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Introduction Partie 1 :

2.3. Le processus d’écologisation de l’agriculture : une approche configurationnelle de la sociologie des problèmes publics

2.3.1. Le concept de configuration sociale

Précisons maintenant la force démonstrative d’une analyse par configuration sociale. Il y a dans l’œuvre de Norbert Elias un paradoxe : l’ensemble de sa bibliographie s’intéresse à des situations empiriques très concrètes, mais ses concepts, en particulier celui de l’interdépendance sociale, ont régulièrement fait l’objet de critiques pour leur caractère trop généraliste, substantialisé, alors même que Norbert Elias s’opposait à ces dérives de la sociologie.

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« Les concepts sont au service de la recherche, de l’intelligence appliquée au monde vécu. Et c’est non seulement sa pensée, mais sa biographie tout entière qui témoigne de ce souci empiriste de la description, animée par une passion de comprendre, une curiosité toujours en éveil. » (Heinich N. 1997, 116)

En effet, malgré toutes ses précautions épistémologiques, l’auteur semble ne pas totalement réussir à défendre ses théories générales ambitieuses sur les structures du changement social (civilisation des mœurs, dynamique de l’Occident, société des individus). Cette sociologie place la question de l’interdépendance sociale au centre de ses analyses, elle se décline pourtant sur des terrains variés et concrets (société de Cour, sport, exclusion sociale, génocide juif). Pour préciser notre compréhension d’Elias, nous avons mobilisé plusieurs auteurs. Au-delà des précisions apportées par Elias lui-même, Dunning et Scotson sont cités pour extraire de la bibliographie d’Elias ce qui nous a semblé le plus explicite sur la caractérisation du concept de configuration. Il est apparu important d’inclure un auteur critique sur la notion (Déchaux J.-H. 1995). Nous avons également mobilisé l’analyse de Nathalie Heinich (Heinich N. 1997), dont les précisions sur les implications théoriques et empiriques du concept de configuration sociale nous ont semblé pertinentes.

Le concept de « configuration » s’apparente aujourd’hui à celui de « réseau social », dont l’enjeu est de caractériser les dynamiques des relations sociales. C’est par leurs relations que les humains deviennent des individus dotés d’une position sociale et ce sont ces rôles et fonctions sociales qui forment des configurations, dont l’articulation révèle les éléments structurants de la société. Les relations sociales engendrent une réalité, cependant on ne peut les considérer isolément puisqu’elles perdraient instantanément leurs sens si elles se déconnectaient des autres niveaux relationnels.

À ce stade, il semble important de proposer la définition plus précise du concept « configuration sociale » formulée par Norbert Elias :

« Quatre hommes assis autour d'une table forment une configuration. Leurs actes sont interdépendants. Dans ce cas également, c'est l'emploi du subjonctif "jeu" qui fait croire que le "jeu" possède une existence propre. On peut dire : "le jeu progresse lentement". Mais, quelle que soit l'objectivité des termes utilisés, il est évident que le déroulement du jeu découle des interpénétrations des actes d'un groupe d'individus interdépendants. (…) Ce qu'il faut entendre par configuration, c'est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques (…) au centre des configurations mouvantes, autrement dit, au centre du processus de configuration, s'établit un équilibre fluctuant des tensions, un mouvement pendulaire d'équilibre des forces, qui incline tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ». (Elias N. 2003b, 157‑58)

Le jeu et les forces qui l’animent permettent d’évoquer ce qu’implique le recours au concept de « configuration » plutôt qu’à ceux de « structure » ou « d’interaction ». L’intention est bien de proposer un nouvel angle d’approche de l’objet. Avec cette notion de configuration, Elias insiste sur l’intérêt de saisir l’interpénétration dynamique du comportement dans la relation et en ce sens, les joueurs illustrent cet équilibre des tensions :

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« Le processus du jeu est précisément une configuration mouvante d’êtres humains dont les actions et les expériences s’entrecroisent sans cesse, un processus social en miniature. L’un des aspects les plus instructifs de ce schéma est qu’il est formé par les joueurs en mouvement des deux camps. On ne pourrait suivre le match si l’on concentrait son attention sur le jeu d’une équipe sans prendre en compte celui de l’autre équipe. (…). Il faut se distancier du jeu pour reconnaître que les actions de chaque équipe s’imbriquent constamment et que les deux équipes opposées forment donc une configuration unique » (Elias N. et Dunning E. 1994a, 70).

