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L’écologisation de l’agriculture, une déclinaison contemporaine du procès de civilisation

Introduction Partie 1 :

2.2. L’écologisation de l’agriculture, une déclinaison contemporaine du procès de civilisation

Après Ginelli (Ginelli, L. 2015), nous faisons l’hypothèse que le processus d’écologisation est une déclinaison contemporaine du « procès de civilisation » (Elias N. 2000b). Cependant, il est important de présenter brièvement cette articulation en préambule. Norbert Elias l’a défini par l’interdépendance croissante entre les êtres humains qui se noue parallèlement à la diversification et à la spécialisation des fonctions sociales. Il propose une conception relationnelle du social, dans laquelle l’analyse de la structure des rapports de dépendance est assimilable à un équilibre de tensions. En ce sens, la société est pour l’auteur un champ de forces dans lequel s’articulent les parties en présence.

« Le social est comme un filet dont la forme se modifie quand change la tension entre les fils qui le constituent » (Elias N. 2003a, 70‑71).

En analysant la genèse de l’État-nation moderne, Norbert Elias part de la formation de l’État absolutiste français. Avec l’illustration de la « société de Cour » (Elias N. 2008), il explique le processus de concentration et de centralisation du pouvoir sur un territoire autrefois morcelé

29L’agronome conçoit les itinéraires culturaux, le technicien les diffuse et l’agriculteur les applique. 30 « La force au jeu est un concept relationnel. Il désigne les chances qu'a un joueur de l’emporter sur les

63 par les seigneuries. Il avance que cette dynamique sociale est régie par une tendance à la concurrence, obéissant elle-même à la loi du monopole (Elias N. 1975, 25‑41).

« Si dans une région donnée, le pouvoir de l’autorité centrale croît, si dans un espace plus ou moins vaste les gens sont contraints de vivre en paix les uns avec les autres, le modelage de leurs affects et les normes de leur économie pulsionnelle (Triebhaushalt) se trouvent très progressivement changés aussi. » (Elias N. et Dunning E. 1994b, 278)

En effet, Elias fait le lien entre la monopolisation progressive de la violence légitime lors de la formation des États occidentaux avec la « curialisation »31 de la noblesse et ce qu’il appelle une

« poussée » dans le processus séculaire de « civilisation des mœurs ». Ce mouvement est repérable dans la « société de cour » par l’injonction de l’étiquette, c’est-à-dire l’autocontrôle des fonctions et des odeurs corporelles, la relégation de la nudité à l’espace intime, le contrôle des pulsions et des émotions. La civilisation des mœurs conduirait aussi à la maîtrise de la violence physique, reformulée dans des comportements socialement acceptables.

Dans ce processus, le monopole de l’État s’étend à la fiscalité et l’émission d’une monnaie, jusqu’à l’administration de l’espace rural comme nous l’avons évoqué avec le quart des forêts mis en réserve par Colbert. Ainsi les liens fondés sur un rapport de dépendance réciproque se multiplient, au détriment des rivalités directes. Pour Elias, le pouvoir absolu que détenait Louis XIV était dépendant de la cour qu'il dominait, au point que cette dépendance était la condition de sa domination. C'est en manipulant l’interdépendance entre les groupes rivaux que le roi acquiert un pouvoir absolu et par conséquent, il est en position dominante dans la « force au

jeu » :

Or c’est bien cet héritage théorique que nous souhaitons mobiliser, pour décrire les transitions actuelles quant aux adaptations des modes de productions agricoles. Elle permet d’analyser les tensions produites par les normalisations écologiques, dans une configuration où l’interdépendance sociale intègre désormais l’équilibre de nos relations avec la nature.

31« Pour Norbert Élias, le noyau générateur de la civilisation des mœurs dans l’Europe protocapitaliste est ce qu’il

appelle la curialisation (Verhöflichung) de la noblesse, à commencer par ses couches supérieures, processus auquel Norbert Élias a consacré une étude spécifique (Élias, 1985). Entendons sa domestication dans le cadre de la constitution des cours royales et princières, processus général en Europe occidentale entre le XVe et le XVIIe siècle : sa transformation d’un ordre de seigneurs féodaux, maîtres sans partage de leurs terres et des hommes qui y vivaient, trouvant dans la guerre et les vertus guerrières leur raison de vivre, largement indépendants d’un pouvoir royal encore faible, indisciplinés tant au regard de ce pouvoir que des règles propres à la hiérarchie féodale ou celles édictées par l’Église, en une assemblée pacifiée de courtisans destinés à servir directement le roi, placés sous son regard et son contrôle permanent, dont l’habitus est désormais soumis à une stricte étiquette. Il s’agit là d’un élément du processus plus général de transformation de la noblesse en un ordre mis au pas par un pouvoir monarchique singulièrement renforcé, en marche même vers l’absolutisme » (Bihr A. 2014).

