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Introduction Partie 1 :

2.4. La constitution des problèmes socio-écologiques

3.1.1. Engagement : le positionnement du chercheur face à l’objet

L’une des principales difficultés en sciences sociales tient à la position du sociologue, au regard du contexte dans lequel les données sont recueillies. Si certaines des motivations qui m’ont amené à engager cette thèse peuvent être étrangères45 à l'activité scientifique, les

questionnements proposés, les analyses déclinées, sont encadrés par les valeurs propres46 au monde scientifique. Ma démarche doit s’inscrire dans ce cadre normatif pour le prolonger, tout en sécurisant les résultats de cette recherche. Pour cela, il est donc primordial de me situer vis- à-vis de l’objet, afin de justifier que cette thèse est structurée « par des normes professionnelles

bien établies et par d'autres mesures institutionnelles de sécurité contre l'intrusion de jugements de valeur hétéronomes» (Lahire B. 1993a, 14).

Pour Elias, plus que par l’arsenal méthodologique parfois affiché pour mieux avancer « masqué », il s’agit de substituer à l'opposition entre « jugements de valeur autonomes » et

« jugements de valeur hétéronomes », la plus classique dichotomie entre sciences « usant de jugements de valeur» et sciences «étrangères aux valeurs » (Lahire B. 1993b, 674). Pour acquérir une autonomie minimale vis-à-vis de l’objet et m’en distancier, je dois observer ma position vis-à-vis de l’agroforesterie d’abord, et plus généralement par rapport à l’agriculture. Issu d’une famille d’agriculteurs, j’ai un lien affectif avec l’agriculture. En effet, il me tient à cœur de connaitre plus en détail l’histoire et les spécificités actuelles de ce métier. Je souhaite essayer de l’approcher dans sa complexité et tenter ainsi de déconstruire autant les lectures caricaturales faites sur cette profession, que de comprendre les clivages qui la traversent. Pour cette thèse, le travail de déconstruction et de mise à distance furent importants, la perspective historique, ainsi que le cadre théorique mobilisé, m’ont aidé à percevoir les processus qui configurent les réalités sociales que nous vivons, autant que nous les constituons.

De plus, je ne suis pas neutre vis-à-vis de l’agroforesterie, puisque parallèlement à cette thèse, j’ai poursuivi une activité de conseil qui accompagne la mise en place de systèmes agroforestiers. J’ai en effet initié cette activité en 2013 avec l’objectif de sensibiliser les agriculteurs à l’agroforesterie et de les informer sur l’existence de subventions encore méconnues. A ce titre, j’accompagne les agriculteurs qui souhaitent réaliser un projet d’agroforesterie, de la conception du projet (choix des essences, densité d’arbres…) au regard de leurs objectifs et contraintes, jusqu’à la plantation et le suivi des arbres les premières années. Il y a dans cet engagement la volonté d’agir concrètement pour le développement de pratiques agricoles résilientes.

45 Jugement de valeurs hétéronome. 46 Jugement de valeurs autonome.

89 L’initiative était au départ militante, issue d’une sensibilité précoce quant au sort des arbres et de l’environnement, ayant grandi dans une campagne qui en était dépourvue. La ferme de mon père, reprise aujourd’hui par mon frère, est située à Essé dans le bassin Rennais. Elle a été dès 1962 l’une des premières communes de France à appliquer la politique de remembrement. Pionnière, cette politique dans la commune fut radicale, comme vous avez pu l’observer sur les vues aériennes comparées du Chapitre 1. Lors de son lancement, sur les premières années, mon activité de conseil était cantonnée à une ou deux plantations par an. Mais progressivement, la demande croissante des agriculteurs fait qu’elle commence à devenir une activité professionnelle avec désormais quinze mille arbres plantés en Bretagne et Pays-de-la-Loire. Cette expérience m’a permis de développer une connaissance fine des acteurs, des politiques agricoles et des schémas techniques de l’agroforesterie. Étant donc à la fois acteur et observateur, j’ai veillé à maintenir une neutralité qui, sans parvenir à être totale et définitive, m’a au moins permis de me tenir à distance des luttes définitionnelles et autres rapports de pouvoirs qui s’exercent dans le processus de constitution d’un problème public et ses mises en politique. Cette activité fut donc un avantage pour mon immersion dans les réseaux de l’agroforesterie, mais également au sein des collectifs d’agriculteurs parfois lassés des observateurs éphémères, dont l’effort d’accueil par les groupes n’est pas toujours justement mesuré par les observateurs.