Même si certains joueurs sont exceptionnels, ou encore des personnalités politiques dotées de pouvoirs importants, ni le joueur, ni le politicien, ne peut affirmer contrôler entièrement une situation, de même qu’un camp ou une équipe n’aura jamais l’avantage définitif sur l’autre. La vie sociale doit être analysée dans une perspective dynamique qui déconstruit l’effet statique de la position, comme un mouvement qui, s’il se dirige dans le sens qu’aucun des joueurs n’a voulu, les contraint pourtant à jouer le jeu dans le respect des règles telles qu’elles sont codifiées dans le jeu. Dans d’autres configurations, elles peuvent prendre la forme de lois, de normes, mais elles peuvent aussi être intériorisées sous forme de valeurs.

L’interdépendance des uns par rapport aux autres, engage le contrôle de soi, sous peine d’être moqué, délégitimé, sanctionné. En cela, l’interdépendance induit une réciprocité qui pousse l’acteur vers l’autocontrôle et la rationalité. Elle évite que les relations au sein d’une configuration donnée soient régies par le seul effet de la domination du pouvoir ou de la violence. Il y a donc dans le degré d’interdépendance un effet de régulation individuelle et collective des relations. Cet effet n’empêche pas pour autant l’engagement, la prise d’initiative qui fait qu’une configuration ne ressemble jamais à une autre, même si dans le même temps, tout connaisseur ou amateur de politique par exemple, repérera des stratégies ou des séquences comparables voire récurrentes d’une campagne électorale à l’autre. Il y a donc dans la configuration une part de souplesse laissée aux initiatives qui fait que l’aboutissement du processus n’est jamais certain, avec dans le même temps, une forme de fixité structurelle et réglementaire.

« La dynamique de ce groupement et regroupement des joueurs lors d’un jeu est fixe à certains égards, souple et variable à d’autres. Elle est fixe, car sans un accord entre les joueurs qui adhèrent à un ensemble de règles unifié, le jeu ne serait pas un jeu, mais une "mêlée générale". Elle est souple et variable, sans quoi une partie serait en tous points identiques à une autre. Dans les deux cas, le jeu perdrait sa spécificité.» (Elias N. et Dunning E. 1994a, 264).

Dans la configuration, c’est la notion de dynamique de groupe à laquelle le sociologue doit donner un sens, en se centrant moins sur les interactions observables au sein de chaque équipe, que sur l’interdépendance entre l’ensemble des joueurs qui forme une configuration en tension. Pour Elias et Dunning, la dynamique du jeu vue dans son ensemble illustre le processus d’agrégation et de régulation sociale observables dans toute configuration sociale, dont l’étude permet de dévoiler les conflits et les coopérations, en tant que facteurs d’interdépendance inhérents à la vie sociale.

69 La dynamique du jeu est une illustration accessible de la figure globale d’une configuration sociale. Pourtant, dès lors que l’on tente de mobiliser le concept sur notre terrain d’une façon opérationnelle, on se confronte à ce que Nathalie Heinich décrit comme une difficulté à propos de la pensée de Norbert Elias, « à savoir le contraste entre la simplicité de son modèle et la

difficulté de ses applications empiriques (…) Il n'est pas difficile, en effet, de comprendre les concepts eliasiens, mais leur mise en pratique exige une radicale conversion des habitudes mentales » (Heinich N. 1997, 105).

La rareté dans sa bibliographie d’indications précises sur la manière de procéder pour investir ce qu’il nomme une « sociologie configurationnelle » (Elias N. et Dunning E. 1994a, 272), nous invite à préciser la façon dont nous pensons situer et investir ce concept de configuration. A cette fin, nous avons mobilisé un article de Déchaux (Déchaux J.-H. 1995), dans lequel il propose une comparaison de la configuration sociale, avec les concepts de « champ » et

« d’effet émergeant » issus des sociologies de Pierre Bourdieu et Raymond Boudon, auteurs

« opposés » sur l’échiquier de la discipline.