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Deuxième hypothèse (H2) :

Grâce à l’idée de progrès, la modernité pensait maîtriser des modes de production indépendamment des équilibres naturels, et l’agriculture spécialisée s’inscrivait dans l’ère d’un contrôle résolument axé sur l’exploitation des ressources. Sur nos terrains d’études, ces valeurs sont interrogées à travers une sensibilité croissante aux écosystèmes. Nous faisons l’hypothèse que les agriculteurs qui se revendiquent de l’agroécologie, sont en transition d’une modalité de gestion de la nature à l’autre. En ce sens, le processus d’écologisation serait une forme d’autocontrôle des pulsions d’agressivité appliqué à la nature. Ainsi, le procès de civilisation des mœurs qui pacifierait les relations sociales dans une dynamique d’autocontrôle, tout en déclinant des exutoires régulés pour les pulsions et émotions, serait en phase de coexister avec la pacification des rapports de gestion de la nature auxquels ces agriculteurs sont confrontés.

Décrypter cette hypothèse d’un processus d’écologisation plus couramment appelée transition écologique ou encore agro-écologique dans le domaine de l’agriculture revient en effet à mettre en forme une déclinaison actuelle de l’interdépendance sociale. Nous proposons d’appréhender le concept d’écologisation de façon analogue au concept de « sportivisation » déployé par Elias et Dunning (Elias N. et Dunning E. 1994b). Ils envisagent ce dernier comme un processus d’autocontrôle dans le cadre de normes (règles du jeu) et de valeurs, comme le « fair-play »32

sportif initialement développé à des fins éducatives auprès de la jeunesse des élites britanniques aux XVIIIe et XIXe siècles. Elias et Dunning prolongent leur analyse du « relâchement contrôlé

des émotions » aux loisirs « mimétiques » ou « ludiques » (Elias N. et Dunning E. 1994b, 19).

Le loisir mimétique existe lorsqu’une relation d’adversité régulée s’engage dans les trois niveaux relationnels, dont celui des interactions avec la nature :

« [Q]ue l’adversaire soit une montagne, la mer, un renard ou un être humain, le sport consiste toujours à livrer un combat contrôlé sur un champ de bataille imaginaire. » (Elias N. et

Dunning E. 1994a, 67)

L’enjeu de cette hypothèse va être de mettre en évidence les mécanismes généraux en même temps que les combinaisons qui se jouent dans l'équilibre précaire des tensions entre acteurs, dans ce procès d’écologisation. Nous postulons que cette transformation sociale est perceptible dans l’organisation socio-politique du secteur agricole, mais aussi au regard de l’évolution des pratiques des agriculteurs.

Les travaux qui traitent de l’écologisation de l’agriculture, (Berlan-Darqué M. 1991) (Deuffic P. et al 2006), (Deverre C. et al 2008), ou encore (Lamine C. 2017), soulignent que ce processus ne peut être réduit à l’opération de mise à l’agenda politique comme s’il s’agissait de l’ultime étape du processus. L’écologisation semble déplacer le curseur bien au-delà de l’équilibre des

32 En adhérant à la « violence maîtrisée » qui libère les émotions et l’agressivité tout en maîtrisant un certain

niveau de contrôle assuré par le respect des règles du jeu, la sportivisation participe à l’intériorisation des valeurs du sport.

65 tensions, puisqu’elle redéfinit les catégories établies, comme le propose la définition de Ludovic Ginelli :

« Nous l’avons définie comme une initiative de recadrage cognitif et normatif – un changement dans la manière de penser et de juger une conduite sociale – visant à une inflexion plus ou moins forte des normes (légales ou implicites) et pratiques sociales en vigueur dans le domaine considéré. Selon les cas et la force de la prescription, elle peut susciter, tensions, conflits, ou indifférence de la part de collectifs d’usagers déjà là, parfois anciens, et qui ne placent ni l’écologie ni même la prise en compte de l’environnement au centre de leurs pratiques en milieu naturel. Parce que l’écologisation a toujours une dimension morale, elle est toujours indexée explicitement ou non, sur une éthique environnementale (soit écocentrée soit biocentrée) qui accorde des droits à la nature. » (Ginelli, L. 2015, 53‑54).