Mon expérience du conseil en agroforesterie fut un atout certain pour la compréhension de l’évolution des représentations quant au rôle de l’arbre en agriculture biologique ou conventionnelle, en élevage ou en grande culture, en filières longues et en circuits courts. Mais elle représente aussi un effet de position, qui pourrait m’amener à surestimer les dynamiques de transition, ou encore à développer une attitude moins compréhensive vis-à-vis des pratiques agricoles conventionnelles.

Mon autre position professionnelle de doctorant à l’Université et à « l’Institut national de

recherches agronomiques et de l’environnement » (INRAE), institutions de recherches où les

pratiques des agriculteurs peuvent être questionnées tant sur le plan scientifique (« impact » sur les écosystèmes) que des dynamiques sociétales (normalisation écologique), présente le risque d’un jugement normatif sur les relations subjectives à la nature, qui résistent encore à l’ontologie naturaliste47. Par exemple, j’ai été dubitatif lorsque des agriculteurs expliquent

l’importance des flux énergétiques qu’ils tentent de canaliser avec des menhirs.

Cette triple position, de fils d’agriculteur, d’acteur du développement agricole et de chercheur en sociologie, a ses inconforts, voire ses biais, mais il est possible aussi que cette position multiple me distancie, du fait de l’addition des points de vue et des expériences de l’objet – ce sera au lecteur d’en juger !

Corcuff explique que l’engagement et la distanciation sont à la fois obstacles et points d’appui pour le chercheur, qui doit tendre vers ce qu’il appelle la « distanciation compréhensive » (Corcuff P. 2013, cité par Ginelli 2015). Il n’est rien de moins aisé que d’opérer une distanciation critique, tout en restant compréhensif de l’intention des acteurs. Le respect des

90 règles de « jugements de valeur autonomes » permet l’administration de la preuve en sciences sociales. Cette démarche est contrôlée par les pairs afin de garantir le respect « des normes

professionnelles bien établies » (Lahire B. 1993a, 14). Ce processus conditionne l’objectivation d’une recherche en sciences humaines, il encadre l’engagement par la distanciation.

De façon générale, mes connaissances sociotechniques de l’agroforesterie ont probablement soutenu ma crédibilité auprès des agriculteurs comme auprès des acteurs institutionnels et associatifs de l’agroforesterie. Le partage de savoirs pratiques généralement peu verbalisés a favorisé mon immersion au sein des terrains d’études et en particulier dans les collectifs d’agriculteurs. S’est alors posée la délicate question de dévoiler ou non des éléments personnels du chercheur, ici mon activité de conseil en agroforesterie aux personnes enquêtées. Par souci de cohérence au regard des principes de distanciation, j’ai dévoilé cette information aux enquêtés parfois de façon spontanée, pour préciser une dimension technique, ou lorsqu’ils posaient la question.

Ma position de sociologue n’était donc plus celle d’un spectateur totalement désengagé des données collectées, mais l’enjeu était néanmoins de parvenir à une distance suffisante par rapport à l’objet. Comme Becker (Becker S.H. 2002), je ne pense pas que la science soit une forme de connaissance neutre du monde social, indépendante de mes propres positions et croyances. L’observation « pure » semble vaine ou cantonnée à l’artificialité du regard surplombant, car l’enquête est toujours informée des effets de position et influencée de mes convictions. Cette expérience opérationnelle de l’agroforesterie sur le terrain m’a aussi sensibilisé aux risques des stéréotypes analytiques déconnectés du vécu des acteurs sociaux. Il est néanmoins raisonnable de dire que j’ai adopté les principes de réflexivité dans mes enquêtes et tenté de suivre le conseil de Cefaï (2003) : « S’imposer la discipline de décrire les choses «

telles qu’elles sont », idéal inaccessible mais indispensable, [qui] suppose tout un travail pour se départir de ses idées reçues, de ses prénotions et de ses préconceptions. Non pas s’en défaire, puisque ces préjugés (…) sont un passage obligé pour ouvrir un horizon de compréhension ; mais les neutraliser autant que faire se peut, les rendre perceptibles en les thématisant et les maintenir sous surveillance, pour éviter qu’ils ne s’imposent comme des évidences ».

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