du bocage réorganise l’espace rural et la prédominance dans le droit de la propriété privée encadre peu à peu les usages collectifs, même s’il est indéniable que la logique extensive reste la norme dans le monde paysan. Encore une fois, l’exemple breton montre cette évolution avec de nouvelles règles venues préciser les droits collectifs et surtout les situer vis-à-vis du droit de propriété. Voici les compléments qui ont été apportés en 1759 à l’article 393 de la réforme Coutumière de Bretagne :

« Cette possession (usages collectifs) étant jugée précaire et de simple tolérance tandis qu’il n’y a ni titres ni intersignes capables de caractériser une vraie servitude, elle ne peut donner lieu à l’action de complainte et de réintérande contre la clôture faite par le propriétaire. »

(Vatar G. 1759)

Ainsi, le bocage se structure tout en gardant sa porosité tout au long du XVIIIe siècle, ce changement d’échelle en fait l’un des principaux outils de l’aménagement rural. De la haie entourant une habitation ou le parc à bétail du Moyen-Âge, en passant par l’enceinte protectrice des cultures du début de l’époque Moderne ; cette structure végétale devient à ce stade un réseau encore irrégulier délimitant le parcellaire, mais il organise et régule aussi progressivement le déplacement du bétail vers les parcours de landes.

En effet, si certains droits d’usages sont progressivement reniés, il faut cependant avoir à l’esprit qu’au XVIIIe siècle, les landes et autres terres incultes (période de jachère ou d’inter-cultures)

restent, dans une logique extensive, la principale source d’alimentation des animaux. Ainsi, toute l’ingénierie bocagère consiste à protéger les cultures de l’appétit du bétail. Pour cela, il faut mieux encadrer les déplacements des troupeaux vers ces landes, sans que les bêtes n’empiètent dans les champs cultivés. Ainsi, on comprend mieux l’utilité de ces étonnants chemins creux dont la profondeur est rappelée par de plus en plus rares vestiges.

À la lumière du droit et de l’article « Les magistrats et les causes des gens des campagnes au

XVIIIe siècle » (Pitou F. 2002), il apparaît qu’en pays de clôture comme l’est la Bretagne, il

revient au propriétaire des haies qui entourent les cultures de les rendre infranchissables aux animaux.

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« L’intérêt force le cultivateur à entretenir ses fossés et ses haies parce que si c’est par défaut de clôture que les bestiaux étrangers passent dans ces champs, il est non recevable dans sa demande en indemnité pour le tort que lui ont pu faire les bestiaux »22 (Antoine A. et al 2007a,

190).

En Bretagne, ces haies sont le plus souvent plantées sur une double structure fossé/talus qui, en plus de limiter le franchissement des bêtes, favorise l’assainissement des terres humides. Elles sont composées de haut-jets et d’émondes comme le chêne et le châtaignier, alternés d’essences buissonnantes épineuses comme l’Aubépine ou encore le Prunelier mirobolant. Ce sont ces essences qui achèvent la fonction de clôture en repoussant, y compris les chèvres particulièrement téméraires.

Dans ces haies bocagères les paysans réinventent la forêt paysanne qu’ils sont contraints d’abandonner par l’enclosure forestière qui s’affirme. En effet, les pratiques traditionnelles comme le « pacage » sont suppléés par des arbres fourragers comme le frêne, l’orme ou encore le chêne et le mûrier, dont les feuilles et jeunes rameaux sont d’excellents fourrages complémentaires à la saison estivale. La glandée retrouve également toute sa place dans l’alimentation des cochons.

Par ailleurs, dans un contexte de croissance démographique où la population Française dépasse son plafond historique de 22 millions d’habitants au début du XVIIIe siècle à 28 millions en

1770, ces arbres contribuent au mouvement d’amélioration des conditions de vie. Ainsi les ragosses et autres arbres émondés tous les sept ans fournissent du bois de chauffage, mais également un bois de construction pour les charpentes. Le code rural et de la pêche maritime actuel porte toujours cet article L. 431-423, qui attache ces arbres au fond en tant que bien

immeuble. De cet article, le bois d’œuvre revient au propriétaire et le houppier à l’exploitant24.

C’est de cette spécificité du droit que les paysans mettent au point la technique de l’émondage,

22 Archives département de la Mayenne, enquête de 1809, 7 M 277, in Antoine A. et al 2007b 23 Si les arbres préexistaient au bail, dans le cas inverse la ressource est partagée :

Article L431-4 : « Les propriétaires fonciers et les domaniers se conforment aux stipulations prévues par les baux

ou, à défaut, aux usages des lieux, en tout ce qui concerne leurs droits respectifs sur la distinction du fonds et des édifices et superficies, des plantations pérennes telles que vignes et arbres fruitiers, des arbres dont le domanier doit avoir la propriété ou le simple émondage, des objets dont le remboursement doit être fait au domanier lors de sa sortie, comme aussi en ce qui concerne les termes des paiements des redevances convenancières, la faculté de la part du domanier de bâtir de nouveau ou de changer les bâtiments existants.

24 Article L431-7

Tous les bois sujets ou non à émondage qui sont plantés, semés ou viennent naturellement sur les fossés et talus de la tenure appartiennent indivisément au foncier et au domanier pour moitié à chacun d'eux. Seuls les bois non émondables par leur nature peuvent être vendus au cours du bail et d'un commun accord entre foncier et domanier. En cas de désaccord sur l'opportunité de la vente, le tribunal paritaire est saisi du litige à la requête du foncier ou du domanier.

Article L431-8

En fin de bail, les droits réparatoires sont évalués contradictoirement et à dire d'experts suivant leur valeur actuelle. Ils sont remboursés au domanier dans la proportion de la somme par lui payée comparativement à la valeur réelle lors de l'acquisition. A cet effet, un état des lieux descriptif et estimatif est dressé contradictoirement entre les parties et annexé au contrat de bail.

46 car elle leur permet d’inclure ces arbres dans leur production, tout en respectant les spécificités de leurs baux.

Au-delà de la production de bois de chauffage régulière, c’est une pratique agroforestière qui consiste à contrôler l’ombre portée des arbres sur les cultures de façon à limiter les effets de concurrence, tout en apportant aux terres cultivées de la matière organique et de l’azote. En effet, nous savons aujourd’hui qu’une haie bocagère avec des ragosses émondées comme le veut l’usage, peut apporter jusqu’à 30 unités d’azote sur une bande de 15 mètres autour de l’arbre par la décomposition des feuilles. Ainsi, le paysan recherche les meilleures dispositions dans l’espace : complant, alignement. Il implante les arbres dans les terrains en pente où le labour est difficile ou tout près des maisons pour faciliter la cueillette.

L’introduction des essences fruitières comme le noyer, le châtaignier ou le pommier greffé en haut de tige a aussi contribué au développement en devenant une alimentation pour bêtes mais également pour les humains. Ainsi, la forêt paysanne est un élément central de l’amélioration de la production globale. Dans certaines régions, le développement des châtaigneraies a en effet permis une forte augmentation de la population sur des terres réputées peu fertiles, l’arbre y ayant la capacité de concurrencer les céréales en niveau global de production. Il en est de même des oliveraies qui constituent un pivot de la production agricole en région méditerranéenne. Ces essences et ces techniques trouvent donc une place essentielle dans les schémas d’auto- fertilisation des sols de la seconde révolution agricole.

1.2.2. L’apogée du bocage : un aménagement parcellaire qui organise la fertilité de la

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