La sociologie d’Elias est adaptée pour appliquer un raisonnement anthropocentré, celui de la régulation des tensions sociales du procès de civilisation, aux interdépendances que nous entretenons avec la nature, puisqu’il inclue à sa démarche le 3e niveau d’intégration de l’humain

à la nature. Qu’elle soit végétale, animale, ou encore plus diffuse comme le climat, Elias la considère comme un objet social, du fait des relations que nous entretenons avec elle. Cette question ne se posait absolument pas dans la configuration sociale de la modernisation agricole, pourtant il s’agit aujourd’hui d’un questionnement fondé, puisqu’il anime de nombreux débats sur les droits que nous attribuons aux animaux et à la nature.

Cette réflexion théorique sur les concepts centraux de la sociologie de Norbert Elias a été précieuse pour le cadrage de cette thèse et la stabilisation de l’hypothèse centrale à propos de l’écologisation des politiques et des pratiques agricoles, dynamique qui viendrait actualiser le « procès de civilisation » dans des interdépendances et des échelles intégratives remaniées. L’approche de très longue durée de Norbert Elias, basée sur des données principalement historiques, permet de dégager des hypothèses structurantes sur les dynamiques sociétales, mais le jeune sociologue qui tente d’investir cette sociologie souffre dans le même temps de son caractère englobant.

En effet, le concept de configuration sociale a été développé pour analyser ces rapports dans les trois niveaux relationnels, qu’ils soient sociaux, socio-naturels ou psychologiques, ceci quelle que soit l’échelle d’analyse. Ce point est d’autant plus important que les normes écologisées sont majoritairement définies par des acteurs internationaux (Deuffic P. 2012, 266), même si elles sont ensuite remaniées à des échelles plus locales, dont celles des pratiques.

Etant donné que la prévalence des savoirs experts questionne très fortement les savoirs locaux, souvent liés à l’usage (Deuffic P. 2012, 470), nous proposerons d’outiller cette lecture configurationnelle de l’agroforesterie d’une analyse des problèmes publics pour comprendre l’influence de la mise en politique de l’agro-écologie sur le processus continu de l’adaptation des pratiques agricoles. Parallèlement, nous tenterons de souligner la dynamique spécifique de cette transition, qui semble se nourrir d’une recomposition de l’équilibre des tensions et des forces au jeu au sein du monde agricole et de plus en plus largement, pour aujourd’hui impliquer le consommateur et le citoyen au sein de systèmes alimentaires. Pour comprendre ce processus,

66 nous allons nous concentrer sur l’émergence de l’AF en tant que problème public, puis nous décrypterons l’influence normative des collectifs d’agriculteurs et acteurs du développement, dont la configuration actuelle semble tendre vers « la recherche coactive de solutions entre

agents de développement et agriculteurs » (Darré J.-P. 2006).

Ainsi, l’enjeu est d’une part de situer les transformations de la place des arbres en agriculture, en caractérisant les interdépendances entre les acteurs en jeu au sein de configurations sociohistoriques. Dans le même temps, cette approche permet de clarifier leurs liens avec les processus cognitifs et normatifs à l’œuvre dans nos sociétés, que l’on peut qualifier d’injonctions à l’écologisation. L’influence d’Elias est forte dans l’architecture de cette thèse, depuis la démarche socio-historique pour voir dans le présent ce qui est lesté par le passé (Ducret A. 2011, 7), jusqu’à la mobilisation du principe d’analyse dynamique des relations sociales proposé par le concept de configuration sociale. Aussi riche que cette sociologie puisse être, nous avons été confrontés aux difficultés de cette approche, dont les principes sociologiques sont aussi simples à comprendre que complexes à employer sur un terrain. Norbert Elias n’a pas proposé de méthodologie détaillée des façons de manier la configuration au service de cette analyse relationnelle. Il s’est même refusé à rendre plus opérationnelle la notion, pour probablement laisser une liberté de maniement des principes qu’il a proposés. Nombre de sociologues s’attachent aujourd’hui à en éclairer les formes et les échelles, « mais

en le neutralisant, en le réifiant, ne risque-t-on pas de priver ledit concept de ses vertus heuristiques ? » interroge André Ducret (Ducret A. 2011, 1).

La sociologie des problèmes publics va nous permettre, par l’apport de ses propres concepts, d’outiller cette analyse du processus d’écologisation, comme extension du procès séculaire aux acteurs sociaux naturels. Il est donc important de consacrer le chapitre qui suit à la présentation de l’articulation que nous entendons opérer entre la sociologie configurationnelle et celle des problèmes publics. Nous proposerons une sociologie qui demeure sensible aux manières de penser, d'agir et de ressentir, c’est pourquoi il nous faut inscrire l’emboîtement des configurations que nous allons décrire à partir d’interdépendances, qu’elles soient signifiées par des conflits ou des coopérations entre acteurs sociaux ou socio-naturels.

2.3. Le processus d’écologisation de l’agriculture : une approche

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