Pour commencer, en regard du concept de champ, il apparaît que le modèle du jeu permet de visualiser la réversibilité des positions avec la représentation fluctuante des tensions sociales. En revanche, il resterait un modèle flou pour caractériser les enjeux de rivalité sociale. L’effet d’interdépendance ou de concurrence sociale est, pour J.-H. Déchaux, substantialisé plus que démontré :

« En somme, tout se déroule comme si les protagonistes consentaient naturellement aux règles du jeu concurrentiel. Dès lors qu'est postulé ce « désir » de pouvoir et de domination, il n'est plus nécessaire de faire l'hypothèse, comme chez Pierre Bourdieu, d'une violence symbolique exacerbant la frustration des rivaux dominés et les forçant à s'engager dans un jeu où d'avance ils seront perdants. Bref, si ce dernier dispose avec sa trilogie des capitaux d'une théorie de l'obtention des biens rares, donc des enjeux, et avec la notion de violence symbolique d'une théorie de l'engagement dans le jeu, il n'y a pas d'équivalent dans la sociologie de Norbert Elias. Le ressort de la concurrence n'étant explicitement rapporté ni à l'obtention de richesses, qu'elles soient ou non matérielles, ni à une domination symbolique, mais à un désir de pouvoir posé comme naturel, il est bien délicat d'apprécier les atouts des différents compétiteurs. » (Déchaux J.-H. 1995, 133)

Cette sociologie illustrée dans nombre de situations sociales souffrirait selon Déchaux de la faiblesse de sa structure théorique qui ne permettrait pas de démontrer empiriquement « la

coïncidence entre structures sociales et structures mentales » (Déchaux J.-H. 1995, 306). En effet, l’interdépendance ne parvient pas entièrement selon Déchaux à décrypter empiriquement le mécanisme d’équilibre des tensions à l’œuvre dans le processus normatif.

Déchaux poursuit son analyse des failles de la notion de configuration en mobilisant cette fois

70 rationalité de l’acteur s’opposaient à la sociologie déterministe de Pierre Bourdieu33. Ce choix

de l’auteur montre explicitement que la critique formulée à l’égard du concept de configuration porte sur les modalités de démonstration, plutôt que sur la mise en cause du dépassement fondamental, chez Elias, entre sociétés et individus. En effet, d’après Nathalie Heinich (Heinich

N. 1997, 112), la sociologie d’Elias est beaucoup plus imagée et métaphorique que

conceptuelle.

En étudiant maintenant le concept de « configuration » au regard de celui « d’effet émergent », l’objectif est d’identifier les contraintes de l'interdépendance et d’en évaluer les applications à l'étude des processus historiques :

« En toute rigueur, s'il y a composition ou effet émergent, cela veut dire que le phénomène expliqué échappe à la maîtrise rationnelle des acteurs (individus ou groupes). C'est la condition de son caractère sui generis. L'action se dérobe au contrôle de l'acteur parce qu'elle dépend d'autres au même moment. Elle semble donc à priori « non logique », mais résulte en réalité d'une logique d'agrégat. » (Déchaux J.-H. 1995, 306)

Norbert Elias dans le dernier chapitre de « Qu'est-ce que la sociologie ? » (Elias N. 2003b) tient à sauver de l’héritage d’Auguste Comte la notion controversée d'évolution sociale. Nous l’avons abordé, l’usage de cette notion chez Elias est distinct des idéologies évolutionnistes, car il n’y a ni prévisibilité ni hiérarchisation de ces processus sociaux. En d’autres termes, il avance que la dynamique de l’interdépendance au sein des configurations engendre des effets émergents imprévisibles :

« Dès lors que les forces en présence ne sont pas trop inégales, le jeu prend vraiment le caractère d'un processus : aucun des joueurs n'est en mesure d'en infléchir le cours. Les coups s'interpénétrant, il prend une orientation qu'aucun des joueurs n'avait prévue. Il devient incontrôlable et génère ses propres contraintes, car son cours oriente à tout moment la tactique des joueurs. Tout en étant déclenché et perpétué par les actes de chacun, il crée donc des effets non prévus tant sur les joueurs (leurs attitudes) que sur la partie (son cours). » (Elias N. 2003b,

27).

Pour reprendre les termes de Norbert Elias, les configurations que forment les hommes deviennent « relativement autonomes » (Elias N. 2003b, 21) par rapport aux intentions et aux buts de chacun, sous l’action autorégulatrice de l’interdépendance. Ce ressort obscur de l’équilibre des tensions qui rend peu compte de la polarisation du pouvoir peut, nous dit Déchaux, être dépassé en précisant la nature des configurations étudiées par Elias :

« On peut pour simplifier les réduire à deux espèces et les qualifier du nom des ouvrages où ils se trouvent illustrés. Le jeu « Civilisation des Mœurs » est proche du modèle décrit plus haut. L’aristocratie de cour et la bourgeoisie montante sont engagées dans une compétition qui s'auto-entretient où chaque coup appelle un autre coup etc. On assiste bien à une escalade incontrôlable, à ceci près tout de même qu’il existe un leader : la société de cour. (…) Il en va

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tout autrement avec le jeu « Société de Cour ». Le monarque tient certes son pouvoir absolu de la configuration dans laquelle il est immergé (la cour), mais ce uniquement dans la mesure où il manipule les interdépendances en jouant les uns contre les autres, en équilibrant judicieusement pressions et contre-pressions. Le roi est non seulement le leader, mais l'arbitre des compétitions entre les différentes factions de la cour. Sa domination est le résultat d'une « tactique personnelle ». À l'évidence, nous sommes face à un jeu de type stratégique, bien distinct du précédent. » (Déchaux J.-H. 1995, 308)

Par conséquent, ces deux exemples soulignent deux types de configurations. Dans la première, l’équilibre des tensions et la concurrence participent de l’effet émergent, alors que dans la seconde, le monopole de la force au jeu détenu par l’un des acteurs oriente la configuration dans le sens de sa stratégie. S’il nous semble que toutes les configurations ont une part d’imprévisibilité, les caractéristiques de configurations monopolistiques sont partiellement prédictibles au moins à court terme.

Ces deux types ont le mérite de préciser les mécanismes des configurations, ce qui va dans le sens d’une plus grande opérationnalisation du concept. Si Elias n’a pas explicitement fait cette distinction, il a tout de même utilisé un vocabulaire distinct, avec par exemple « l’équilibre des

tensions » pour le procès de civilisation des mœurs, ou « d’une haute dose de calcul » (Elias

N. 2008, 122 cité par Déchaux p309) pour la curialisation à l’œuvre dans la société de cour. Néanmoins, il estime qu’une analyse sur le temps long ne permet pas de prédictibilité autre que sur les structures du changement social. En effet, il considère que l'histoire des sociétés se caractérise par des unités intégratives sans cesse élargies, parallèlement à la diversification des fonctions sociales. Les relations sociales se transformeraient dans le sens d'un « renforcement

des relations de dépendances et d'une réduction des différences de pouvoir » (Elias N. 2003b,

76‑81, cité par Déchaux p310), ceci d’une rupture historique à l’autre.

Or, pour Déchaux, la grande fragilité du processus d’homogénéisation des statuts, tant qu’il n’est pas étayé théoriquement de concepts analytiques complémentaires, est de « présupposer

ce qu’il veut démontrer » (Déchaux J.-H. 1995, 310) ce qui inévitablement enferme

l’argumentaire.

« Pour que l'évolution sociale résulte d’un effet d'égalisation non voulu, il faut que les jeux précédents aient pu engendrer un effet émergent, donc que les forces en présence aient déjà été équilibrées. On ne sort de la tautologie qu'en faisant intervenir des facteurs exogènes, comme la division du travail ou la démocratisation, qui de l'extérieur altère la structure des interdépendances. » (Déchaux J.-H. 1995, 310)

En effet, pour Elias, le remaniement structurel de l'économie psychique, dans le sens de l’autocontrôle et de la rationalité, est la conséquence de la transformation des structures sociales sous l’effet de l’interdépendance. Or si véritablement il y a coïncidence entre structures mentales et structures sociales, alors il doit être possible d’en préciser les mécanismes de façon empirique en agrégeant à la théorie de l’interdépendance des concepts démonstratifs, comme Déchaux l’évoque avec la démocratisation et la division du travail. Individualisation,

72 industrialisation, globalisation, sportivisation, participent de cette mosaïque qui permet finalement autant d’applications concrètes pour cette théorie très générale de l’interdépendance sociale ; d’où notre choix dans cette thèse de travailler sur l’écologisation des pratiques agricoles.

Avant de présenter (Chapitre 3a) la démarche empirique d’une sociologie configurationnelle, il s’agit maintenant de mettre le concept au travail en l’associant à la « Sociologie des problèmes

publics », proposée par Erik Neveu (Neveu E. 2015a), ou encore Patrick Hassenteufel

(Hassenteufel P. 2011a)

Pour décomposer les trajectoires de l’arbre dans l’évolution des schémas productifs de l’agriculture française, depuis la rupture de la politique de remembrement au retour potentiel de l’arbre en agriculture dans un processus d’écologisation, nous allons mobiliser ces deux cadres d’analyse pour comprendre l'élaboration des politiques et des pratiques agricoles. Une fois les configurations sociales de l’agriculture repérées, il sera possible avec la sociologie des problèmes publics d’analyser le jeu d’acteurs qui met en avant des arguments, ou en fait reculer d’autres.

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